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Union européenne

Brexit: ces droits de douane qui décontenancent entreprises et consommateurs

Depuis le 1er janvier, l’exemption de droits de douane sur un produit échangé entre le Royaume-Uni et l’Union européenne est conditionnée au respect des règles d’origine. Bien qu’inscrite dans tous les grands accords commerciaux "sans tarifs", cette subtilité, pas toujours anticipée par les entreprises, sème la confusion.

Un accord "sans tarifs, ni quotas". Pressés par le temps après des mois de tractations, Britanniques et Européens sont finalement parvenus à s’entendre sur les modalités de leurs relations commerciales post-Brexit. A la faveur de ce compromis, les échanges entre l’UE et le Royaume-Uni demeurent exemptés de droits de douane. Un soulagement pour les entreprises commerçant des deux côtés de la Manche qui craignaient les conséquences dévastatrices d’un "no deal" au 1er janvier.

Voilà pour la théorie. Dans la pratique, les choses ne sont pas si simples. Et comme souvent, le diable se cache dans les détails. Car si l’accord de "commerce et de coopération" entre l’Union européenne et le Royaume-Uni prévoit bien une exemption des droits de douanes, celle-ci n’est accordée qu’à condition de respecter les règles d’origine qui occupent quelque 50 pages du texte.

Produits originaires

En vertu de ces règles particulièrement complexes, une entreprise peut échapper aux droits de douane sous réserve que le bien exporté soit en majeure partie (le plus souvent, le seuil est fixé aux alentours de 50%) fabriqué à partir de composants ou ingrédients eux-mêmes produits au sein de l’UE et/ou au Royaume-Uni. Et charge à elle de le prouver avec les justificatifs adéquats. Dans l’industrie automobile par exemple, un véhicule thermique produit par un constructeur anglais et expédié vers le bloc communautaire sera exonéré de tarifs douaniers si au moins 55% de ses pièces (en valeur) sont européennes ou britanniques.

Dans le cas où le produit ne respecte pas les proportions nécessaires de composants "originaires" - c’est-à-dire fabriqués dans la zone UE-Royaume-Uni -, "il faut justifier que ce n’est pas une simple exportation en opérant au moins une transformation suffisante" afin qu’il puisse être exempté de droits de douane, explique Elvire Fabry, chercheur senior à l’institut Jacques Delors. En clair, que l’on y apporte une certaine dose de valeur ajoutée.

Ainsi, une entreprise anglaise qui fabrique des vêtements avec de la matière première chinoise pourra potentiellement exporter ses produits vers l’UE sans qu’ils ne s’exposent à des surcoûts douaniers si elle procède à de réelles transformations (tissage, filage, teinture…). A l’inverse, la même entreprise qui importerait des vêtements exclusivement conçus en Chine verra ses produits soumis à l’impôt douanier si elle les exporte tels quels en Europe. Et quand bien même elle procéderait à des modifications en imprimant un logo ou en apposant une étiquette, la transformation ne serait pas ici jugée suffisante pour considérer le vêtement comme "originaire du Royaume-Uni" et éviter les taxes. Pas plus qu’un simple coup de peinture sur un bien quelconque venu d’un pays tiers ne saurait permettre à une entreprise française de contourner les droits de douane lors de son exportation outre-Manche.

Des consommateurs surpris

Depuis l’entrée en vigueur de l’accord post-Brexit le 1er janvier, ces règles d’origine sèment la confusion.

On entend actuellement des remarques de consommateurs qui ont commandé des produits au Royaume-Uni et qui s’étonnent d’être soumis à des droits de douane importants. Cela veut dire que ce ne sont pas nécessairement des produits originaires", souligne Elvire Fabry.

Sur son site, la douane française précise en effet que le consommateur ayant acheté en ligne un produit venu d’outre-Manche doit s’acquitter des droits de douane "si la valeur de l’envoi est supérieure à 150 euros, ainsi que pour les produits qui ne sont pas originaires du Royaume-Uni ou de l’Union européenne".

Si le produit est d’origine anglaise et que vous disposez d’une preuve d’origine, il n’y aura pas de droit de douane grâce aux accords passés entre le Royaume-Uni et l’Union européenne", ajoute-t-elle avant de conseiller de se renseigner "auprès du vendeur et de vérifier que l’origine de la marchandise est mentionnée sur la facture".

Manque d’anticipation

Si les règles d’origine ont peu d’impact sur la plupart des échanges, elles nuisent significativement à l’activité de certaines entreprises. Parmi elles, de nombreuses TPE et PME qui ne s’attendaient pas à devoir payer des droits de douane après s’être vues promettre un accord "zéro tarifs".

C’est intéressant de voir à quel point c’est un enjeu qui est passé sous le radar du débat politique", remarque Elvire Fabry.

D’autant que les règles d’origine sont d’une manière ou d’une autre présentes dans tous les grands accords commerciaux.

Sans doute ces entreprises ont-elles manqué d’informations de la part des autorités ou de temps pour se renseigner. Quoi qu’il en soit, "cela fait des mois qu’on s’inquiétait sur la préparation des PME qui, dans le contexte actuel, ne pensent qu’à une chose: survivre. Certaines découvrent les nouvelles procédures administratives liées au Brexit et n’avaient pas anticipé ces règles d’origine", regrette encore Elvire Fabry.

Plusieurs entreprises se posent la question sur l’origine préférentielle, les incoterms à utiliser, les modalités à préparer en amont, etc", observe également la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME).

Un constat partagé par Marc Brocardi, avocat associé au sein du cabinet Arsene, spécialisé sur les questions de douanes et taxes indirectes: "Il y a beaucoup d’entreprises qui ne se rendent pas compte de ce qu’est l’origine préférentielle", regrette-t-il.

Le cas Marks and Spencer

Bien qu’elles disposent de moyens plus conséquents pour se préparer, les grandes entreprises ne sont pas épargnées par les conséquences des règles d’origine. En particulier celles originaires du Royaume-Uni. Et pour cause, les Britanniques exportent près de la moitié de leurs produits (47%) vers le continent, quand l’UE n’écoule que 8% de ses marchandises de l’autre côté de la Manche.

La situation peut surtout devenir problématique pour les enseignes britanniques qui ont l’habitude de faire transiter des produits alimentaires sans modification particulière entre la Grande-Bretagne et l’Irlande notamment. Le cas Marks and Spencer illustre parfaitement ces complications propres aux subtilités des règles d’origine. Et plus précisément celui de ses bonbons "Percy Pig" qui a beaucoup fait parler outre-Manche ces dernières semaines.

Fabriquées et emballées en Allemagne, ces friandises sont exportées vers des entrepôts en Angleterre avant d’être réexpédiées dans les filiales européennes de M&S. Si le premier acheminement peut s’effectuer sans encombre, le PDG de l’enseigne, Steve Rowe, estime que ses bonbons pourraient être soumis à des droits de douane lors de leur exportation vers le continent dans la mesure où ils n’ont pas subi de transformation suffisante pour prétendre à une exonération. Et ce alors même que le produit initial est "originaire", puisque fabriqué dans l’UE.

Un paradoxe expliqué par Elvire Fabry: "Une fois au Royaume-Uni, le bien qui irait en Irlande (…) est considéré comme partant du Royaume-Uni et ne tient donc pas compte de la transformation opérée en Allemagne ou ailleurs". Et l’accord commercial exclut de la cumulation Royaume-Uni – UE ce qui relève de l’emballage, de la conservation, ou du stockage, qui ne sont pas comptés comme des transformations.

"Ce n’est pas clair", reconnaît de son côté Marc Brocardi. Il serait logique néanmoins selon lui que les marchandises puissent bénéficier de l’origine préférentielle. En attendant des éclaircissements des administrations concernées, il suggère d’envisager le recours au "régime des retours", qui permet à une entreprise de réimporter en l’état et dans un délai de trois ans des marchandises en franchise de droits.

Les grands groupes britanniques perturbés par les règles d’origine

Au total, Steve Rowe affirme qu’"un tiers des produits du rayon alimentaire" de Marks and Spencer "serait soumis à des règles d'origine très complexes autour de leurs ingrédients et du niveau de modification opéré au Royaume-Uni".

En fonction de cela, il y a un tarif variable. Tout produit fabriqué en Europe, qui arrive au Royaume-Uni et est ensuite redistribué vers un endroit comme la République d'Irlande, est potentiellement soumis à un tarif", a-t-il alerté.

Ce flou sur l’interprétation des règles d’origine et sur les coûts qu’elles sont susceptibles de générer ont contraint d’autres groupes comme l’enseigne de luxe Fortnum&Mason à suspendre leurs exportations vers l’Irlande et l’Europe, le temps d’y voir plus clair. Même si elle assure que cela n’est pas lié au Brexit, l’entreprise John Lewis s’est montrée plus radicale en annonçant l’arrêt définitif de son activité à l’international pour se concentrer sur le Royaume-Uni. De son côté, Burberry s’est dit inquiet des effets du Brexit, expliquant s’attendre à une "hausse modeste" des coûts en raison des nouvelles formalités aux frontières et des règles d’origine.

Le British retail consortium, syndicat britannique du secteur du commerce de détail, estime quant à lui qu’une cinquantaine de ses 170 membres seraient potentiellement concernés par des tarifs douaniers liés aux règles d’origine. S’il dit vouloir "discuter avec le gouvernement et l’UE d’autres solutions à long terme pour atténuer les effets de ces nouveaux droits de douane", un porte-parole du gouvernement britannique a rétorqué que les règles d’origine étaient "une caractéristique standard des accords commerciaux à l’échelle mondiale et ont été élaborées en étroite collaboration avec des associations professionnelles, des entreprises et des experts du secteur". Ministre de Boris Johnson, Michael Gove a pour sa part reconnu que "les choses allaient empirer avant de s’arranger".

Tolérances pour les véhicules électriques

Automobile, Aéronautique… Conscients du bouleversement qu’implique le Brexit, notamment pour les chaînes de production internationales complexes, les négociateurs de l’accord commercial ont fait preuve de souplesse en accordant une période de transition qui permet aux entreprises de disposer d’un délai de 12 mois pour prouver l’origine des produits qu’elles exportent.

S’il faut 55% de contenu local pour un véhicule, on arrive parfois à récupérer les documents de seulement 45 à 50% de ses composants. On sait très bien qu’ils viennent d’Europe mais il y a des fournisseurs qui ne sont pas forcément équipés pour fournir ces documents et engager leur responsabilité sur l’origine des pièces, (…) ou qui ne seront pas prêts à temps", souligne Maria Ianculescu, directrice des affaires internationales du Comité des constructeurs français d'automobiles (CCFA).

Et ce n’est pas la seule concession obtenue par l’industrie automobile. Dans l’électrique et l’hybride, les véhicules contenant seulement 40% de composants européens ou britanniques (contre de 55% pour le thermique) pourront dans un premier temps échapper aux droits de douane. Cette demande émanait directement des professionnels, lesquels rappelaient que l’essentiel des batteries étant aujourd’hui produit en Asie, atteindre le seuil des 55% de pièces originaires était inenvisageable.

En le fixant à 40%, l’électrique pourra en revanche continuer de se développer en Europe même si "l’industrie des batteries européennes n’existe pas encore", relève Maria Ianculescu. A compter de 2024 cependant, le seuil de composants originaires exigé pour exempter un véhicule électrique de tarifs douaniers sera de 45%, puis de 55% en 2027 avec obligation d’inclure la batterie dans cette proportion. Une clause de revoyure est tout de même prévue dans le cas où le développement des batteries européennes aurait pris du retard d’ici là.

Pas de cumul diagonal

Malgré ces assouplissements, les constructeurs britanniques très dépendants des pièces européennes mais également de pays tiers pourraient rencontrer d’importantes difficultés à l’avenir. Notamment parce que l’Union européenne a refusé d’accorder au Royaume-Uni le bénéfice de la triangulation de la règle d’origine, ou "cumul diagonal".

Prenons l’exemple du Japon. Si le Royaume-Uni et l’Union européenne ont chacun un accord commercial avec ce pays, les pièces japonaises utilisées par les constructeurs britanniques ne seront pas considérées comme "originaires" au regard de l'accord sur le Brexit. Cela signifie que les producteurs d’outre-Manche ne pourront plus prendre en compte les composants venus du Japon pour atteindre le seuil des 55% de contenu originaire exigé. Et verront dès lors leurs véhicules frappés par 10% de droits de douane en cas d'exportation dans l’UE. C’est la raison pour laquelle Nissan et Toyota auraient demandé au Royaume-Uni de rembourser toute taxe douanière prélevée sur sa production.

Dans la même logique, l’accord commercial entre l’UE et le Canada (CETA) prévoit un cumul d’origine bilatéral qui permet aux produits d’aller et venir sans transformation additionnelle. Le cumul diagonal n’a en revanche pas été accordé au Royaume-Uni, "sans doute pour ne pas en faire un hub de distribution pour l’UE", analyse Elvire Fabry.

A l’inverse, les Britanniques qui restent très dépendants de l’UE n’ont eu d’autres choix que de prévoir une disposition dans leurs accords avec les pays tiers comme le Japon pour considérer que le contenu européen des produits fabriqués sur son territoire étaient "originaires". Sans cela, "ils n’auraient jamais pu s’en sortir", résume Maria Ianculescu.

https://twitter.com/paul_louis_ Paul Louis Journaliste BFM Eco