Juste avant la réunion, les négociations en coulisses avaient été très tendues, Orban posant ses conditions : que l’aide soit versée par tranche annuelle, à chaque fois révisable, pour s’assurer de la bonne utilisation des fonds. La veille du sommet il avait boycotté le dîner des chefs d’Etat.
« Mettre fin à l’incertitude »
En écho à ces crispations, à l’extérieur, l’atmosphère était tout aussi électrique. Des centaines de tracteurs avaient envahi la capitale belge, dont quelques-uns garés tout près, le long du parc du Cinquantenaire. La révolte paysanne avait fini par s’inviter à Bruxelles après des semaines de manifestations : d’abord en Allemagne, puis en France, Belgique, Espagne, Autriche, Roumanie, Pologne… Pour essaimer jusqu’aux confins du continent. « Pour la première fois dans l’histoire de mon pays, des engins agricoles ont envahi les rues de Vilnius », pointe un diplomate lituanien.
Les raisons de la colère ? Variables d’un pays à l’autre, elles se sont focalisées sur l’obligation de mettre 4 % des terres en jachère pour les uns, l’augmentation du prix du gazole et des charges pour les autres, le poids écrasant des normes européennes pour tous, sans compter la concurrence déloyale engendrée par les accords internationaux. Pour faire redescendre la pression, Emmanuel Macron a demandé un arrêt des négociations avec les pays du Mercosur, avant de rencontrer, en marge du Conseil, Ursula von der Leyen, patronne de la Commission européenne, elle aussi bien chahutée.
Paris veut mettre à distance le Mercosur
Le 30 janvier, Emmanuel Macron a demandé à l’Europe de « ne pas signer » l’accord avec le Mercosur. Entamée depuis 1999 entre Bruxelles et quatre pays d’Amérique du Sud (Brésil, Argentine, Uruguay et Paraguay), cette négociation commerciale a attisé la colère des paysans européens.
En cause, le manque de réciprocité sur les exigences écologiques, notamment sur ces produits phytosanitaires interdits de ce côté de l’Atlantique et autorisés de l’autre, et l’ouverture d’une zone de libre-échange qui entraînerait des importations massives de bœuf, de poulets et d’éthanol.
Un diplomate allemand pointe qu’il permettrait néanmoins à l’Europe d’accéder à des matières premières stratégiques. Tout comme l’accord avec le Chili a apporté cuivre et lithium. Alléchée par de juteux débouchés, la VDA, l’association allemande de producteurs d’automobiles, vient, pour sa part, de proposer de morceler l’accord, pour en maintenir le volet industriel.
Car le marqueur de son mandat, qui s’achève à l’automne prochain, devait être le Pacte vert, ou Green Deal pour les anglophones. Présenté en grande pompe en décembre 2019, il avait d’abord réalisé le consensus sur ses objectifs, avant d’être remis en question, notamment par les populistes, que la colère des agriculteurs a fini de galvaniser. « Face aux incertitudes et aux craintes socio-économiques, résume une étude de l’Institut Jacques Delors, la droite radicale intègre l’opposition au Green Deal dans ses récits nationalistes, anti-immigration et identitaires. Elle met l’accent sur les effets distributifs négatifs que les politiques vertes pourraient avoir. »
Outre l’eurodéputé RN Jordan Bardella, qui exige qu’on « renonce au Green Deal », une partie de la droite traditionnelle, longtemps soutien de von der Leyen, réclame des amendements, à l’instar du président de l’intergroupe vin et spiritueux, l’eurodéputé Herbert Dorfmann, remonté contre « les positions idéologiques de la Commission ».
L’Allemande est d’autant moins à l’aise que son projet phare a été déstabilisé en interne par deux fois : en août, avec la démission de Frans Timmermans, charismatique commissaire porte-parole du Green Deal, parti faire de la politique dans son pays, puis le 7 février, avec le départ de Diederik Samsom, directeur de cabinet et cheville ouvrière du Pacte.
Vice-président de la Commission de l’environnement au Parlement et cotête de liste des Verts aux Pays Bas, Bas Eickhout ne dramatise pas, mais reconnaît qu’il « faut avoir un débat, notamment pour mettre fin à l’incertitude sur l’agriculture ». Il insiste pour « tenir compte de la dimension écologique, mais aussi sociale, de la transition climatique ».
Une recomposition politique
Juste avant le sommet européen, la Commission avait eu un premier geste d’apaisement envers les agriculteurs, en suspendant l’obligation de respecter des jachères et en plafonnant les importations de produits ukrainiens, notamment de céréales et de poulets, dont l’exploitation productiviste avait mis le feu aux poudres. Puis, mardi 6 février, Ursula von der Leyen a annoncé l’abandon du projet législatif visant à réduire de moitié l’utilisation des pesticides et des risques associés d’ici à 2030.
Depuis Bruxelles, Emmanuel Macron a surenchéri, promettant aux paysans français une existence plus facile, avec 400 millions d’euros d’aides, des simplifications administratives, une protection contre la concurrence déloyale et de premières mesures concrètes « d’ici au Salon de l’agriculture », fin février. Les manifestants ont pris date et regagné leurs fermes, tandis que Viktor Orban remballait son veto, acceptant de sanctuariser l’aide à Kiev.
Lire aussiL’Union européenne cherche son leader et ce n’est pas Olaf Scholz
Ce répit sera de courte durée. Les semaines à venir s’annoncent rudes pour Ursula von der Leyen, qui a envie de rempiler. Outre Timmermans, trois autres commissaires ont quitté le navire. Les rumeurs persistantes dans la bulle bruxelloise prêtent au Français Thierry Breton l’envie de la remplacer.
Tout dépendra des équilibres politiques, après les élections de juin. Une étude du Conseil européen pour les relations internationales annonce « un virage à droite très serré ». Selon ses projections, les partis populistes antieuropéens arriveront en deuxième ou troisième position du scrutin dans neuf Etats membres de l’Union. Et en tête dans neuf autres. Dont la France.