LE PARISIEN MAGAZINE. Faut-il sauver la peau de l’euro ?

Quand un Américain, prix Nobel d’économie et eurocritique, rencontre l’un des pères de la monnaie unique, le débat atteint des sommets ! Rencontre entre Joseph Stiglitz et Pascal Lamy.

Joseph Stiglitz et Pascal Lamy
Joseph Stiglitz et Pascal Lamy Ed Alcock

    Les deux hommes s'apprécient et ne sont pas d'accord. L'Américain Joseph Stiglitz, prix Nobel d'économie en 2001, nous a reçus dans un hôtel parisien pour détailler sa critique de l'euro, qu'il développe dans un livre, L'Euro, comment la monnaie unique menace l'avenir de l'Europe (éditions Les liens qui libèrent). Pour lui répondre, son ami Pascal Lamy était le mieux placé. En 1989, alors directeur de cabinet du président de la Commission européenne Jacques Delors, il a participé au rapport qui a jeté les bases de l'union monétaire. Aujourd'hui président émérite de l'Institut Jacques-Delors, laboratoire d'idées consacré à l'Europe, il défend la devise qu'il a contribué à créer.

    Quel bilan de l'euro dressez-vous ?
    Joseph Stiglitz L'Europe stagne, beaucoup de pays connaissent une crise pire que celle de 1929. Quelque chose cloche. Avant l'arrivée de l'euro, en 1999, certains Etats aujourd'hui en difficulté avaient une croissance supérieure à la moyenne de l'Union (l'Espagne, par exemple, NDLR). Leurs salariés ne sont pas soudainement devenus improductifs, ils n'ont pas perdu leur créativité. Alors quel est le problème ? L'euro. L'Europe n'a jamais connu de période de chômage aussi élevé. L'euro a accentué les écarts de performances entre les Etats membres (notamment entre l'Allemagne et les pays du Sud, NDLR) : les pays riches sont devenus encore plus riches, les pauvres, encore plus pauvres.
    Pascal Lamy Dans les années qui ont précédé la mise en place de l'euro, mais où celle-ci était déjà décidée, la monnaie unique a été un énorme facteur de convergence (de rapprochement des économies nationales, NDLR). Cela a créé de l'emploi, facilité la libre circulation des personnes, des capitaux et des marchandises. Et on s'est débarrassé de la menace des dévaluations compétitives (dépréciation d'une devise pour relancer les exportations, NDLR). Mais il est vrai que dans la période qui a suivi, même avant la crise de 2008, l'euro s'est accompagné de divergences. Mais elles se seraient sans doute aussi produites sans l'euro.

    L'euro a-t-il été mal conçu ?
    J. S. Quand vous créez une monnaie unique, vous retirez aux Etats deux instruments d'ajustement : les taux d'intérêt et le taux de change gérés au niveau européen par la Banque centrale européenne, la BCE. Il aurait fallu compenser cela (par exemple par des aides des pays riches aux pays pauvres, NDLR), mais ça n'a pas été fait. Pire, on a ôté aux pays membres leur marge de manœuvre budgétaire et fiscale, en leur interdisant d'avoir un déficit de plus de 3 %. Un chiffre sorti de nulle part, sans rationalité économique. Autre erreur : le mandat de la BCE se limite à la lutte contre l'inflation, et ne concerne ni la croissance ni l'emploi, contrairement à la Fed, la banque centrale américaine.
    P. L. Certains défauts de construction ont été révélés par la crise. Quand l'euro a été conçu, Jacques Delors avait fait des propositions pour faire vivre la monnaie unique. Mais les gouvernements n'ont gardé que ce qui les arrangeait le plus : la partie monétaire, plus facile à faire passer politiquement. Sur le plan économique, mettre en commun de la souveraineté, c'était beaucoup plus difficile. Les Allemands ne voulaient pas avoir à payer pour les bêtises des autres. On a donc fait une union très monétaire, et pas très économique. Quand on a une grosse jambe et une petite jambe, on peut marcher. On boite, mais ça va. Mais quand on se met à courir, comme il a fallu le faire pendant la crise, on risque de se casser la figure. Contrairement à ce que pense Joseph Stiglitz, la règle des 3 % de déficit maximum n'a pas été décidée au hasard : elle correspond à une dette de 60 % du produit national brut, avec des taux d'intérêt de 5 % (ceux du début des années 1990). Soit un budget à l'équilibre hors paiement de la dette.

    La crise grecque a-t-elle été mal gérée ?
    J. S. Les mesures d'austérité imposées à la Grèce étaient très mauvaises. La « troïka » (Commission européenne, BCE et Fonds monétaire international ou FMI, NDLR) pensait que l'austérité permettrait une reprise rapide. Son analyse était fausse, irréaliste. Même le FMI a reconnu s'être trompé. Il aurait plutôt fallu stimuler la croissance.
    P. L. La crise a certes été mal gérée, mais je suis en désaccord avec Joseph Stiglitz. Ce n'est un secret pour personne que la Grèce avait bidouillé ses comptes pendant longtemps. On peut reprocher aux institutions européennes de l'avoir négligé et d'avoir laissé la Grèce accumuler des déficits. Mais si les règles avaient été respectées, la Grèce n'aurait pas dévié ainsi. Le niveau de vie grec, grâce aux subventions communautaires, était au-dessus de la productivité de son économie. Il a fallu revenir dans les clous, ce qui, inévitablement, a été pénible. Il est vrai toutefois que les dispositifs de gestion de crise, conçus dans l'urgence, n'étaient pas suffisants. Cela a aggravé les choses.

    Faut-il renforcer l'euro ?
    J. S. Si l'on veut sauver l'euro, il faut une vraie union bancaire comprenant une garantie totale des dépôts des épargnants pour que les capitaux ne fuient pas des pays faibles vers les forts. Il faut un système d'eurobonds (obligations européennes, NDLR), par lequel la zone euro emprunterait collectivement. Les pays en difficulté se financeraient ainsi à des taux raisonnables. Il faut aussi un fonds européen pour la stabilisation, afin de partager le financement du chômage d'un pays fragilisé par une crise. La BCE devrait ne plus seulement lutter contre l'inflation, mais aussi promouvoir l'emploi et la croissance. Enfin, il faudrait augmenter les prix (et les salaires, NDLR) en Allemagne (pour la rendre moins compétitive, NDLR). Economiquement, tout cela n'est pas très difficile. Mais les Allemands l'accepteront-ils ?
    P. L. Il faut renforcer l'euro. Certains des éléments énoncés par Joseph Stiglitz sont déjà sur la table. L'union bancaire est très avancée. La question du mandat de la BCE est symbolique, car dans les faits, elle s'occupe déjà du niveau de l'emploi en Europe. Quant aux mécanismes de solidarité, certes il en faut davantage, mais il y a déjà un budget communautaire de 140 milliards d'euros aujourd'hui, ce qui n'est pas rien. Dans un rapport qui vient de paraître*, nous proposons de créer, en plus, un fonds monétaire européen (équivalent du FMI pour la zone euro, qui prêterait aux pays en difficulté, NDLR).

    Doit-on renoncer à la monnaie unique ?
    J. S. La solution la moins douloureuse serait que l'Allemagne quitte l'union monétaire, ce qui ferait baisser l'euro et repartir la croissance chez les autres Etats membres. Côté germanique, le Deutsche Mark ainsi rétabli grimperait, ce qui faciliterait le paiement de la dette. Cela permettrait aussi de réduire l'excédent commercial allemand et pousserait l'Allemagne à chercher un autre modèle de croissance. Cela prouverait à quel point elle a été la grande bénéficiaire de l'euro, aux dépens du reste de l'Europe. Malheureusement, le scénario le plus probable est la continuation du modèle existant : le « bateau au bord du gouffre ».
    P. L. Retourner aux monnaies nationales ? Bonjour les dégâts ! Du jour au lendemain, les Français seraient plus pauvres et les Allemands plus riches. Cela freinerait les échanges, le grand marché européen serait cassé par les fluctuations des monnaies. Ce serait une régression qui mettrait en danger la compétitivité de l'économie européenne. Certes, le bébé euro a des défauts, mais il ne faut pas pour autant le jeter avec l'eau du bain. Si l'Europe est sur un sentier de croissance de 1,5 %, alors que les Américains atteignent les 3 %, ce n'est pas à cause de l'euro. C'est à cause de notre démographie, de notre insuffisance d'investissements, et de notre retard technologique… les géants Google, Apple, Facebook, Amazon ne sont pas européens ! »

    * Réparer et préparer, la croissance et l'euro après le Brexit, de l'Institut Jacques-Delors et de la fondation Bertelsmann.

    > L'Euro : comment la monnaie unique menace l'avenir de l'Europe, de Joseph E. Stiglitz, Editions Les liens qui libèrent, 462 p., 24 €.