Le Premier ministre britannique Boris Johnson, à Londres le 16 novembre 2021

Le Premier ministre britannique Boris Johnson, à Londres le 16 novembre 2021

afp.com/Daniel LEAL

D'un côté de la Manche comme de l'autre, même volonté de se montrer inflexible. Le Royaume-Uni a rejeté jeudi l'échéance fixée à vendredi par la Commission européenne pour régler le litige qui l'oppose depuis 11 mois à la France autour de la pêche. En cause : 104 licences permettant aux pêcheurs français d'exercer leur activité dans les eaux britanniques, qui n'ont toujours pas été accordées par Londres. En retour, Paris a menacé de demander un arbitrage au niveau européen et d'aller "au contentieux" si nécessaire. Ce dossier a acquis une dimension toute symbolique pour les deux capitales, décrypte Elvire Fabry, chercheuse à l'Institut Jacques Delors, spécialiste du Brexit et des questions européennes.

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L'Express : Pourquoi le dossier des licences de pêche dans les eaux britanniques électrise-t-il autant les relations entre Paris et Londres ?

Elvire Fabry : Il y a indéniablement un problème spécifique entre Paris et Londres. A l'exception de la France, tous les autres Etats membres de l'Union européenne qui pêchaient avant le Brexit dans la zone allant de 6 à 12 milles marins au large des côtes britanniques - les plus poissonneuses - ont obtenu leurs licences. Les Français ont à juste titre le sentiment d'avoir droit à un traitement spécial de la part du Royaume-Uni : que le problème n'est pas simplement technique - pour prouver que les navires ont bien historiquement pêché dans ces eaux - mais qu'il y a bien une dimension politique en toile de fond. Cela explique l'exaspération et la ténacité du gouvernement français dans ce dossier.

Pour quelle raison la France est-elle visée spécifiquement ?

C'est toute la question. Il faut se souvenir qu'Emmanuel Macron avait maintenu une position très dure lors des négociations sur le Brexit, y compris pour garder un accès le plus large possible aux eaux de pêche britannique. Par ailleurs, il est aux yeux de Boris Johnson le plus ardent défenseur de l'Europe, et représente à ce titre une cible de choix. Il ne semble donc pas mécontent de lui mettre ce caillou dans la chaussure alors que la présidence française du Conseil de l'Union européenne et la campagne présidentielle française vont s'enchaîner en début d'année prochaine.

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Il y a aussi une dimension propre à la situation politique interne du Royaume-Uni. Boris Johnson est actuellement très chahuté sur la question migratoire, notamment depuis le drame qui a causé la mort de 27 migrants dans la Manche fin novembre. Selon un récent sondage, sa cote de popularité est de 24%, son plus bas historique. De plus, le soutien dont il bénéficie au sein même du parti conservateur chute également. Se montrer ferme avec la France est donc pour Boris Johnson un moyen de détourner l'attention.

Avec 104 licences de pêche non distribuées aux pêcheurs français, le poids économique de ce dossier reste relatif à l'échelle de l'économie française. A-t-il pris une dimension symbolique des deux côtés de la Manche ?

Absolument. Ce n'est pas un dossier qui a un impact significatif sur l'économie française. En revanche, son impact est décisif pour les pêcheurs français concernés, puisqu'il touche leur coeur d'activité. Le règlement de ce contentieux reste pour la France une question de principe, puisqu'il s'agit de l'engagement de bonne foi à appliquer l'accord post-Brexit qui a été conclu. Paris affiche une position ferme, et a sollicité l'appui de Bruxelles, pour ne pas laisser Boris Johnson aménager à sa guise l'application de cet accord post-Brexit. La France met en garde contre le risque qu'une réponse tiède des Européens ouvre la porte à d'autres remises en cause de l'accord par le gouvernement britannique.

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Du côté britannique, il y a aussi une dimension symbolique. Pour Boris Johnson, c'est une illustration directe de la doctrine du "take back control" (reprendre le contrôle) qu'il porte depuis le référendum du Brexit, et qui s'applique aux eaux britanniques. C'est un moyen pour lui d'apparaître intransigeant, en refusant de se conformer aux injonctions de la Commission européenne et de la France. Mais cette posture, qu'il maintient aussi sur l'enjeu majeur du respect du protocole d'Irlande du Nord, porte préjudice à la fiabilité du Royaume-Uni dans sa capacité à respecter les accords internationaux qu'il signe.

La ministre française de la Pêche Annick Girardin a prévenu jeudi que la France irait "au contentieux" si les 104 licences de pêche encore réclamées au Royaume-Uni n'étaient pas accordées d'ici vendredi soir. Si Londres n'accède pas aux demandes de la France, l'Union européenne prendra donc des mesures de rétorsion...

Si Londres n'accorde pas les licences réclamées par la France d'ici ce soir [vendredi, NDLR], la Commission européenne pourrait effectivement activer dans les prochains jours le mécanisme de règlement des différends prévu dans l'accord post-Brexit. On s'engagerait alors vers une procédure qui prendrait plusieurs mois : avec une phase de consultation, une phase d'arbitrage, puis une phase d'application du jugement prononcé.

Les droits compensatoires pourraient cibler directement les pêcheurs britanniques, en rétablissant des droits de douane sur leurs produits dans les ports européens. Les mesures prises devraient rester proportionnées par rapport aux dommages subis. Mais compte tenu du fait que les Britanniques exportent plus de 70% de leurs prises de pêche sur le marché européen, cela aurait un impact important sur les pêcheurs britanniques.

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