L’Europe sociale existe et Pascal Wespiser, patron de Gezim, une entreprise d’intérim basée en Alsace, peut en témoigner. Chaque jour, par l’entremise de sa société, quelques centaines de travailleurs français passent la frontière avec l’Allemagne, dont plus de la moitié sous statut de travailleurs dits détachés, en application d’une directive européenne instaurée en 1996.

« En pratique, le salarié reste rattaché à une structure française, en l’occurrence Gezim, qui le déclare. Il continue donc de bénéficier pendant sa mission de la Sécurité sociale. Mais le principal avantage est de profiter du dynamisme des PME d’outre-Rhin qui peinent à trouver de la main-d’œuvre », explique Pascal Wespiser.

Conçu à l’origine comme un instrument de protection, ce régime du détachement est accusé depuis quelques années d’organiser la concurrence entre travailleurs européens, en particulier avec ceux des pays de l’Est, moins payés et moins protégés. Ce qui a d’ailleurs conduit l’Union à réviser la directive, en 2018, pour en durcir les conditions. Sans éteindre la polémique.

L’Union, un modèle unique et enviable

« Des fraudes et des abus, il y en a, convient Pascal Wespiser. Pourtant, ce dispositif illustre bien le projet européen : faciliter la circulation des travailleurs, tout en garantissant une rémunération et des conditions de travail équitables. »

Union européenne, remettre le social au cœur du projet

L’Europe sociale, une coquille vide ? La question fait bondir l’Italien Luca Jahier, président du Comité économique et social européen (CESE), une assemblée consultative réunissant employeurs, travailleurs et autres groupes d’intérêt, qui rend des avis sur les propositions législatives.

« Si l’Europe sociale n’existait pas, les citoyens n’auraient pas la moitié des droits et protections qui font de l’Union un modèle unique et enviable », souligne cet ancien élève des jésuites nourri au catholicisme social. C’est sans doute moins sensible pour un Français qui bénéficie d’un système national très élaboré, mais pour les citoyens du Sud et de l’Est, l’Europe incarne un vrai progrès. « Le traité d’adhésion de la Croatie, en 2003, comporte ainsi pas moins de 37 pages pour organiser la convergence sociale du pays », précise Luca Jahier.

Contrairement à une idée reçue, cette dimension sociale est présente dès l’acte de naissance du projet européen avec la signature, en 1957, du traité de Rome. « Plusieurs articles font référence aux valeurs et aux principes qui fondent la Communauté. Cela tient en un concept : l’économie sociale de marché », analyse un haut fonctionnaire de la Commission. La formule reprend l’inspiration chrétienne des pères fondateurs pour qui le développement économique ne peut se faire au détriment du progrès social.

Reste que la Communauté puis l’Union vont surtout se bâtir, dans une logique libérale, autour de l’organisation du marché. « L’idée dominante est que les gains de croissance permettront à chaque État de développer son modèle social, explique Sofia Fernandes, chercheuse à Notre Europe - Institut Jacques-Delors. Cela a plutôt bien fonctionné durant les Trente Glorieuses, jusqu’à ce que la crise pétrolière des années 1970, puis l’élargissement à la Grèce, à l’Espagne et au Portugal montrent la limite du système. »

L’« âge d’or » de l’Europe sociale

C’est sous l’impulsion du Français Jacques Delors, président de la Commission de 1985 à 1995, que la question sociale revient sur le devant de la scène. « On comprend qu’une Europe entièrement fondée sur l’économie ne correspond pas à l’aspiration des citoyens. Mais aussi, de manière plus pragmatique, que pour faire fonctionner correctement le marché unique, il faut renforcer la cohésion sociale entre États et le rôle des partenaires sociaux », poursuit-elle.

Durant cet « âge d’or » de l’Europe sociale, plus de 200 textes normatifs – traités, chartes, directives – dotent l’Union de règles communes sur des sujets aussi essentiels que le temps de travail ou la sécurité et la santé au travail. C’est ainsi, par exemple, que dans toute l’Europe, la durée maximale hebdomadaire est fixée à 48 heures. En Corée du Sud, elle est de 52 heures, tandis qu’aux États-Unis aucune loi ne pose de limite.

Sans remettre en cause ces acquis, la crise de 2008 conduit à mettre en sommeil l’agenda social pour se concentrer sur les difficultés du moment : la maîtrise des déficits, les défis de l’élargissement à 28, la crise migratoire.

Un socle européen des droits sociaux

Il faut attendre 2014 et l’arrivée à la tête de la Commission du Luxembourgeois Jean-Claude Juncker pour que l’Europe affiche de nouveau une ambition sociale. Les promesses ont-elles été tenues ? Le bilan est contrasté.

Parmi les initiatives qui ont abouti, on peut citer la directive sur l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée, qui réglemente le congé parental et introduit dans le droit européen le congé paternité et le congé pour les aidants, la loi sur l’accessibilité pour les personnes handicapées ou les seniors, ou encore la création d’une Autorité européenne du travail pour mieux coordonner les interventions des inspections du travail nationales.

Autre avancée notable : la proclamation, en novembre 2017, au sommet de Göteborg, du « socle européen des droits sociaux » déclinant les 20 principes d’une Union qui défend l’égalité des chances et la lutte contre les discriminations, garantit des conditions de travail équitables et promeut la justice et la protection sociales. « Mais il s’agit d’un texte non contraignant, les politiques d’emploi et de protection sociale restant essentiellement du domaine des compétences nationales », nuance Sofia Fernandes.

Union européenne, remettre le social au cœur du projet

Or, en ce domaine, les pays membres sont loin de partager la même vision. « Ceux du Nord défendent un modèle de régulation par le dialogue social. Certains à l’Ouest et au Sud prônent, comme la France, l’harmonisation des normes, quand d’autres sont plus réticents, comme l’Allemagne. Il y a enfin ceux de l’Est, pour qui l’absence de règles communes reste un avantage compétitif », explique Nicolas Bourgeois, directeur associé du cabinet Identité RH et enseignant à l’ENA.

Redéfinir un pacte social

Difficile, dans ces conditions, de trouver un consensus sur certains dossiers. Ainsi, la modification de la directive sur la coordination des systèmes de sécurité sociale est toujours en suspens. Sans parler de l’impossibilité, en l’état actuel des traités, d’instaurer un revenu minimum et un smic européens.

« Remettre le social au cœur du projet européen est pourtant une urgence, plaide Sofia Fernandes. Dans une Europe très hétérogène, réduire les inégalités entre pays et augmenter la performance sociale n’est pas seulement bon pour la croissance. C’est aussi le meilleur moyen de répondre à la montée des populismes et de l’euroscepticisme. »

Le chantier qui s’ouvre est immense et complexe. « D’autant que la révolution numérique qui bouleverse le monde du travail va mettre un peu plus sous tension le système de l’État providence. Il faut donc redéfinir le pacte social. L’Europe ne réglera pas tout, mais elle peut servir de guide et de soutien pour inventer un nouveau modèle », estime Luca Jahier.

« Redire pourquoi nous sommes ensemble, remettre les gens au cœur du projet, montrer que l’Europe protège et, pourquoi pas, fait rêver, seront les priorités de demain », promet-on à Bruxelles. Une manière de reconnaître que l’Union sociale n’est plus une option mais la condition de la poursuite du projet.

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Paroles

« Une Europe plus sociale est la condition de survie du projet européen »

Pervenche Berès, eurodéputée française (Alliance progressiste des socialistes et démocrates)

« En 2014, le président de la Commission Jean-Claude Juncker avait promis d’atteindre “un triple A social” au cours de son mandat. Mais ce coup politique n’a pas connu de suites très concrètes. L’initiative la plus marquante reste l’adoption, en 2017, d’un “socle européen des droits sociaux”, un texte qui énonce des principes sans valeur contraignante.

On peut citer aussi la création d’une Autorité européenne du travail ou l’adoption d’une directive sur les troubles musculo-squelettiques, qui sont des progrès pour la protection des droits et de la santé des travailleurs.

L’Union européenne dispose d’un arsenal législatif et de fonds dédiés qui ont un réel impact social. Mais elle doit aller plus loin. L’instauration d’un salaire minimum est un enjeu emblématique. Cela montrerait que l’Europe s’occupe concrètement des gens.

Nombre de citoyens bousculés par la mondialisation ont le sentiment que l’Europe est responsable. Alors qu’elle peut être leur meilleure arme. Voilà pourquoi une Europe plus sociale est si importante. C’est même la condition de survie du projet européen. »

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Repères

Pour aller plus loin

• Des livres

L’Europe sociale. Acteurs, politiques, débats, par Amandine Crespy, Éd. de l’université de Bruxelles, 2019, 312 p., 11 €.

Un retour des nations en Europe ? Réflexions sur la crise politique de l’Union européenne, ouvrage collectif, La Documentation française, 2018, 234 p., 14 €.

La Longue Marche vers l’Europe sociale, par Jean-Claude Barbier, PUF, coll. « Le Lien social », 2008, 296 p., 26,50 €.

• Des sites

Le Parlement européen propose une série de fiches thématiques sur « La politique sociale et en matière d’emploi ». À lire également, la « Charte des droits fondamentaux », adoptée en 2000 et qui précise l’ensemble des droits civiques et sociaux des citoyens européens : europarl.europa.eu

Le « socle européen des droits sociaux ». Adopté en 2017, ce texte décline 20 principes sur l’égalité des chances, l’accès au marché du travail, les conditions de travail équitables et les protections sociales : ec.europa.eu

• Des articles

Les notes d’analyse « Travail et affaires sociales » du think tank Notre Europe – Institut Jacques-Delors : institutdelors.eu

« Le modèle social européen a-t-il résisté à la montée des inégalités ? Inégalités et redistribution en Europe, 1980-2017 », Laboratoire sur les inégalités mondiales, mars 2019 : wid.world