Les tensions entre Paris et Rome restent vives, deux jours après le rappel de l'ambassadeur français pour "consultation". L'Hexagone a tapé du poing sur la table jeudi après une série d'"attaques sans fondement" et "sans précédent", a annoncé le ministère des Affaires étrangères. La provocation qui a mis le feu aux poudres : la visite de Luigi Di Maio, vice-Premier italien et leader du Mouvement 5 étoiles (antisystème), aux gilets jaunes sur le sol français.

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Pour Enrico Letta, président du Conseil des ministres d'Italie entre 2013 et 2014, cette crise sert en réalité de "diversion" au gouvernement transalpin, pour masquer son bilan mitigé sur le plan intérieur. Décryptage.

L'EXPRESS : Comment expliquer la crise actuelle entre la France et l'Italie ?

Enrico Letta : Il s'agit de la crise la plus grave qu'il y ait jamais eue entre nos deux pays depuis la Seconde Guerre mondiale, une crise d'une gravité exceptionnelle. Il faut absolument s'engager pour que ça ne s'envenime pas davantage.

Les attaques de notre gouvernement contre la France servent des enjeux de politique intérieure en Italie. Il s'agit d'un choix délibéré de la part des partis populistes au pouvoir qui, depuis qu'ils existent, ont toujours cherché un ennemi. Jusqu'à présent, ils avaient des cibles en Italie, mais les choses ont changé.

Maintenant que les partis populistes ont réussi à détruire tous leurs adversaires au niveau national, ils passent au niveau supérieur, c'est-à-dire à l'échelon européen. Mais il ne faut pas se tromper, il s'agit d'une opération de politique intérieure qui vise à masquer les échecs du gouvernement populiste à l'échelle nationale. Le gouvernement a délibérément choisi un ennemi extérieur pour servir de bouc émissaire, puisqu'il n'y en a plus en Italie maintenant qu'ils sont au pouvoir.

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En s'en prenant régulièrement à la France, les dirigeants italiens font en fait diversion ?

C'est une diversion et cela fait partie de leur ADN. La stratégie de ces partis populistes repose sur l'identification d'un ennemi. Dans le passé, l'ennemi c'était nous, les hommes politiques issus des partis traditionnels.

Aujourd'hui, cette politique offensive s'exporte vers l'étranger. Donc Jean-Claude Juncker est présenté comme le président d'une Union européenne coupable de tous les maux. Emmanuel Macron est dépeint comme un président banquier et un Français arrogant. Quant à Angela Merkel, elle représenterait une Allemagne qui a toujours été opposée à l'Italie, etc.

C'est leur discours narratif et il a fonctionné jusqu'à maintenant. Cette méthode est d'ailleurs comparable à celle employée par Donald Trump. Lorsque le président américain a des problèmes de politique intérieure, il s'en prend au Mexique, ou à la Chine. L'Italie applique la même doctrine actuellement.

Dans ce contexte, Emmanuel Macron fait donc figure de meilleur ennemi ?

Emmanuel Macron est un ennemi naturel pour le gouvernement italien. Il incarne une forme de cosmopolitisme, et il est issu de la finance, ce qui est honni par ces partis, notamment le Mouvement cinq étoiles (M5S). Après s'en être pris à Jean-Claude Juncker ou la chancelière allemande Angela Merkel, ils s'en prennent à Emmanuel Macron. Ça fait partie de la même construction narrative.

Je pense cependant qu'on commence à atteindre une certaine limite. Si le gouvernement italien en est réduit à ce type de manoeuvres, c'est parce que la situation interne commence vraiment à se dégrader. Depuis la fin de l'année 2018, notre pays est entré en récession et nous sommes le seul pays de la zone euro dans cette situation.

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La réponse de la France vous a-t-elle semblé proportionnée ?

Cela faisait plusieurs semaines que je m'attendais à une sanction de ce type. Pendant les mois précédents, j'ai vu les tentatives de la part des autorités françaises de trouver des solutions. Mais face à l'absence de résultats, je m'attendais à ce que les choses se gâtent.

Matteo Salvini a proposé une rencontre aux autorités françaises, cela pourrait-il contribuer à l'apaisement dans les relations franco-italiennes ?

Une rencontre pourrait être utile pour calmer la crise diplomatique entre la France et l'Italie à court terme. Mais je pense que toute la société civile, les universités, les entrepreneurs, le monde de la culture, doivent s'y mettre aussi pour montrer que nous sommes deux pays frères.

Dans les mois passés, les incertitudes françaises sur des sujets comme la reprise des Chantiers de l'Atlantique par Fincantieri n'ont pas aidé les relations entre nos deux pays, c'est une évidence. Donc il y a eu des dossiers que le gouvernement a pu utiliser pour catalyser la colère et dénoncer l'attitude de la France. Je pense qu'il faut éviter les situations de ce type de ce type, qui favorisent les crispations.

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Le sentiment anti-français est important en Italie ?

Oui et c'est un sentiment qui a grandi. Cela fait aussi partie de la stratégie des partis actuellement au pouvoir. Il faut identifier un ennemi, et il est facile de se servir des stéréotypes pour cela. Il y a eu un travail politique pour accentuer ce sentiment.

Dans le passé cela avait été fait contre l'Allemagne, maintenant c'est contre la France. C'est la même logique que celle de Jaroslaw Kaczynski, le président du parti Droit et justice, et ancien président du Conseil des ministres polonais. Il s'en prend à l'Allemagne, qui lui sert de bouc émissaire.

Quels sont les autres dossiers qui crispent les Italiens ?

Il y a la question migratoire, c'est une dimension clé. En Italie, il y a l'idée, en partie vraie, que non seulement les Français mais tous les pays européens n'ont pas été à la hauteur, et n'ont pas aidé les Italiens comme cela aurait dû être le cas. Donc c'est un sujet sur lequel cette susceptibilité à un sens. Mais cela touche toute l'Europe, et pas seulement la France.

Quel peut être l'impact de cette crise pour l'Italie?

La conséquence est d'isoler encore plus l'Italie, c'est pour cela que je suis si négatif. Je pense que l'Italie s'est déjà auto-isolée et le faire davantage juste avant les élections européennes, qui vont rebattre les cartes de la politique communautaire, me semble suicidaire.

J'espère que l'on a atteint le sommet de la crise et que maintenant on va pouvoir normaliser les relations. Ce qui se passe actuellement est d'une grande tristesse.

Comment apaiser les relations entre l'Italie et l'Union européenne ?

Je pense qu'il est essentiel pour notre pays d'arrêter sa course vers l'abîme et de revenir au coeur de l'Europe. Les dirigeants sont dans une forme de rupture, et mettent tous les problèmes sur le dos de l'Union européenne. Elle sert de bouc émissaire et les voix des pro-européens sont faibles.

Il faudrait donc que Bruxelles aide l'Italie, comme l'ont fait Pierre Moscovici et Jean-Claude Juncker lors des discussions sur le budget italien. Ils ont su obliger le gouvernement populiste à faire marche arrière, sans provoquer de crise. Cela me semble être un exemple intelligent à suivre, pour montrer que l'Europe n'est pas l'entité malfaisante parfois décrite, et que tout n'est pas de sa faute. Il faut être davantage dans l'accompagnement de l'Italie que dans l'affrontement.

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