Dans les deux cas, c’est le même levier qui est actionné : l’article 78 du traité de fonctionnement de l’Union européenne (UE). Dans les deux cas, conformément au texte, il s’agit d’« adopter des mesures provisoires », en cas « d’urgence caractérisée par un afflux soudain de ressortissants de pays tiers ». Mais la comparaison s’arrête là.

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En 2015, alors que 800 000 candidats à l’asile affluaient en Europe, la Commission européenne, sous l’impulsion de l’Allemagne, dérogeait au règlement de Dublin pour établir un plan de relocalisation de 40 000, puis de 120 000 réfugiés arrivés en Grèce et en Italie.

En ce mois de décembre 2021, l’exécutif européen propose, à l’inverse, de durcir l’accès à l’asile pendant six mois, afin de répondre à l’envoi délibéré de migrants en Pologne, en Lituanie et en Lettonie, par le régime biélorusse d’Alexandre Loukachenko.

Changement de cap

Bruxelles propose d’un côté d’allonger (de 10 jours à 4 semaines) l’enregistrement des demandes d’asile, d’allonger le temps maximum de rétention en centre fermé (de 4 à 16 semaines), tout en rendant « rapides et simplifiées » les procédures pour renvoyer les déboutés. « Nous offrons aux États membres la flexibilité et le soutien nécessaires pour gérer cette situation d’urgence », a insisté la commissaire aux affaires intérieures, Ylva Johansson, espérant débloquer la réforme sur la migration et l’asile bloquée depuis six ans.

Selon la Commission, 8 000 migrants sont arrivés dans l’UE via la Biélorussie cette année : 4 285 en Lituanie, 3 255 en Pologne et 426 en Lettonie. Beaucoup d’entre eux ont déjà gagné l’Allemagne (plus de 6 000). En Pologne, 1 837 ont été placés dans des centres fermés, a précisé Anna Michalska, la porte-parole des gardes-frontières.

« On est très loin de l’échelle de 2015 », commente Yves Pascouau, chercheur associé à l’institut Jacques Delors, spécialiste des questions migratoires. « C’est assez symptomatique de l’évolution de la politique migratoire européenne ces dernières années, qui s’est peu à peu résumée à la gestion des frontières et des retours, mais qui va dans le sens d’un affaiblissement des droits des personnes », poursuit-il.

Insatisfaction de Varsovie

La Pologne, principale bénéficiaire de l’enclenchement de l’article 78, l’avait pourtant farouchement combattu pendant la crise migratoire. En 2017, la cour de justice de l’Union européenne avait donné tort à Varsovie, qui tentait en vain de contester les fondements juridiques du dispositif d’exception.

Pour Yves Pascouau, Bruxelles aurait tort de penser qu’elle peut recoller les morceaux avec la Pologne (qui ne reconnaît plus la primauté du droit de l’Union) en utilisant les traités pour aller dans son sens. « En 2015, la Commission avait déjà essayé de coincer la Hongrie, en proposant de relocaliser 54 000 migrants en transit dans le pays pour faire passer le plan global, mais le premier ministre Viktor Orban n’a jamais accepté. De la même façon, la Pologne pourrait très bien refuser cette main tendue. »

Les diplomates polonais ont déjà commencé à juger la proposition « contre-productive » et entendent la renégocier. « La Commission a adopté la solution exactement opposée à celle que nous proposions. Nous proposions que la réponse à une attaque hybride soit la possibilité de suspendre les procédures d’asile, et non de les étendre », a déploré l’ambassadeur auprès de l’UE, Andrzej Sados.

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Ces échanges ont lieu dans un contexte où le fossé se creuse à nouveau entre Bruxelles et Varsovie. La Cour de justice de l’UE s’apprête en effet à rejeter le recours de la Pologne et de la Hongrie contre le mécanisme de sanction financière, en cas d’infraction à l’état de droit.

Pour être votée au prochain Conseil européen des 15, 16 et 17 décembre, la proposition de la Commission ne demande que la majorité qualifiée (15 États sur 27 représentant au moins 65 % de la population). Tout indiquait lors du sommet précédent, en octobre, que cette majorité sera réunie. Mais la Pologne pourrait continuer à faire comme elle l’entend, hors cadre européen.