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La globalisation : d’où vient-on ? Où va-t-on ?

Discours de Pascal Lamy, Directeur Général de l’OMC et président d’honneur de Notre Europe – Institut Jacques Delors, à l’occasion de la rentrée solennelle du Collège Universitaire de Sciences Po, sur les grandes évolutions de la globalisation au cours des quatre dernières décennies et sur les tendances à venir.

Discours de
Pascal Lamy, Directeur Général de l’OMC et président d’honneur de Notre Europe
– Institut jacques Delors, à l’occasion de la rentrée solennelle du Collège
Universitaire de Sciences Po le 31 août 2012, sur les grandes évolutions de la
globalisation au cours des quatre dernières décennies et sur les tendances à
venir.

« Pour préparer cette intervention, je me suis
reporté quarante ans en arrière, lorsque j’étais assis à votre place, pour m’interroger sur ce qui m’aurait été utile d’entendre, de
cette chaire. Je sais aujourd’hui ce que j’en aurais attendu: une
grille de lecture du monde, quelques clés pour l’appréhender, et envisager
comment m’y projeter. Et si possible, comment y inscrire une action qui irait
dans la bonne direction.

Vous êtes à
un âge où, je l’espère, vous avez commencé à
réfléchir sur le bon cap à prendre. Je vous propose donc une grille de lecture, une parmi d’autres; sans
doute, bien différente de celle qu’un Américain, un Chinois ou un Africain vous
présenterait à ma place. La mienne est nourrie de l’expérience professionnelle
dont j’ai eu la chance de bénéficier et
qui m’a impliqué dans plusieurs des grands bouleversements survenus ces
quarante dernières années. Ce qui invite, inévitablement à la réflexion prospective
qu’il s’agisse des dix ans passés à servir la République française, des quinze
ans que j’ai consacrés à la construction européenne ou des
huit ans que j’aurai passés à la
tête de l’Organisation mondiale du
commerce.

Une lecture et quelques clés, donc. Vous n’êtes
pas ici pour découvrir une vérité révélée mais pour apprendre à bâtir votre
propre vérité. Celle qui vous permettra de décider, dans l’avenir, de vos
engagements professionnels dont vous
réaliserez qu’ils ne sont pas tant affaire de connaissance mais plutôt de
compétence.

C’est ici, dans vos études, que vous trouverez les
outils nécessaires à éclairer vos choix de femmes et d’hommes.

Examinons d’abord, ensemble, le passé : les traits
saillants qui ont marqué le temps où j’étais à votre place et, les grandes
tendances qui ont marqué les quatre dernières décennies. Puis, dans un deuxième temps, l’avenir : celles qui se profilent à l’horizon, disons,
2030. Remontons 40 ans en arrière : 1972. C’est
l’année de la première visite d’un président des Etats-Unis, Richard Nixon dans
la Chine d’alors, dirigée par Mao Zedong. C’est aussi la date de la conférence
de Stockholm, la première conférence internationale sur les questions
environnementales – la pollution selon la terminologie de l’époque – . C’est
encore l’année des négociations de paix qui ont mis fin à la guerre du Viet
Nam, et c’est enfin l’année du traité SALT sur la limitation des armes
stratégiques. J’avais votre âge et je me souviens que l’Espagne voisine
subissait encore la dictature du General Franco.

1971, l’année précédente, avait été marquée par la fin de la convertibilité du dollar en or, et la sortie du
système de changes fixes établi à Bretton Woods.
1973, la suivante, fut celle du premier choc pétrolier découlant de la
guerre du Kippour.

Il est, certes, toujours malaisé d’attribuer
à telle
année plutôt qu’à telle autre, un
caractère décisif sans s’attirer les foudres des historiens. Reconnaissons
néanmoins, que ces quelques évènements contenaient, au moins en germes, nombre d’inflexions, d’évolutions qui allaient
suivre.

2012: c’est le cinquième anniversaire de la crise,
si je puis dire. C’est aussi l’année du basculement géo économique que cette
crise a accéléré : pour la première fois dans l’Histoire, la production des
pays dits en développement dépasse celle des pays dits développés.

Ces quelques rappels nous parlent du grand phénomène qui a dominé
ces décennies : la croissance, l’interdépendance économique, financière,
humaine, qui revêt des aspects extrêmement nombreux et complexes, et qui
s’appelle globalisation. Ce phénomène est à la fois le produit et le moteur de
ce que Jean Michel Severino a appelé
dans un ouvrage que je vous
recommande – un des meilleurs livres sur
le monde contemporain- : « le Grand
Basculement ». Ce que cet ouvrage met en évidence, c’est le poids que les
pays développés et les pays en développement ont acquis progressivement, mais aussi l’émergence de puissances
économiques et donc politiques, telles que la Chine, l’Inde, le Brésil, mais
aussi, l’Indonésie, le Mexique ou encore l’Afrique du Sud, pour n’en citer que quelques-unes.

Cette globalisation a produit deux effets majeurs. D’abord une croissance
économique importante, régulière sur ces années-là. Approximativement, +1,5% en moyenne de croissance du PNB par tête. Puis, et c’est ce qui compte le
plus, une réduction considérable de la pauvreté absolue. La proportion de pauvres dans le monde sur
cette période a été réduite de moitié. Approximativement, de la moitié de la population mondiale à un
quart de la population mondiale.

Des progrès
ont aussi été réalisés dans le domaine de l’inégalité des sexes sur tous les
continents. Mais cette même période a vu les inégalités dans le monde
augmenter, moins entre les pays qu’à l’intérieur des pays. Nous sommes donc en
présence d’une dualité paradoxale : un progrès sur le plan humain et social qui ne
se traduit pas par une réduction des inégalités. Paradoxe que la famille politique à laquelle
j’appartiens perçoit comme une injustice. Je n’introduirai pas maintenant le
débat philosophique complexe visant à déterminer si toute inégalité est source
d’injustice ou si toute injustice engendre de
l’inégalité. Il s’agit d’un postulat idéologique que j’assume.

Cette globalisation a attesté de la prééminence
d’un système économique que je qualifierais de Ricardo-Schumpeterien, dont le
moteur est la technologie. Ce sont les grandes révolutions technologiques qui
ont rendu la globalisation à la fois possible et productive. Sur la période
considérée, ces changements trouvent leur origine fondamentale dans l’explosion
des technologies de l’information et des télécommunications. Il y 40 ans, pas un seul
téléphone mobile dans la poche d’un homme. Aujourd’hui, il en existe 6 milliards.

Ce moteur technologique a eu pour effet la
réduction inouïe, sans précédent, du coût de la distance, et des coûts de l’échange. Moins il subsiste de
frottements, plus les échanges se multiplient.

Autre révolution technologique qui a
complètement bouleversé la donne de l’échange international: la
conteneurisation, apparue dans les années 50-60 . Sur la période considérée,
cette technique a divisé le coût du transport à la tonne par un facteur
cinquante ! De ce point de vue, l’inventeur de la conteneurisation mérite
d’être rangé à peu près au niveau de l’inventeur de l’internet, de la machine à
vapeur ou de l’électricité.

Ce système produit des efficiences considérables,
de la productivité et donc de la croissance – la croissance d’une économie
résultant, pour l’essentiel, de la somme des efficacités qu’elle accumule. Ce
système, selon les principes ricardiens, atteint un optimum collectif si chacun
se spécialise dans le métier qu’il maitrise le mieux. Cette théorie vaut au
plan personnel comme à l’échelle d’une nation.

Pour bien comprendre le fonctionnement du système, il
faut y intégrer la théorie de Schumpeter selon qui toutes ces efficiences se
produisent par le truchement de chocs qui remodèlent les positions compétitives
des uns et des autres. Ces chocs qui redistribuent les cartes, les
qualifications, les avantages, résultent de
l’accroissement de l’échange qu’il soit national ou international. Ces
quarante années ont, en quelque sorte,
validé les théories de Messieurs Ricardo
et Schumpeter dont le portrait a
d’ailleurs trouvé place dans mon bureau à Genève. Ni l’un ni l’autre
n’auraient imaginé dans quelles proportions leur système allait se développer.

Les conséquences économiques et sociales de cette
efficacité combinée aux chocs dont elle est le produit, sont d’autant
plus considérables que nous nous dirigeons vers cette économie de la
connaissance sur laquelle je reviendrai. Ce type d’économie distribue
différemment les avantages comparatifs et accorde une importance plus grande à
la connaissance, au talent et à la qualification.

Sur le plan géopolitique, sur lequel je suis moins
expert, la globalisation s’est accompagnée
d’une atténuation des tensions mondiales, mais d’une augmentation des conflits
locaux. Aujourd’hui, la majorité des conflits transfrontaliers ont quasiment
disparu, alors que les guerres qui sèment le chaos, la terreur,
et la mort pour des milliers de
personnes sont intra frontalières.

Cette période a vu une stabilisation des
dépenses globales mondiales de défense.
On peut considérer que c’est une bonne nouvelle. On peut aussi
considérer que c’est une mauvaise nouvelle parce que s’il n’y a plus de
tensions du type de celles que nous avons connu il y a 40 ans, pourquoi
continuer à dépenser 1700 milliards de dollars par an en armements ?

La réduction de ces tensions globales correspond à une baisse des tensions idéologiques. Je
l’ai rappelé plus haut: 1972 , fin de la
guerre au Viet Nam qui fut le dernier affrontement armé d’un système
d’inspiration capitaliste à un système d’inspiration communiste. D’évidence, l’événement géopolitique majeur de
la période fut la Chute du Mur, résultat d’une
érosion, d’un effilochement puis d’un effondrement, notamment économique du
système communiste.

Pour autant, nous ne vivons pas dans ce monde plat
dont parle tel ou tel géopoliticien
américain. La globalisation est, certes,
une extension du capitalisme de marché, modèle dominant . Mais qui ne
recueille pas l’adhésion promise par ses zélateurs, en raison de ses
difficultés à produire une croissance
capable de se transformer en bien être. C’est là que réside la différence entre
l’économie et l’économie politique.

L’économie peut être, d’un certain point de vue,
assimilée à une science; l’économie politique, certainement pas, l’essentiel
étant, au bout du compte les bienfaits que les citoyens et les citoyennes
tirent des progrès de cette croissance économique.

Cette période de 40 ans s’achève sur cette crise dont vous aurez compris le caractère inévitablement
global et qui a commencé aux Etats Unis en 2007 dans un secteur particulier de
l’industrie financière. Je suis de ceux
qui pensent que l’origine de la crise financière qui s’est transformée en crise
économique et sociale globale se trouve dans le défaut de gouvernance, de
régulation, de maitrise d’une industrie plus globalisée encore que les autres.

Ce n’est pas un hasard si le système a
explosé dans un secteur dépourvu de gouvernance globale. La question avait pourtant déjà été posée, depuis longtemps, et
à maintes reprises. Du temps où j’étais
Sherpa du G-7 et du G-8 , entre 1985 et 1994 à la tête du Cabinet de Jacques Delors à la commission
européenne, la question de l’adoption de règles globales qui disciplineraient la
finance mondiale se posait régulièrement. Une partie des membres du G-7 G-8 ,
la France, l’Allemagne, le Japon, le Canada, conscients des risques, voulaient s’attaquer au problème. D’autres,
au contraire, craignaient qu’une réforme de l’industrie financière ne vienne
brider l’innovation, et casser ce très puissant ressort de la globalisation.

Pourquoi aucune décision n’a-t-elle été prise
autour de cette table du G-7 G-8 à l’époque ? Pas de consensus ! La grande difficulté d’un système de
gouvernance international vient de ce
que le consensus est la règle et donc
que la prime à l’immobilisme demeure considérable.

En résumé,
la globalisation aura buté sur notre incapacité collective à en maîtriser les
risques. Regardons maintenant l’avenir, votre avenir,
et tentons d’identifier de façon brève et schématique les probables évolutions,
et les défis à relever.

Dans les projections du monde en 2030, le PNB de la Chine sera de 24 mille milliards de dollars, celui des
États-Unis de 17 mille milliards de dollars. Celui de l’Europe sera de 14 mille
milliards et celui de l’Inde de 10 mille milliards de dollars. Le PNB par tête
en Chine ne représentera cependant qu’un tiers du PNB par tête aux Etats Unis.
En dépit d’une énorme croissance, les inégalités globales dont le revenu par
tête donne une indication, subsistent
donc.

Les tendances démographiques –
l’accroissement ou le vieillissement de la population ou l’urbanisation – sont
connues : la population mondiale en 2030 atteindra environ 8 ,5 milliards d’habitants dont 7 milliards
vivront dans ce qu’on appelle aujourd’hui les pays en développement. L’âge
moyen de la population va augmenter de 5 ans .L’âge médian des Africains sera à
peu près de 18 ans, celui des Chinois de 34 ans et celui de la population du
Sud- Est asiatique de 25 ans.

Toujours à l’horizon 2030, l’urbanisation va
se poursuivre et 70% de la population
mondiale vivra dans des villes. Ce phénomène aura un impact lourd sur les
systèmes économiques, sociaux et politiques:
sur la croissance qui se fera par
effet des connexions, effet de « clusters », disent les spécialistes.
Cette urbanisation sera donc un moteur supplémentaire d’efficience de la
technologie, mais aussi un facteur de tensions politiques, et sociales, du fait
de l’inégalité des niveaux de vie et de la difficulté des espaces urbains à
assurer l’inclusion sociale, à la différences des espaces ruraux. L’Histoire
nous l’a enseigné, les villes agissent comme
des bouillons de culture propices aux ruptures politiques et aux révolutions.

Une remarque concernant le continent Africain qui justifierait davantage d’intérêt et
d’attention de la part des dirigeants européens : y a aujourd’hui 900 milliards
d’Africains mais qu’il y en aura en 2030 probablement 1,5 milliard.

Comment ces évolutions vont elle se traduire sur le plan économique
? par l’émergence d’une classe moyenne mondiale qui comptera environ 2
milliards d’humains. Cette classe moyenne qui se caractérise par le niveau et le mode de vie, l’éducation,
l’esprit critique, l’aspiration à poursuivre le progrès responsable de sa
promotion, représente un potentiel de consommation gigantesque dans les
décennies à venir. Aujourd’hui 60% de cette classe moyenne mondiale vit en
Amérique du Nord, en Europe ou au Japon.
À l’échéance 2030 -2040, 30% seulement de cette catégorie vivra en Europe ou en Amérique du Nord, le
reste se trouvera ailleurs dans le monde. Le Grand Basculement n’est pas terminé, loin
de là.

Promesse de croissance considérable grâce à
ce potentiel de consommation. Mais aussi, probablement présage de problèmes
politiques dus aux divergences des aspirations. L’expérience politique tend à
montrer que lorsque les pays se développent et que les populations sortent de
la pauvreté, contrairement à l’idée reçue, elles aspirent à s’enrichir encore plus. C’est un phénomène
fondamental du capitalisme de marché, bien connu des vendeurs de biens de
consommations, des sociétés de marketing et de tous ceux qui travaillent sur
l’interaction entre le comportement économique des consommateurs et leur
satisfaction personnelle.

Cependant, et c’est un problème sur
lequel je reviendrai et qui demeure, à ce jour, sans solution, les tendances de cette croissance vont
continuer à produire des inégalités.

Autre tendance dont on peut prévoir qu’elle
va continuer à dominer les forces qui structurent les systèmes économiques,
politiques et sociaux : la technologie, l’innovation, mais surtout le progrès scientifique dont le développement
promet d’être immense avec les biotechnologies
ou les nanotechnologies.

Cette économie de la connaissance qui va voir le
jour grâce à l’énorme diffusion de l’information, de la culture, va déboucher
sur une économie critique. Les progrès de la connaissance naissent de la
capacité critique et dans le monde vers lequel nous nous dirigeons, le
gouvernement des hommes sera plus diffus
et disséminé. Nous allons assister à une poursuite de la globalisation, avec
une démultiplication des systèmes de production au travers d’espaces
géographiques mondiaux, et à une accentuation de la séparation géographique
entre le producteur et le consommateur.

Nous sortons d’un monde où l’essentiel de ce
qui était consommé quelque part était produit sur place. Nous allons vers un
monde où l’essentiel de ce qui est produit quelque part sera consommé ailleurs
et vice et versa. Le contenu en importation des exportations en moyenne dans le
monde est passé de 20% il y a 20 ans à 40% aujourd’hui et il sera probablement
à 60% dans 20 ans. C’est un modèle économique totalement différent de celui qui
a prévalu pendant des siècles dont les conséquences anthropologiques sont
encore inconnues. L’émergence du
capitalisme industriel a vu naitre
l’être économique et l’être politique – que sont le producteur et le consommateur – et les tensions qui habitent cet homo
oeconomicus
. Les intérêts d’un travailleur et les intérêts de ce
travailleur consommateur ne sont pas forcément les mêmes selon les règles
du capitalisme de marché et cette dichotomie de l’homo oeconomicus ne va faire que croître.

Sans vouloir être exhaustif, voici
maintenant quels seront, à mon sens, les grands défis à relever.

Nous savons que le modèle de croissance
actuel, le capitalisme de marché tel
qu’il s’est développé n’est « soutenable »
– faute de trouver meilleure traduction
– ni sur le plan social ni sur le
plan environnemental.

Bien que
l’impact environnemental soit le plus
important, le plus visible et le mieux
reconnu collectivement, nous tardons à tirer les conséquences qui
s’imposent.

L’impact du capitalisme de marché sur le plan
social est, lui, plus difficile à reconnaitre. Le réchauffement de la
planète est un phénomène objectif et largement reconnu comme imputable aux humains.
Le niveau d’inégalité sociale acceptable relève davantage de la
subjectivité, de la culture. Nous avons conscience que nous ne pouvons
continuer à consommer des ressources naturelles limitées au rythme
d’aujourd’hui .Nous savons aussi que le système ricardo suchmpeterien épuise
les hommes en plus d’épuiser les ressources naturelles au risque d’engendrer
frustrations et conflits, qui sont le
terreau de la violence.

L’évolution démographique telle que je vous
l’ai décrite plus haut se traduira par un accroissement de 30% de la
consommation d’énergie, de 50% de la consommation d’eau et une difficulté
accrue à fournir en alimentation la population de 2030 à 2040. Non pas que les
humains sortant de la pauvreté mangent plus, mais ils s’alimentent différemment.
Avec 1 $ par jour, un homme mangera du riz. Avec 10 $ par jour, il mangera du
poulet. Or le rendement énergétique du riz est 10 fois supérieur à celui du poulet. Manger du
poulet équivaut à manger le riz consommé par le poulet. Cette évolution nutritionnelle dont le rendement protéinique
est mauvais est pourtant considérée par la plupart, à juste titre, comme un
progrès.

Nous savons que d’ici à 30 ou 40 ans, la
température globale aura augmenté d’entre 1 et 1,5 degré et les conséquences de ce réchauffement ont déjà
été abondamment décrites.

Je crois que nous ne pouvons continuer avec ce
modèle de croissance. Reste à se mettre d’accord sur le diagnostic et, surtout,
sur les conséquences à en tirer.

Il y a, pour schématiser, deux grandes séries
de réponses : celle des libéraux et celle des interventionnistes.

Les libéraux admettent l’existence de ces
problèmes mais prétendent que le marché, la technologie et un minimum de
régulation vont les résoudre. C’est une affaire de prix. Pour réduire la
consommation d’énergie qui met en danger le climat, il suffit d’augmenter le
prix de l’énergie pour changer les comportements de consommation. La
rationalité par les marchés.

Même raisonnement concernant un autre
problème majeur résultant de ces évolutions démographiques, l’emploi. Même si à
première vue la globalisation a jusqu’à présent produit une quantité
considérable d’emplois, d’ailleurs très inégalement répartis, il n’est pas sûr
que malgré les évolutions dans l’éducation et la technologie, l’augmentation du
niveau de qualification et de connaissances, le monde produira suffisamment
d’emplois qualifiés. Les libéraux sont partisans de laisser les prix du travail
s’ajuster sur le » marché
du travail
« .

L’école interventionniste, au contraire,
dénonce l’incapacité des marchés à prendre en compte un certain nombre de dimensions qui leur
échappent, à commencer par la manière
dont se mesure aujourd’hui le PNB. Ce
point de vue conduit, bien entendu, à des conclusions toutes autres en matière
de gouvernance et de politiques publiques dont la priorité devient d’assurer la
cohésion sociale.

Quelles que soient les mérites que les
partisans du modèle d’économie de marché
lui prêtent pour créer des efficiences,
une intervention collective est, à mon avis, indispensable pour développer un système de
régulation qui minimise les risques de tensions, de conflits ou de guerres,
qu’elles soient économiques, sociales ou politiques.

Je mentionne, en passant, une troisième école de pensée qui existe toujours depuis le Club
de Rome : celle de la décroissance pour qui la notion de « développement
durable » est un oxymore, un concept vide puisque, selon ses tenants, on ne
saurait faire de la croissance de manière soutenable.

L’objectif des systèmes économiques étant de
produire des résultats sociaux, le défi majeur des prochaines décennies consistera à transformer la croissance en bien
être. Nous savons que ce n’est pas le cas aujourd’hui, du moins pas suffisamment.
Nous avons les indicateurs pour mesurer la croissance et les déficiences du
système actuel mais nous ne savons pas mesurer le bien être. Le chemin est
encore long pour atteindre une convergence sur
ce que des civilisations et des cultures différentes perçoivent comme le
bien et le mal. Nous sommes encore loin d’un système, d’une échelle de valeurs commun à l’humanité.

Quel serait donc le bon modèle économique et
social capable de produire le bon modèle de croissance ? Le modèle libéral ? Le
modèle interventionniste? le modèle de
l’entre-deux ? Les décennies à venir vont voir une « concurrence- coexistence » entre
un modèle essentiellement libéral , celui de l’Amérique du Nord et un modèle
d’inspiration interventionniste, assez bien représenté par la Chine
d’aujourd’hui; entre les deux, un système mixte qui ressemble au système
européen dans la mesure où il combine la vision  » marché » de
l’Amérique du Nord et la vision « cohésion » ou de solidarité sociale
qui s’inspire aussi des philosophies
orientales. Pour mémoire, l’Europe est le
continent où sont consacrées plus
de 50% aux dépenses de sécurité sociale
dans le monde. Dans l’éventail des civilisations à venir possibles, l’Europe se démarque par
l’importance et la sophistication de ses systèmes de protection sociale et par
sa sensibilité environnementale.

Vers lequel de ces modèles l’Amérique
latine, l’Afrique ou l’Inde vont-ils tendre? Je crois que cette question reste ouverte.

Autre interrogation découlant des
précédentes : vers quel système géopolitique
nous dirigeons nous ?

Vraisemblablement vers un schéma multipolaire de
type G-20 à condition que le Conseil de sécurité de l’ONU réussisse à se
réformer. Encore un exemple de rigidité et de dichotomie des systèmes de gouvernance: la composition des membres du Conseil de
Sécurité de l’ONU qui est un instrument de gouvernance globalen’a pas évolué depuis 1945.

Autre scénario possible : le système dit
 » chimericain », de type non plus
G-20 mais G2 dans lequel Chine et Etats Unis s’imbriqueraient sur le
plan économique, technologique, financier au point de devenir inséparables. Ce
serait le stade ultime d’une globalisation qui hésiterait entre
coopération et confrontation au gré des humeurs des opinions dont la volatilité
croitra avec la dissémination de l’accès à l’information, bonne ou mauvaise.

Nous en arrivons à la question cruciale de
la gouvernance. La gouvernance classique, celle du modèle démocratique qui a progressé sans cesse depuis des décennies et à laquelle nous
sommes accoutumés n’a pas été remise en cause par les transformations de la
société de l’information, l’apparition des réseaux sociaux, l’accroissement de
la connaissance, de la communication, de l’esprit critique. Mais elle en sera
affectée. Cette évolution est une bonne
nouvelle pour les individus et une mauvaise nouvelle pour les organisations
constituées. Le développement de la connaissance et la capacité des humains à
réaliser leurs projets se présentent comme autant de défis à l’autorité de tous
les systèmes de pouvoir, les partis, les Eglises, l’État, les monopoles.

Au plan international, je l’ai déjà mentionné, nous ne disposons pas aujourd’hui des systèmes de
gouvernance correspondant à l’ampleur et
à la hauteur des défis globaux auxquels nous devons faire face. En ma qualité
de Directeur général de l’OMC, je participe
aux réunions du G-20 depuis sa création et j’ai constaté à chaque fois à quel
point il est difficile sinon impossible d’obtenir une convergence sur ce que
pourrait être une forme d’autorité internationale voire supranationale.

Moins dans ses formes que dans le socle de
valeurs qui en serait le fondement.

En matière d’environnement, d’organisation du système monétaire
international, de cyber sécurité, de
concurrence fiscale, de migrations, pour ne prendre que ces cinq exemples–j’en ai encore
dix autres en tête– nous savons que nous avons besoin de
davantage de coopération, d’autorité, de gouvernance internationale.
L’expérience de ces derniers temps nous a démontré son insuffisance. Ce n’est
pas, pour l’essentiel, un problème de machinerie institutionnelle. C’est un
problème d’énergie politique, donc,
d’abord de légitimité.

Tant que l’espace de légitimité politique
demeurera l’Etat Nation et c’est le cas aujourd’hui, les dirigeants politiques, dont l’ambition
légitime et naturelle est d’être réélus, se comporteront d’abord comme des
dirigeants nationaux, responsables de choix nationaux pour leurs populations
nationales parce que ce ne sont pas
leurs voisins qui votent aux élections, ce sont leurs nationaux. Pour
l’instant ce problème, majeur pour votre avenir, reste sans solution.

Conclusion qui ne vous surprendra guère :  » Et
l’Europe dans ce tableau » ? C’est une question dont je sais qu’elle
préoccupe Jean Claude Casanova, comme beaucoup d’entre nous. Sans prétendre à
l’exhaustivité, ni vous infliger une profession de foi européenne, je vous
livre quelques éléments qui, de mon point de vue, s’imposent : dans le monde
tel qu’il est devenu, je ne vois pas d’avenir à l’Europe en tant que
civilisation, pour ce qu’elle représente de valeurs, sans davantage
d’intégration. Je ne vois pas de place pour ce qui fait la spécificité de
l’Europe, – un savant dosage de sécurité, de social, de marché, d’efficacité -sans
union politique. Il y va de l’intérêt des Européens. Leur manque encore la conscience
de cette appartenance commune, et la
volonté de promouvoir leurs valeurs sans les imposer aux
autres – ce temps est révolu – pour organiser une cohabitation raisonnable avec
les autres systèmes.

Je crois qu’il y va aussi de l’intérêt du
reste du monde. Il suffit d’observer à quel point la crise de l’Euro a créé de
panique sur les autres continents, même s’ils ne l’expriment pas toujours publiquement. Depuis deux ans, lorsque je voyage en Chine, en Inde, aux Etats
Unis ou au Brésil, les premières questions des interlocuteurs que je rencontre
en tête à tête concernent la crise de l’Euro :  » Allons-nous vers l’explosion
? Parce que, sachez-le, les conséquences seraient pour nous
catastrophiques ». Je cite cet exemple récent pour montrer que l’expérience
européenne reste une tentative unique au monde pour la constitution d’une autorité supranationale
correspondant à des enjeux collectifs.

Je ne prétends pas que l’expérience
européenne, avec ses paramètres historiques si particuliers, puisse être reproduite. C’est ce que j’explique aux
dirigeants africains, asiatiques ou latino américains. Pour inventer un système
de direction politique doté d’une légitimité suffisante, les européens doivent
poursuivre cette construction inédite d’un espace politique qui sorte de la
gangue traditionnelle, westphalienne, des Etats-nations. J’ai la conviction que
ce laboratoire est essentiel pour la suite.
Pour les européens mais aussi pour les autres. C’est un des éléments qui
déterminera si le monde en 2030, le vôtre, sera meilleur ou pire que celui
d’aujourd’hui.

Tous ces questionnements sont entre vos mains. Il
appartient à votre génération de trouver des réponses. Pour en revenir au
parcours qui vous attend dans cet Institut, je vous souhaite, au moins à l’un
ou l’une d’entre vous, d’être à ma place dans quarante ans. Même sur l’invitation
expresse des autorités de Sciences Po en
ces temps lointains, je doute de pouvoir être présent. Mais j’espère que l’un,
l’une ou l’autre parmi vous se livrera,
à ma place, au même exercice que moi aujourd’hui
et brossera à grands traits une peinture du monde tel qu’il se présentera. Grâce aux instruments dont vous allez
disposer pendant vos années d’études,
grâce à la compréhension du monde que
vous aurez accumulé, il reviendra, à celui ou celle d’entre vous qui aura cette
chance, de montrer si la capacité de
l’humanité à réduire le malheur et l’injustice a progressé.

Je suis de ceux qui pensent q