Décryptage

Migrants : pour une communauté européenne

Dans son étude sur les politiques migratoires européennes, l’Institut Jacques-Delors préconise une meilleure organisation de la mobilité des arrivants, qui passe par une plus grande solidarité entre Etats membres.
par Kim Hullot-Guiot
publié le 27 novembre 2018 à 20h46

Alors que l'immigration s'annonce comme un sujet central des élections européennes, l'Institut Jacques-Delors publie ce mercredi un rapport d'orientation, que Libération s'est procuré en exclusivité. Dans la veine de celui des think tanks Terra Nova et de l'Institut Montaigne, qui listaient en octobre seize propositions pour «sauver le droit d'asile», ce rapport, rédigé par le polytechnicien Jérôme Vignon, propose dans le même temps une analyse de la situation et des pistes «pour une politique européenne de l'asile, des migrations et de la mobilité». «N'en déplaise à la rhétorique nationaliste, l'opinion publique n'est pas polarisée entre adversaires déterminés et partisans résolus de l'immigration (lire ci-contre) : elle cherche justement un chemin praticable, porteur d'avenir», écrit dans sa préface l'ancien chef du gouvernement italien, Enrico Letta, à la tête de l'Institut.

La crise migratoire est-elle terminée ?

«Avec des flux d'arrivées aux frontières de l'Union européenne aujourd'hui en net recul par rapport au pic de 2015, la crise migratoire apparaît contenue plutôt que réglée en profondeur», écrit Jérôme Vignon. Cette crise a «provoqué un ébranlement profond du rapport des forces politiques donnant aux mouvements populistes préexistants l'énergie nécessaire pour afficher sans complexe des valeurs antagonistes aux idéaux européens et se donner le beau rôle face au besoin de sécurité des peuples». Elle a aussi révélé une gestion européenne faite sans anticipation suffisante, «régie par des urgences de court terme».

Si l'on s'en tient aux perspectives des migrations internationales de l'OCDE, ce ne sont pas tant les réfugiés, de guerre ou climatiques - fuyant, au reste, très majoritairement vers des pays voisins des leurs - qui constitueront dans les années à venir l'essentiel de la migration vers l'UE, mais les personnes en quête de travail ou d'un rapprochement familial. Or, «le défi migratoire ne sera pas conjuré par une politique "zéro immigration" : tarir les voies de l'immigration légale ne peut qu'encombrer davantage les voies de l'immigration humanitaire», écrit Jérôme Vignon. Il semble donc impératif d'organiser la mobilité plutôt que de répondre par la fermeture. «Depuis le milieu des années 2000, les pays de l'Ouest ont restreint l'immigration du travail, explique à Libération Jérôme Vignon. Corrélativement, les entrées irrégulières recensées par Frontex se sont accrues, avant même la crise de l'asile. Rien n'est étanche.»

Le système commun d’asile en Europe est-il en danger ?

Créé à la fin des années 1990, le régime d'asile européen commun (Raec) a été révisé dès 2016, la crise de 2015 ayant révélé ses défaillances. Le règlement de Dublin, selon lequel un demandeur d'asile doit effectuer sa demande dans le premier pays d'entrée dans l'Union européenne, a «volé en éclat», se révélant inopérant à limiter les flux secondaires de migrants à travers l'espace Schengen. «Il demeure comme un symptôme de la gravité de la crise puisqu'à ce jour, le Conseil des ministres de l'Union européenne responsable de son évolution reste profondément divisé à son sujet», pointe le rapport. Les mécanismes de relocalisation et de répartition des demandeurs d'asile entre pays européens, rejetés par les pays dits de Visegrad (Hongrie, Pologne, République tchèque et Slovaquie), ont également des failles : «On a fait des clés de répartition en fonction de la capacité d'absorption des pays mais en oubliant que, pour que la capacité d'accueil soit réelle, il faut une adéquation entre les personnes et ceux qui les accueillent, entre ce qu'on propose aux migrants et leurs besoins», précise par téléphone Jérôme Vignon. Illustration : en Grèce, les personnes prises en charge dans les «hot spots» sont parvenues, dans deux tiers des cas, à poursuivre leur projet personnel plutôt que d'accepter une relocalisation.

Comment en assurer la bonne marche ?

Le rapport propose de réformer le règlement de Dublin en mettant «l'accent en premier chef sur le principe de solidarité entre les Etats membres» et d'accroître substantiellement le rôle du Bureau européen d'appui en matière d'asile. Selon les chiffres d'Eurostat, «les mêmes sept pays assument de l'ordre de 75 % de l'instruction et de 78 % de l'octroi des protections, des proportions qui montent à 85 %, 90 % respectivement si l'on compte les dix premiers pays responsables de l'asile dans l'UE à 27». Ce mécanisme se ferait sur la base du volontariat, afin d'éviter des blocages, notamment de la part des pays de Visegrad qui avaient carrément boycotté cet été un mini-sommet européen sur l'immigration : «Cela n'a pas de sens d'imposer de manière théorique cette répartition à tout le monde. Mais quitte à prendre 80 % des réfugiés en charge, autant bien les répartir», explique Jérôme Vignon, qui n'exclut pas une participation financière de tous, en insistant sur la dimension solidaire de ce pool européen de pays acceptant d'étudier d'autres demandes d'asiles que celles déposées directement chez eux. Enfin, le rapport suggère aussi de diversifier les voies extraterritoriales d'accès à l'asile, afin d'éviter autant que possible «aux personnes en besoin de protection humanitaire les tribulations des voyages pilotés par les passeurs».

Quelle protection des frontières extérieures européennes ?

Assurer la survie du système européen d’asile passe aussi par une meilleure maîtrise des passages aux frontières extérieures de l’Union européenne, estime le polytechnicien, rappelant que des contrôles efficaces sont aussi une garantie que les contrôles aux frontières intérieures ne soient pas rétablis. Il propose donc qu’une agence de type fédéral, qui intégrerait les moyens nationaux des douanes et des gardes-côtes, soit mise en place, avec une organisation qui pourrait s’inspirer de celle de la Banque centrale européenne.

Le développement des pays émergents contribue-t-il à limiter les flux migratoires ?

Non, au contraire. «L'accroissement des niveaux de vie dans les pays pauvres et émergents s'accompagnera d'une augmentation des taux d'émigration», souligne le rapport, qui préconise d'encourager les migrations circulaires (où la personne fait des allers-retours dans son pays). Au demeurant, le vieillissement démographique en Europe comme les améliorations de la formation professionnelle débouchent sur un besoin d'emplois peu ou moyennement qualifiés, moins pourvus par les natifs de l'UE. Commentaire de Jérôme Vignon : «L'immigration est là, et elle est là de manière durable. C'est déjà intériorisé en Europe.»

Comment accompagner l’accroissement de cette mobilité ?

Tout en rappelant que les migrations africaines se font d'abord en Afrique, le rapport propose que des délégations de l'UE se rendent dans les pays stratégiques sur le plan migratoire afin d'y lancer un programme européen d'appel à manifestation d'intérêt et constituer des gisements de travailleurs potentiels, dans des secteurs déterminés. Un peu comme dans une bourse du travail, ou une agence d'intérim. Ces émigrants pourraient être autorisés à chercher du travail pendant un court séjour. S'ils en trouvent, ils bénéficient d'un visa de travail de deux ou trois ans. «Cela permettrait de recruter pour l'Europe mais aussi localement, précise-t-il à Libé, et d'orienter ceux qui ne sont pas éligibles vers des formations.»

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