Si elle veut éviter une sortie de l'UE sans accord le 29 mars, Theresa May va devoir aller quémander un report du Brexit aux Européens, réunis en sommet les 21 et 22 mars à Bruxelles

Si elle veut éviter une sortie de l'UE sans accord le 29 mars, Theresa May va devoir aller quémander un report du Brexit aux Européens, réunis en sommet les 21 et 22 mars à Bruxelles.

afp.com/Niklas HALLE'N

Plus haletant et rythmé qu'une série Netflix : le Brexit. Après avoir refusé l'accord initialement négocié avec Bruxelles, retoqué l'idée d'un nouveau référendum et rejeté une sortie sans accord, voilà que les députés britanniques imaginent un report pour désamarrer le Royaume- Uni de l'Union européenne. Encore faut-il que les Vingt-Sept donnent leur aval à l'unanimité.

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Pour les 30 000 entreprises françaises, au bas mot, qui commercent avec le Royaume-Uni et enragent depuis deux ans et demi devant ce mauvais soap opera, c'est le grand flou. Le pays est l'un de nos partenaires majeurs, "et l'un des rares grands Etats avec lesquels nous affichons une balance commerciale - différence entre les exportations et les importations - nettement positive, de 15,5 milliards d'euros en 2018", souligne Eric Dor, directeur des études économiques à l'Iéseg School of Management. Or, les patrons français peinent à croire que ces quelques semaines de négociations supplémentaires aboutiront à un accord et se préparent, la mort dans l'âme, à un hard Brexit. Droits de douane, incertitudes sur les formalités aux frontières et attentes interminables, fin de la libre circulation des personnes..., une sortie sans accord ressemble à un véritable saut dans l'inconnu, et sans parachute.

L'accord négocié par Theresa May, la Première ministre britannique, prévoyait en effet une sorte de statu quo jusqu'en décembre 2020, un délai nécessaire pour définir de nouveaux traités commerciaux, secteur par secteur. Conscient du danger, Londres a finalement annoncé qu'une majorité des produits issus du continent ne seraient pas ou peu taxés, afin d'éviter une flambée des prix pour ses citoyens. "Une mesure provisoire, le temps de définir un régime douanier permanent, qui doit aussi, espère le gouvernement, permettre de négocier un accès privilégié au marché unique pour ses propres marchandises", pointe Elvire Fabry, chercheuse à l'institut Jacques-Delors. Côté français, on reste dans l'expectative. Tour d'horizon des secteurs les plus chahutés.

PÊCHE. Un secteur en première ligne

Brexit

"Les pêcheurs normands, bretons et ceux des Hauts-de-France pourraient voir leurs ressources divisées par deux. (Photo by MARCEL MOCHET / AFP)

© / MARCEL MOCHET / AFP

"Pour nous, c'est simple, une rupture brutale diviserait du jour au lendemain notre zone de prospection par deux", lâche Manuel Evrard, directeur de l'Organisation des pêcheurs normands, qui, comme ses collègues, se dit dépité à l'idée d'un Brexit sans accord, de plus en plus probable. Tout aussi dépendants des eaux britanniques, réputées comme étant les plus poissonneuses d'Europe, les professionnels bretons et des Hauts-de-France suivent - eux aussi les dents serrées - le mauvais feuilleton du Brexit. "Sans compter que les Belges et les Danois, qui seraient encore plus touchés que nous par un hard Brexit, se reporteraient sur nos eaux territoriales, ce qui renforcerait la concurrence et la pression sur la ressource", se lamente Manuel Evrard. Bien consciente de la tempête annoncée, la Commission européenne a proposé, en cas de no deal, de permettre aux armateurs impactés de bénéficier des aides du Fonds européen pour les affaires maritimes et la pêche (FEAMP), destinées normalement à financer la transition vers une pêche durable. L'idée ? Indemniser un certain nombre de jours d'arrêt pour limiter les pertes.

"Mais ce dispositif fragiliserait toute la filière. Car les criées, les chambres froides et les usines de transformation seront aussi touchées. Dotés d'un vrai savoir-faire, des gens comme les fileteurs (qui lèvent les filets des poissons) finiront par aller voir ailleurs en cas de chômage technique", poursuit le Normand. Se posera également le problème de la gestion de la ressource : "Les poissons n'ont pas voté pour le Brexit, ils continueront de nager entre les eaux britanniques et les eaux européennes. Notre crainte, c'est que les Anglais se mettent à surexploiter leur zone en accordant des licences, par exemple à la Chine ou à la Russie, quitte à épuiser les stocks", pointe Hubert Carré, le directeur général du Comité national des pêches. Ce qui pourrait déclencher de nouvelles batailles navales grandeur nature, comme celle qui, en 2018, avait affecté le marché de la coquille Saint- Jacques, également pour une question de préservation de la ressource - les Français accusant déjà leurs collègues anglais de surpêche.

TRANSPORTS. Gare aux frontières saturées

Brexit

Sur l'A16, le 14 mars,la grève des douaniers à Calais immobilise les poids lourds en longues files d'attente (Photo by Denis Charlet / AFP)

© / Denis Charlet / AFP

Le hard Brexit? David Sagnard, président du groupe de transports Carpentier, en a eu un avant-goût avec la grève du zèle des douaniers français, début mars. "Une situation cataclysmique. En une seule journée, j'ai perdu 8000 euros de chiffre d'affaires à cause du temps passé dans les files d'attente!" peste-t-il. Basée à Calais, sa PME d'une centaine de salariés s'est notamment spécialisée dans le trafic transmanche, qui représente 30 % de son activité. Ses camions rouge et jaune effectuent 5000 traversées par an, chargés du sucre des raffineries nordistes destiné aux usines de sodas côté britannique, ou de pneumatiques pour les fabricants de tracteurs.

A partir du 29 mars, ce sera potentiellement le saut dans l'inconnu. Côté français, le port de Calais est en train de bâtir à toute vitesse de vastes zones de contrôle pour que les échanges ne pâtissent pas trop de la nouvelle paperasserie douanière. Si les gabelous exigent plus de moyens pour faire face à un Brexit sans accord, leur direction assure qu'elle a déjà pensé à tout. "J'espère qu'ils seront prêts le jour J. Maintenant, il faudra encore que mes clients aient réussi à se faire délivrer un document douanier valide pour que leurs produits puissent franchir la frontière", s'inquiète tout de même le dirigeant. Reste que, pour lui, c'est surtout les Anglais qui devraient s'inquiéter si les retards devenaient trop importants, car ils font venir du continent énormément de produits de grande consommation. "Le Royaume- Uni importe 80 % de son papier toilette. Il faudra bien qu'il nous facilite les choses..."

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AGROALIMENTAIRE. Au bord de l'ébullition

Grands consommateurs de fromages français - ils en importent chaque année 89 000 tonnes -, les Britanniques pourraient devoir renoncer à leur péché mignon à cause de la flambée des prix. La raison ? Pour commencer, le coût du transport devrait augmenter significativement. Alors que l'industrie agroalimentaire fonctionnait jusque-là en flux tendu, elle pourrait avoir à faire face à des heures - si ce n'est des jours - d'attente pour que ses articles puissent passer la frontière. Autant de temps facturé par les transporteurs. Au point que Coop de France, qui représente la majorité des coopératives agricoles, a conseillé à ses adhérents d'acheter des entrepôts côté anglais. Un investissement qui aura forcément un impact sur les prix. "La dépréciation de la livre par rapport à l'euro nous a déjà fait perdre en rentabilité. Pour le moment, nous rognons sur nos marges, car les distributeurs nous mettent sous pression", raconte Damien Lacombe, président de Sodiaal, première coopérative laitière française, à la tête de marques comme Candia, Entremont ou Régilait. Mais toutes les entreprises n'ont pas les reins aussi solides que Sodiaal. Et le pire reste peut-être à venir. "Les Britanniques auraient tendance à niveler par le bas leurs règles sanitaires quand l'UE maintiendrait des normes exigeantes, ce qui créerait de fait une distorsion de la concurrence en notre défaveur", poursuit le patron de Sodiaal. Un laxisme qui pourrait par ailleurs ouvrir le marché anglais aux producteurs laitiers américains, qui ont déjà appelé leur gouvernement à négocier un accord de libre-échange avec le Royaume-Uni. Cheddar or Philadelphia ?

INDUSTRIE PHARMACEUTIQUE. Prête au pire

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Sans accord,l'approvisionnement en médicaments deviendra périlleux des deux côtés de la Manche (Photo by GERARD JULIEN / AFP)

© / GERARD JULIEN / AFP

Espérer le meilleur et se préparer au pire. "Après le vote du leave, en juin 2016, nous avons calé notre stratégie sur un scénario catastrophe, celui d'un Brexit sans accord, pour éviter toute rupture d'approvisionnement à nos patients des deux côtés de la Manche", raconte Hugo Fry, directeur général de Sanofi Grande-Bretagne et Irlande. Plus les semaines passent, et plus le groupe français peut - malheureusement - s'en féliciter. Concrètement, le n° 3 mondial de la santé a commencé par rapatrier ses départements contrôle qualité et autorisation de mise sur le marché, jusque-là basés en Grande-Bretagne, vers la France et l'Irlande. Pour commercer dans l'Union européenne, les titulaires de ces indispensables laissez-passer doivent en effet être basés à l'intérieur des frontières du marché unique. "Nous avons surmonté toutes les difficultés pour transférer nos activités.

Aujourd'hui, nous sommes prêts", se félicite Hugo Fry. "L'Agence européenne du médicament, qui vient de déménager à Amsterdam, était établie à Londres, toutes les entreprises du secteur y avaient donc installé leurs organes de contrôle", précise Philippe Lamoureux, le directeur général du LEEM (Les entreprises du médicament). Pour éviter des ruptures, Sanofi a augmenté son stock de produits de 60 % côté anglais. Le temps, espère-t-on côté français, que Londres précise les nouvelles modalités de mise sur le marché. Mais ce qui a déjà le plus impacté les comptes de Sanofi, c'est la dépréciation de la livre. "Les prix des vaccins et des médicaments remboursés sont fixés par l'Etat, plus la livre baisse et plus nous perdons d'argent", pointe le dirigeant de Sanofi. En deux ans, la monnaie anglaise a déjà été dévaluée de 15 % par rapport à l'euro.

CORDAGE. Sur le fil

Brexit

Cordage Bé?al ? Vienne dans l'Is?ère.

© / SDP

Il a frôlé la catastrophe. Et si l'étau se desserre un peu, Frédéric Béal, directeur général du fabricant de cordes d'escalade et de sécurité Béal, implanté à Vienne (Isère), n'est pas sorti de la situation délicate dans laquelle le Brexit l'a plongé. Leader mondial du marché avec une production de 15 millions de mètres de cordes par an, il se retrouve aujourd'hui dans un cas de figure ubuesque. Comme ces équipements de haute technologie sont classés en catégorie 3 (comme les gilets pare-balles), Béal doit les faire certifier par un organisme situé sur le territoire de l'Union européenne. Jusqu'ici, c'était le cas : SGS UK, basé en Grande- Bretagne, appose depuis des années sur les produits testés la norme CE, suivie d'un numéro de notification unique, le "0120", permettant leur commercialisation. Or, en cas de hard Brexit, l'autorisation émanant d'un pays installé en dehors de l'Europe ne sera plus valable. Pire, même si SGS se délocalise en Finlande (dans l'UE) comme prévu, il devra changer de numéro de notification. Et le stock de "0120", d'une valeur de 4 millions d'euros, deviendra invendable.

Le 1er février 2019, un miracle est arrivé : un document émanant de l'Union européenne stipule dorénavant que ce n'est plus la date de la première mise sur le marché qui compte, mais celle de la fabrication. De quoi sauver la marchandise déjà sortie d'usine. Un léger répit pour Béal.

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