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Sanctions américaines : «L’Europe doit affirmer sa souveraineté»

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- - Donald Miralle / Getty Images North America / AFP

Dans un article publié sur le site de l'institut Jacques Delors, Marie-Hélène Bérard et 4 autres auteurs avancent des solutions européennes pour contrer l’exterritorialité des sanctions américaines.

Depuis le 4 novembre, l’embargo décidé par les Etats-Unis vis-à-vis de l’Iran est pleinement opérationnel. En conséquence, Washington sanctionne toutes les entreprises, y compris étrangères, qui travaillent avec Téhéran, selon le principe d’extraterritorialité. La banquière Marie-Hélène Bérard a coécrit un article sur les réponses possibles de l’Union européenne.

En quoi consiste le principe d’extraterritorialité, pratiqué les Etats-Unis mais encore peu usité par les Européens ?

Marie-Hélène Bérard : L’extraterritorialité, c'est l'arme que se donnent certains Etats de décider seuls pour le reste du monde. De manière unilatérale, un Etat décide de faire appliquer sa propre loi, dans un territoire autre que le sien, pour des actions commises hors de son territoire, par des entités ou des personnes relevant d'autres pays. Ce n'est pas un principe. C'est une utilisation par un État de sa propre puissance, contraire au droit international. C’est le cas des États-Unis vis-à-vis de l’Iran : les États-Unis se sont retirés de l'accord nucléaire qu'ils avaient signé avec l'Iran, aux côtés des Européens. Les Américains ont alors décidé un embargo contre Téhéran. Toutes les entreprises et les individus qui commerceront désormais avec l'Iran, ou auront des relations financières avec ce pays, seront soumis à des sanctions décidées par les seuls Américains. Le plein effet de cette décision est fixé au dimanche 4 novembre.

Face à ces pratiques, le rapport de force est-il inévitable entre l’Europe et les Etats-Unis ?

Il devrait l'être, si l'Union Européenne décide enfin d'affirmer sa souveraineté. C'est ce que nous avons exprimé dans un papier publié sur le site de l'institut Jacques Delors, et dont les auteurs sont Pascal Lamy, président émérite de cet institut, Louis Schweitzer, président d'honneur de Renault, Pierre Vimont, senior fellow Carnegie Europe, Farid Fatah, doctorant en droit et moi-même.

Quelles formes pourraient prendre une extraterritorialité européenne ?

 À ce jour, l'Europe ne pratique pas l'extraterritorialité, même si la question reste débattue entre les experts. L'Europe ne va au-delà de ses frontières territoriales que lorsqu'il existe un lien de rattachement à son territoire ou à sa population. L'Europe a jusqu'à présent refusé l'extraterritorialité, au nom du respect de la souveraineté des Etats, c'est-à-dire au nom du multilatéralisme. Mais, à partir du moment où les États-Unis imposent leurs lois au reste du monde (il y a eu le précédent de Cuba en 1996 et l'Europe a assez bien réagi), il est urgent de prendre des mesures de réciprocité, voire de rétorsion, d'une part pour protéger les intérêts européens, d'autre part pour laisser à l'Europe la capacité de décider seule de ce qui la concerne.

Dans le papier que nous avons publié, nous détaillons 4 domaines où nous pourrions, en toute légitimité, pratiquer une extraterritorialité européenne : le respect de l'environnement, la lutte contre la corruption, la lutte contre l'évasion fiscale, la protection des données personnelles. Et la liste n'est pas exhaustive.

Je dis légitimité parce que l'extraterritorialité européenne serait appliquée à des faits précis et prévisibles, dépassant les frontières par nature, définis par des directives et règlements ne laissant pas de place à l'interprétation. Au contraire des États-Unis qui pratiquent l'extraterritorialité au nom de leur sécurité nationale, notion fluctuante, subjective et réversible. Elle leur permet de virer de bord à tout moment. L'Europe, elle, resterait dans un cadre juridique stable.

L’extraterritorialité n’est-elle pas une forme d’atteinte à la libre concurrence ? Ne peut-on pas la contester devant l’OMC ?

Je dirais presque au contraire. Car lorsque l'on place toutes les entreprises dans la même situation en appliquant l'extraterritorialité, on ne contrevient pas à la libre concurrence... En revanche, on contrevient aux règles de l'OMC, en ce que l'on ne respecte pas les traités commerciaux conclus et que l'on rompt le libre-échange. Il est possible d'envisager des actions devant l'OMC, l'Europe l'a fait en 1996. Mais l'état actuel de l'OMC et les divergences qui s’y expriment du fait notamment des États-Unis laissent peu d'espoir d'une conclusion positive rapide.

Compte tenu des difficultés d’entente au sein de l’Europe, quels sont les autres leviers possibles pour répondre aux actions juridiques américaines sans mettre en place une extraterritorialité ?

Si l'Europe ne franchit pas le Rubicon de l'extraterritorialité, il lui reste la possibilité de renforcer des dispositifs existants : nous avons pensé, par exemple, conditionner l'activité en Europe des banques étrangères à un nouvel agrément, qui serait refusé aux banques d'un État tiers qui impose des dispositions extraterritoriales aux entreprises/ banques de l'Union Européenne. L'Europe réfléchit aussi à un véhicule spécial européen apportant les ressources nécessaires pour financer, mutualiser, garantir les exportations, importations, investissements à destination de l'Iran.

Le droit de la concurrence européen, souvent plus strict que celui des États-Unis, devrait conduire à appliquer aux entreprises étrangères, parmi lesquelles les entreprises américaines, ayant un lien de rattachement avec le territoire européen, le même degré d'exigence qu'aux entreprises européennes. L'Europe pourrait aussi créer rapidement un mécanisme de règlements et transferts financiers en euros propre à l'Europe, permettant d'éviter les blocages américains du système SWIFT.

Il y a beaucoup d'autres exemples, et certains dispositifs peuvent être mis en place avec les seuls Etats volontaires. C'est bien sûr beaucoup moins bien qu'un accord des 27 membres de l'Union. Mais c'est beaucoup mieux que rien.

Il reste que l'extraterritorialité américaine doit beaucoup à la supériorité du dollar. Il faut que l'Union Européenne fasse de l'euro une monnaie internationale, à la fois monnaie de réserve et monnaie de facturation des échanges.