Thématique : Conversation avec Clément Beaune / n°175 (10 janvier 2021)

Introduction

Philippe Meyer :
Le 1er janvier, le Royaume-Uni a quitté l’Union européenne après quarante-sept ans de vie commune. Rien dans l’accord conclu avec les Britanniques ne concerne la défense, la politique étrangère ou la coopération multilatérale, mais les liens n'ont pas été totalement coupés : le Royaume-Uni fait partie de l'Otan ; il est membre de l'Initiative européenne d'Intervention, une structure autonome lancée par Paris et Londres tient à maintenir sa participation au groupe dit “ E3 ”, avec la France et l'Allemagne, qui joue un rôle clé dans les discussions autour du nucléaire iranien. Le Brexit acte un basculement géographique de l'Europe vers l'Est, l’Est où en 2020, l'érosion de l'état de droit et l’esprit de rébellion vis-à-vis de l’UE se sont accentués. Le 22 octobre, le Tribunal constitutionnel polonais a interdit de facto l'avortement. En novembre, Varsovie et Budapest ont bloqué le budget européen 2021-2027 et le plan de relance de l'économie de l'UE, mise à mal par les mesures sanitaires. La crise a pu être surmontée en décembre.
En 2015, l’arrivée de centaines de milliers de demandeurs d’asile avait mis durablement à l’épreuve les 27. Et les États européens avaient réagi sans grande solidarité. Si les arrivées sont depuis moins importantes, les 27 se divisent toujours sur la meilleure façon de réformer le droit d’asile, et de venir en aide aux pays en première ligne, comme l’Italie et la Grèce. Leur principale parade, sous l’égide d’Angela Merkel, a été de s’entendre avec la Turquie de Recep Tayyip Erdogan, à laquelle elle sous-traite à ce jour une grande partie de l’accueil des réfugiés. Difficile dans ces conditions de sanctionner l’expansionnisme d’Ankara au Proche-Orient, en Méditerranée orientale ou dans le Caucase face à la Russie. Un projet de réforme de la gestion de l’asile et de la migration au sein de l’Union a été proposé en septembre par la Commission européenne.
En matière d’élargissement, en novembre, Sofia a opposé son véto à un démarrage des négociations d'adhésion de la Macédoine du Nord à l'UE en raison des différends historiques non résolus entre les deux pays. Par ailleurs, en guise de testament européen, la chancelière allemande lors de la présidence tournante du Conseil de l’UE fin 2020 a poussé à la conclusion avec la Chine d’un vaste accord sur les investissements.
Enfin, le fonds de relance européen de 750 Mds d'Euros (sous forme de 390 Mds d’Euros de subvention et 360 Mds d’Euros de prêt) reposant sur un emprunt commun et une mutualisation du remboursement de la dette sera réparti pour chaque pays selon une enveloppe en partie prédéfinie et dépendant de sa population, de son PIB par habitant ainsi que de son taux de chômage avant le début de la pandémie. La France devrait recevoir de l’Europe autour de 40 Mds d’Euros pour alimenter son plan, baptisé “France Relance”, qui sera doté, au total, de 100 Mds d’Euros.

Kontildondit ?

Nicole Gnesotto :
J’aimerais parler de l’avenir proche de l’Union Européenne, de ce qu’on pourrait appeler « l’Europe d’après ». Il est sans doute trop tôt pour tirer des conclusions définitives, et avec l’Europe, on a l’habitude du verre à moitié vide ou plein. Cette fois-ci nous aurons peut-être une relance de l’intégration et de la solidarité européenne d’un côté, tandis que de l’autre il se pourrait que les divergences entre les pays membres s’accroissent, qu’il s’agisse des « frugaux » ou des « autoritaires ».
Selon vous, de quel côté penchera la balance de la construction européenne, et qu’est-ce qui pourrait la faire pencher vers la solidarité plutôt que vers la division ?
Vous avez je crois été l’une des seules voix à dire que l’Europe d’après serait sensiblement différente de celle d’avant. S’agissant des règles de la zone euro, la France a clairement fait savoir qu’elle n’accepterait pas un retour à la situation antérieure. Notre pays est-il le seul à avoir déjà réfléchi à un autre fonctionnement possible ? Ou faut-il là aussi s’attendre à de grandes divergences entre les Etats membres ?

Clément Beaune :
L’Europe d’après quoi, déjà ? S’agit-il du Brexit, de Trump, de la crise sanitaire ...? L’Europe vient de vivre une succession de chocs et de crises dans la dernière décennie. Elle n’y a pas toujours bien répondu, je pense par exemple à la crise de la zone Euro, où les solutions étaient tardives, incomplètes, voire néfastes à certains égards (la réponse au problème de la Grèce, la précipitation à réduire les déficits ...), mais cela a servi. A répondre mieux aux crises actuelles notamment. On le voit par exemple avec l’achat de vaccins, le plan de relance, etc.
Je ne crois pas que nous soyons dans la situation d’une Europe « à deux vitesses », ou à deux groupes d’Etats diamétralement opposés sur tout. Je pense que l’Europe à venir sera plus différenciée, mais pas qu’elle va évoluer en deux « camps » irréconciables. Nous continuerons à 27 pendant un temps, il est probable que nous nous élargissions un peu d’ici une dizaine d’années, avec des pays des Balkans notamment, mais l’Europe devrait tourner autour d’une trentaine d’Etats membres. Alors bien sûr, nous avons déjà du mal à 27, nous n’arrivons pas à avancer sur les enjeux les plus critiques tous ensemble (la défense, la fiscalité par exemple) ; mais ce n’est pas si grave. Il y a eu ces dernières années une espèce d’obsession de l’unité (de la part des Allemands notamment). Elle a été bénéfique sur les valeurs fondamentales comme l’Etat de droit, l’unité du marché face au Brexit, etc. Mais concrètement, nous ne pourrons pas être toujours tous d’accord sur tout au même moment.
Il nous faut donc définir un socle de ce qui doit être commun : nos valeurs, nos institutions et notre marché. En dehors de cela, il y aura inévitablement des clubs qui s’entrechoqueront, mais le fait même que l’on n’ait pas une division unique sur tous les sujets est vital. Si nous avions une telle fracture (Est-Ouest ou Nord-Sud) sur tout, l’Union n’y survivrait pas. Mais comme nous n’avons pas exactement les mêmes divisions d’un sujet à l’autre, nous parvenons malgré tout à avancer. Je prends un exemple visible : la Pologne. Nous ne sommes pas sur la même ligne quant à la question de l’Etat de droit, tout le monde le sait. En revanche, en matière de politique industrielle, de politique de concurrence, de taxation du numérique, nos deux pays poussent souvent des réformes identiques. Je n’ai aucun scrupule à le faire, dès lors que nous restons fermes sur tout le reste. Tant que les différences des uns et des autres varient d’un sujet à l’autre, il y a de la place pour construire des choses en commun. Nous pouvons non seulement sauver, mais renforcer l’Union.
Puisque nous réfléchissons à l’après-Covid, je pense qu’il serait en effet absurde s’imaginer que tout redeviendra comme avant. Vous avez évoqué l’exemple des règles budgétaires. Sur ce point, les possibilités sont les suivantes. Soit on remet sur la table le livre ancien, celui des règles et des dogmes d’avant, mais il sera purement théorique, et appliqué par personne. Soit on n’a plus aucune règle, mais je n’y crois pas non plus. Soit on anticipe, et on imagine un nouveau pacte de stabilité, un projet qui stimule la croissance. C’est exactement l’erreur que nous avons faite après la crise financière de 2008 : avoir cru que l’on allait revenir à l’avant-crise, comme s’il ne s’était agi que d’un phénomène passager. Je souhaite que nous ne vivions pas à nouveau dans une telle fiction, dans ces théories que personne ne met en pratique. Soyons lucides : nous avons besoin d’investissements, de relance, nous ne réduirons pas nos dettes massivement et d’un coup. Cela ne signifie pas pour autant un laxisme budgétaire. Mais essayons cette fois-ci de regarder la réalité en face.

Michaela Wiegel :
Puisque nous parlons de l’avenir, je souhaite vous interroger sur le couple franco-allemand. De fait, il est devenu encore plus prépondérant dans l’Union avec la sortie du Royaume-Uni.
Le mandat de Mme Merkel touche à sa fin. Elle est allée très loin dans les changements de perspective, notamment en ce qui concerne le plan de relance. Pensez-vous que ce changement de mentalité sera durable ? A-t-on une base fiable pour préparer la présidence européenne de la France, au moment où l’Allemagne va entrer dans une période électorale ?

Clément Beaune :
Ces changements à venir, tout proches, créent d’ores et déjà quelques tensions et incertitudes, il faut le reconnaître. Ces derniers jours, l’Allemagne a vécu une polémique concernant l’achat des vaccins : était-ce une bonne idée de les acheter ensemble (à l’échelle européenne) ? Aurait-on dû le faire plutôt à l’échelle nationale ? Il me semble que ce genre de question est en réalité lié à la succession de la chancelière, et à la compétition entre les partis allemands. Il est évident que ce genre de crispations et d’oppositions va continuer pendant la période électorale.
Je pense malgré tout que le couple franco-allemand restera incontournable, quel que soit le résultat des élections en Allemagne et le nouveau casting politique qui suivra. L’erreur que font parfois les nouveaux dirigeants, qu’ils soient Français ou Allemands, c’est de chercher autre chose. Ce fut par exemple le cas de Gerhard Schröder, qui après la longue amitié Mitterrand-Kohl, chercha du côté de son ami britannique Tony Blair, jusqu’à la crise irakienne où France et Allemagne se sont ressoudés. Mais cela a fait perdre du temps. Nicolas Sarkozy a lui aussi cherché, au début de son mandat, un rapprochement avec le Royaume-Uni. Le président Macron n’a jamais fait cette erreur, il n’a jamais cherché d’autre socle que le couple franco-allemand. Il s’efforce de l’élargir bien sûr, mais l’Allemagne reste tout à fait centrale. Il s’agit d’ailleurs d’assumer les divergences, et de ne pas nier les tensions. On se souvient au début de la crise sanitaire, que les points de vue étaient très différents quant à la relance et à l’endettement commun. Mais nous avons fini par trouver un accord. Croire au franco-allemand, c’est autre chose que de se contenter de « la photo souvenir ». Les commémorations sont très importantes bien sûr, mais il faut aussi de la politique. Et cela passe par des tensions ou des heurts, mais c’est ensemble que nous avançons, pas en allant chercher quelqu’un d’autre pour oublier nos différences.
Je crois que ce socle survivra à Mme Merkel. L’héritage et l’ombre de la chancelière se feront de toutes façons sentir longtemps dans la vie politique allemande, le président Macron deviendra le titulaire de « l’ancienneté » dans le couple, inversant ainsi le rapport. Je ne suis donc pas très inquiet sur ce plan, même si je sais qu’inévitablement, une période électorale apportera son lot de cahots, mais quelles que soient l’identité et la couleur politique du nouveau chancelier, il devra sur le plan européen « faire du Merkel » pendant un moment au moins. Le couple franco-allemand restera incontournable dans l’Europe de l’après-crise sanitaire.

Richard Werly :
Il y a un feuilleton douloureux dont la première étape vient de s’achever : le Brexit, ce douloureux divorce que vient de vivre l’Europe. Ma question portera sur la souveraineté. On voit que ce thème est très important dans les opinions publiques des Etats membres, et il est souvent posé sur le mode d’une reconquête. Un seul pays a quitté l’Union Européenne, mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas chez d’autres ce même souci de « retrouver » leur souveraineté. Comment fait-on pour redonner aux populations européennes le sentiment qu’elles ne l’ont pas perdue ?
Et en tant que Suisse, je vous pose aussi la question suivante : ne pensez-vous pas qu’il soit possible pour un pays d’Europe de vivre bien, en dehors de l’Union ? Peut-on s’attendre à ce que d’autres pays la quittent ?

Clément Beaune :
Sur votre dernière question, personnellement je ne l’espère pas, et je ne le crois pas dans les années qui viennent.
A propos de la souveraineté, le président de la République défend cette idée d’une souveraineté européenne, et on le lui reproche beaucoup. Un large spectre politique, des gaullistes « gardiens du temple » jusqu’aux extrémistes, prétend que ce concept de souveraineté européenne n’est qu’une trouvaille de marketing, un contre-sens politique, et qu’il ne saurait y avoir de souveraineté que nationale.
Juridiquement parlant, je suis d’accord. Et je ne suis absolument pas le défenseur d’un fédéralisme désincarné, qui nierait la nation. Nous avons évoqué ce terme de « souveraineté européenne », en tirant un peu sur les fils conceptuels je le reconnais, précisément pour répondre au point que vous évoquiez : le « take back control ». C’est davantage ce terme qui est une construction de communicants, très réussie il faut bien le reconnaître, puisqu’il synthétise en effet une préoccupation très profonde de nombreux citoyens européens. Ce sentiment de « dépossession » traverse le monde, en Europe on le retrouve chez les Gilets Jaunes, dans le vote pour l’AFD en Allemagne ... Il y a le sentiment d’une perte de contrôle, voire d’identité. On aurait d’ailleurs tort de ne voir dans le Brexit que du nationalisme mal placé, de considérer que les Britanniques n’ont rien compris et que nous allons continuer notre heureux chemin européen.
C’est précisément pour cela que nous avons parlé de souveraineté européenne. En prenant cette notion dans une acception un peu large, c’est à dire en définissant la souveraineté comme : « être capable de défendre ses intérêts et ses valeurs ». Si l’on est d’accord sur cette définition, alors je suis convaincu que la bonne réponse se situe pour la France et ses partenaires dans le renforcement du club commun, plutôt que dans des replis nationaux. Regardons quelques grands défis auxquels les citoyens sont sensibles. La lutte contre le changement climatique, la maîtrise des flux migratoires, la lutte contre le terrorisme, la souveraineté technologique ... Est-il possible de répondre à cela seulement à l’échelon national ? Je ne le crois pas. Cela signifie-t-il pour autant que l’Europe fait tout bien ? Évidemment non, et il y a beaucoup à faire, à réformer.
Mais c’est je crois le vrai débat d’aujourd’hui. Mme Le Pen, M. Mélenchon ou à présent M. Montebourg, nous disent que l’Europe ne sait pas être autre chose qu’un grand naïf mondial ouvert à tous vents. Je ne le crois pas non plus. Je pense qu’elle l’a été, mais qu’il n’y a aucune fatalité à ce que cela continue. Si nous voulons donner une traduction effective à cette notion de contrôle ou de maîtrise, il faut les porter au niveau européen.
C’est exactement la question qui va se poser avec le Brexit. Personnellement, je pense que les Britanniques ont fait le mauvais choix. Mais c’est à nous qu’il appartient d’en faire la démonstration. Si les Britanniques se montrent plus rapides que nous, si nous les laissons faire ce qu’ils veulent, n’adaptons pas nos normes ou n’imposons pas de tarifs douaniers, à ce moment là nous leur donnerons raison, et montrerons que le Brexit n’était pas une si mauvaise idée. Il s’agit donc d’un combat à mener. Et je suis convaincu qu’on le mène mieux au sein de l’UE. Nous avons posé ces dernières années un certain nombre de jalons, nous contrôlons mieux par exemple les investissements stratégiques ; le plan de relance est une vraie étape de la construction européenne, l’acquisition commune de vaccins pose les linéaments d’une Europe de la Santé, nous avons défendu le droit d’auteur au niveau européen, bref les choses avancent. Il me semble que nous avons fait le changement mental vers la politique de la souveraineté européenne. Et je n’y vois nulle contradiction avec la souveraineté nationale, bien au contraire. C’est même la garantie de l’existence durable de la souveraineté française.

Jean-Louis Bourlanges :
Si je devais fonder un club européen, je l’appellerais « Menenius Agrippa », du nom de ce chef romain qui réconcilia patriciens et plébéiens, en leur expliquant que l’estomac, même invisible, était indispensable au bon fonctionnement du corps. L’estomac européen, ce sont les institutions, dont tout le monde ou presque se fiche royalement. A part une poignée de gens comme nous, les institutions européennes font plutôt bailler d’ennui. La Commission, le Parlement, le Conseil de l’UE (qui n’est pas la même chose que le Conseil Européen), la Cour de Justice ... La plupart de nos concitoyens s’y perdent un peu et ne savent pas qui fait quoi, et comment. Je suis convaincu que l’essentiel est de clarifier le débat institutionnel pour que les gens comprennent ce qu’est l’Europe, ce qu’elle n’est pas, et quelles sont les modalités de la démocratie à l’européenne.
Vous avez parlé d’une Europe de « clubs », avec des membres en accord ou en désaccord sur certains points. Cela pose un problème institutionnel précis: celui du contrôle parlementaire. Le mécanisme européen est un système articulé entre une capacité d’initiative de la commission, une capacité de décision du Conseil, une co-décision avec le Parlement élu au suffrage universel, et un contrôle juridictionnel. Comment imaginez-vous combiner cette diversification européenne à cette unité institutionnelle ?
A propos de « l’Europe souveraine », j’ai beaucoup apprécié votre prudence, et votre écart (même s’il est infime) avec la doxa officielle. Car il n’y a pas que les anti-européens à être gênés par ce concept. Il y a aussi des gens défendant l’Europe telle qu’elle est, c’est à dire reposant précisément sur le fait que juridiquement, ce sont les Etats qui sont souverains. La compétence européenne est une compétence d’attribution, alors que ce qui caractérise la souveraineté, c’est d’être « la compétence de la compétence », comme disent les Allemands. Pour moi, l’Union Européenne est une fédération d’Etats souverains. Je me demande si ce terme d’Europe souveraine n’introduit pas, notamment chez nos amis allemands, une certaine confusion. Ne vaudrait-il pas mieux revenir à la vieille conception gaullienne d’une « Europe indépendante » ?

Clément Beaune :
Je commencerai par l’aspect institutionnel, en effet très important. Je reste convaincu que le chemin parcouru depuis les débuts de la construction européenne jusqu’aux années 2000 est bouché. On pourrait, en caricaturant un peu, le résumer ainsi : « c’est par le changement de traités et les conférences diplomatiques que n’ois créons des liens et conférons à l’Europe des compétences plus importantes ». Cela ne fonctionne plus. On peut le déplorer, mais c’est ainsi, depuis les referendums perdus en France et aux Pays-Bas en 2005, et malgré les efforts d’ouverture qu’avait représenté la convention présidée par Valéry Giscard d’Estaing. On a d’ailleurs tardé à le comprendre, mais il semble que désormais, ce paradigme de quelques dirigeants qui se réunissent pour rédiger des textes très complexes (fussent-ils de grande qualité) est révolu. Cela crée de la méfiance et du rejet, à un moment où en plus, l’Europe est perçue par les citoyens comme n’apportant pas la protection nécessaire (un sentiment déjà présent avant le Brexit, on se souvient du « plombier polonais »).
Ce chemin habituel est bouché. Cela ne signifie évidemment pas que la réforme institutionnelle n’est pas nécessaire. Pour en donner un exemple concret, je pense que l’un des problèmes auxquels nous faisons face aujourd’hui est la pléthore de commissaires. De toute évidence, la Commission européenne à 27 ne fonctionne pas bien. Il y a bien sûr de bonnes initiatives, mais il y a tant de gens autour de la table qu’il est très difficile d’avancer. Ce problème-ci n’est qu’un exemple, mais il me paraît prioritaire, et je signale qu’il n’est pas nécessaire de changer les traités pour le régler.
Le changement de traités n’est pas un tabou, mais il y a beaucoup de choses qu’on pourrait réformer sans y avoir recours, qu’il s’agisse de notre politique migratoire, commerciale ou de concurrence par exemple. C’est un peu l’idée qu’il y a dans cette conférence sur l’avenir de l’Europe que nous avons proposée il y a quelques mois : examinons les problèmes européens par thème, et voyons ce qu’il conviendrait de faire pour les régler. Si le gage d’efficacité est la réforme des institutions, il me semble qu’elle s’imposera assez naturellement.
La différenciation en Europe ne doit pas aboutir à une multiplication des institutions, je crois à la force des institutions existantes. La question du contrôle parlementaire est difficile à résoudre, mais plutôt que de créer un Parlement spécifique à chaque question, il faut être créatif pour imaginer que le contrôle parlementaire puisse s’adapter au format. Ceci en revanche, nécessitera à terme une modification des traités. Pratiquement ou juridiquement, il n’est pas impossible que le Parlement Européen puisse contrôler le budget de la zone Euro ou le plan de relance, dans un format où n’interviennent que les pays participants à ces opérations-là. On ne peut pas avoir des coopérations renforcées entre clubs sans un contrôle parlementaire adapté. Ce n’est pas insurmontable, mais ce n’est pas prévu aujourd’hui.
Sur la question de la souveraineté européenne, je partage vos réticences. Je vais dire un mot de la genèse de ce concept que nous utilisons. Si nous utilisons ce -beau- mot de souveraineté depuis la campagne présidentielle, c’est déjà pour ne pas le laisser aux « souverainistes », dont je pense qu’ils promeuvent une supercherie. Ils nous disent grosso modo : « puisque la souveraineté est la compétence des compétences et qu’elle ne provient que du peuple, elle appartient aux nations, et dans ces conditions, la construction européenne est une folie ». Je voulais casser ce lien en disant qu’on peut tout à fait être pour la souveraineté nationale et accepter la construction européenne. Les deux n’ont pas à s’opposer inévitablement. Ce terme de « souveraineté européenne » est donc un raccourci. Mais je suis d’accord que si l’on déploie le raisonnement, on arrive à ce que vous évoquiez. En outre, il y a une difficulté supplémentaire : d’un pays à l’autre, le terme ne résonne pas de la même façon. Mais cet écueil-là est de toutes façon le propre de tous les débats européens ...
Peut-être faut-il trouver un terme meilleur, mais lequel ? Vous savez que dans les documents bruxellois actuels, il est beaucoup question « d’autonomie ». Personnellement, je n’aime pas beaucoup ce mot, car je trouve qu’il manque de beauté, d’histoire et d’écho. Vous suggériez « indépendance ». Pourquoi pas ? Je ne suis pas politologue, mais j’ai peur que « l’indépendance » manque de « puissance ». Pour le dire vite : on peut être indépendant et tout à fait impuissant. Mais l’essentiel n’est pas le terme, mais l’idée qu’il y a derrière, et que nous voulons défendre : on peut être à la fois attaché à la défense des intérêts et des valeurs françaises sans pour autant s’opposer à la construction européenne.

Philippe Meyer :
On prête à Jean Monnet ce mot : « si c’était à recommencer, je commencerais par la Culture ». Que peut et veut l’Europe dans ce domaine ?

Clément Beaune :
Voilà encore un domaine où les anti-européens acharnés m’agacent. A les écouter, les termes d’identité ou de culture feraient mauvais ménage avec l’Europe, et il faudrait inventer une politique culturelle européenne. Mais l’Europe culturelle n’a attendu ni Jean Monnet ni Robert Schuman pour exister ! Les cathédrales, les grands auteurs, les musiciens ou les peintres préexistent à la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier ... Il n’y a pas à « inventer » une culture européenne. Je cite souvent cette description de l’identité européenne de George Steiner, qui me paraît indépassable : les cafés, la marche, le paysage façonné par l’Homme et à taille humaine ... Tout cela est déjà là, et à mon avis rien ne serait pire pour les eurosceptiques qu’une politique culturelle venue de Bruxelles. Ce serait transformer la Culture en bureaucratie.
En revanche, mieux défendre un modèle culturel européen, voilà la vraie défense de la Culture européenne. Non pas pour promouvoir une culture figée ou étriquée, mais pour assurer la survie de la Culture européenne. C’est pourquoi nous nous sommes battus pour le droit d’auteur par exemple. Si les plateformes numériques peuvent faire ce que bon leur semble avec leurs contenus, sans aucune référence, contrôle ou rémunération, c’est la mort des créateurs.
Une politique culturelle européenne me paraît donc passer par l’élargissement d’outils développés en France (je me permets ce cocorico), comme le droit d’auteur, leur adaptation au règne des géants du numérique, pour leur donner des obligations de création, de financements, de quotas culturels, de rémunérations ... Il n’y a pas à inventer une culture artificielle dans un bureau, mais à défendre une diversité qui existe déjà.

Richard Werly :
Il y a un sujet particulièrement compliqué aujourd’hui, et c’est en effet celui des géants de l’internet dont vous venez de parler. On vient de voir la concrétisation du pouvoir des plateformes numériques avec le bannissement de Donald Trump de Twitter, qui suscite une grande controverse.
En matière de numérique, l’Union Européenne n’a-t-elle pas déjà perdu la bataille ? Est-il raisonnable de penser qu’à court terme (car il y a urgence) un géant numérique européen puisse émerger ?

Clément Beaune :
Je ne crois absolument pas qu’il s’agisse d’un combat déjà perdu ou d’arrière-garde. Tout dépend comment on le définit, évidemment. Par exemple, l’idée d’un « Google européen » me semble en effet complètement illusoire. Il ne s’agit pas de rattraper un train raté depuis longtemps.
Pour agir sur la réalité, il faut déjà la regarder en face. Les grandes plateformes sont là, et Google représente par exemple 97% du marché européen de la recherche sur internet. C’est une situation de quasi-monopole. Et comme on le sait, le monopole appelle le monopole : une fois que vous avez le contrôle du moteur de recherche, rien de plus facile que d’y promouvoir vos propres contenus.
Par conséquent ces plateformes, qui sont de facto devenues des espèces de services publics de l’information, doivent absolument être régulées. Des outils ont été mis en place, que la Commission a présentés début décembre, pour pouvoir sanctionner ce genre d’abus monopolistiques. Et ces outils pourraient être repris ailleurs, comme aux Etats-Unis par exemple, où se pose aussi ce problème de la régulation. Ce combat n’a donc rien de passéiste.
Pour ce qui est de la prochaine révolution technologique, dont je n’ai évidemment pas les clefs, c’est à nous de veiller à ce que la prochaine vague d’innovations comporte un géant européen. Cela passe des investissements, mais aussi par le marché commun. Aujourd’hui, beaucoup d’entreprises le disent : les marchés nationaux, même grands, ne sont plus l’échelle à laquelle la compétition se joue désormais. Nous avons la chance d’avoir en Europe le plus grand marché ouvert du monde, mais nous n’avons pas encore le cadre d’investissement nous permettant la prise de risques nécessaire pour avoir le « Google de demain ».
Il ne faut pas confondre la régulation de l’existant, qui concerne nos vies d’aujourd’hui, et la préparation de l’avenir. Rien ne s’oppose à ce que les batteries de demain, ou le nouvel internet soient européens.

Michaela Wiegel :
J’aimerais vous interroger sur la communication de l’Europe. Vous avez en quelque sorte gagné vos lettres de noblesse depuis que Boris Johnson a demandé à Emmanuel Macron de vous virer car il n’appréciait pas vos tweets sur les suites du Brexit. Comment envisagez-vous l’avenir de la communication de l’UE ? Comment s’insèrent les dirigeants européens dans cette communication ?
On voit en ce moment avec les vaccins que cette bataille de la communication est loin d’être gagnée. Il y a une espèce de compétition entre les pays sur le nombre de gens vaccinés, qui est bien plus audible que les déclarations des dirigeants européens ...

Clément Beaune :
Je crois qu’il faut se montrer beaucoup plus combatif. Ce n’est pas le contenu de ce que publient les institutions européennes qui est en cause. L’Europe est une construction politique jeune (et pas si politique que cela d’ailleurs), et pour le moment, on la charge de tous les défauts à la première difficulté. L’Europe est un bouc émissaire bien pratique. On l’a vu récemment avec cette polémique en Allemagne sur les vaccins. Des jours durant, on accusait la France et l’Europe d’être responsables des lenteurs, sans que ce soit très étayé (sachant même que c’était faux), et sans que personne ne la défende.
La communication européenne doit d’abord assumer la controverse politique. La meilleure communication pour l’Europe, c’est de faire de la politique. Au début de la crise sanitaire, vers le mois de mars, souvenez-vous à quel point les débats étaient tendus quand aux « Eurobonds » ou aux « coronabonds ». Cela n’a pas été facile, c’est le moins qu’on puisse dire, mais cela a permis de montrer que rien n’était joué d’avance, que l’Europe n’était pas figée, que c’est un espace d’affrontement d’idées, et que c’est tant mieux. On se souvient que le premier ministre italien a critiqué les positions allemandes par exemple, mais le débat était là, il était visible, et il a débouché sur des avancées concrètes. L’Europe à ce moment là n’était pas perçue comme cette chose lointaine, technocratique et désincarnée, mais comme des gens qui se parlent et règlent des problèmes ensemble.
Il n’y a pas de « bonne » communication sans sentiment d’appartenance. Si l’on blâme l’Europe à tout bout de champ, c’est qu’on ne se sent pas vraiment y appartenir. Je ne dis pas cela comme un fédéraliste voulant imposer d’en haut une culture européenne préfabriquée, mais je trouve par exemple regrettable que sur nos billets de banque, sur ces Euros qui sont l’un de nos plus grands acquis, ne figure aucune grande personnalité européenne. Cela n’aide pas à s’approprier un patrimoine culturel ou une identité. C’est par ce type de figures, par les récits nationaux (même si je sais que le terme est contesté) que cela passe. Nous n’avons pas cela au niveau européen. Nous avons Erasmus, et c’est formidable, mais c’est tout de même assez anecdotique.

Philippe Meyer :
Sur la question des billets de banque, si vous aviez la possibilité de publier les comptes rendus des débats de ceux qui ont décidé quoi y faire figurer, ce serait très instructif. Il y a de quoi rire parfois, mais on comprend aussi comment et dans quelles conditions extraordinairement pusillanimes ces décisions ont été prises.

Nicole Gnesotto :
J’aimerais revenir à ces questions d’indépendance, d’autonomie ou de souveraineté de l’Europe. Je me demande déjà si le vieux concept d’Europe politique n’est pas l’idée moderne d’aujourd’hui. J’aimerais vous entendre sur l’impact de l’élection de Joe Biden, ce retour à une Amérique « normale », sur la politique européenne et française. Nous avons tous remarqué qu’il y avait eu un grand soupir de soulagement chez nous et nos partenaires européens, mais il s’est accompagné de l’idée que tout allait redevenir comme avant, avec un bon vieux leadership américain qui permettrait aux européens de s’occuper de ce qui leur importe, leur prospérité, en laissant le reste aux Américains.
Ne pensez-vous pas que cette « normalisation » de l’Amérique risque de compliquer la mise en place de cette vision française de la « souveraineté européenne » ?

Clément Beaune :
Je pense que le risque existe, en effet. Le soulagement domine, mais il n’enlève rien à la difficulté de la tâche. A l’inverse, il est vrai que Donald Trump a été une forme d’aiguillon, et il nous a clairement aidés à nous concevoir en tant qu’Européens, dès lors que l’Amérique semblait tout d’un coup si différente. Mais beaucoup des tendances exprimées par Trump (de cette façon souvent brutale, grossière, et peu amicale) ne datent pas de lui. Sous la présidence d’Obama déjà, les Etats-Unis ont amorcé ce basculement vers le Pacifique. Je suis plutôt agréablement surpris de constater que de nombreux Européens font le même constat que les Français, à savoir que sur bien des points, l’administration Biden sera en continuité avec celle de Trump, et non en rupture. Même si le ton, lui, devrait changer profondément.
Sur certaines questions, comme la sécurité, la France est plus alignée avec les Etats-Unis qu’elle ne l’est avec certains Européens. Si l’on considère par exemple la lutte que la France mène au Sahel contre le terrorisme, on peut collaborer avec les USA, mais fondamentalement, c’est un défi européen.

Jean-Louis Bourlanges :
J’aimerais revenir sur la notion d’identité que vous avez évoquée. Depuis la chute du mur de Berlin, nous ne sommes non seulement pas capables de définir la politique de frontières de l’UE, mais nous n’arrivons même pas à poser le problème, c’est à dire à l’envisager intellectuellement. Il me semble que cette difficulté tient à l’ambivalence profonde du projet européen depuis le début, qui est à la fois de surmonter une altérité (par exemple la différence entre la France et l’Allemagne) et d’exprimer une identité commune encore latente, et pas exprimée dans les Etats. Nous sommes donc dans la situation où nous n’arrivons pas à penser l’élargissement. Non pas à le réaliser, mais j’insiste : à le penser.
Dans ce domaine, la France a pris des initiatives intéressantes. Dans le papier que vous avez rendu public il y a quelques mois, vous avez pointé les limites de la politique d’élargissement, notamment en direction des Balkans, dont l’inclusion entraînerait des modifications assez sensibles du mode de fonctionnement de l’Union. Tout cela est très bien, mais fondamentalement, comment concevez-vous l’identité européenne, afin qu’elle soit perçue comme créatrice ? Cette difficulté à penser l’Europe comme une civilisation particulière, et non seulement comme une ébauche d’universel, pose un problème existentiel absolument fondamental pour l’Union.

Clément Beaune :
Je suis entièrement d’accord. Dans l’article que vous évoquez, j’écris que le projet européen s’étant forgé contre la notion de puissance (pour ne pas réitérer ce qui a abouti à la deuxième guerre mondiale), nous nous sommes dit que nous allions être mis sous tutelle américaine en ce qui concerne la sécurité, et que pour le reste nous resterions dans un cadre de démocraties libérales, au sein duquel nous allions collaborer entre Etats, par le marché d’abord. Dans cette construction, toute notion qui pouvait renvoyer à la puissance ou à l’Etat était bannie : les frontières, les limites, la protection, l’affirmation d’intérêts, etc.
Aujourd’hui, tout le monde reproche cela à l’Europe en disant : « pourquoi ne le faites-vous donc pas ? » alors qu’elle a été construite précisément sur autre chose. Pour le dire vite, il s’agit de changer de logiciel, et sans tarder, sans quoi nous aurons d’autres Brexit. Et la question des frontières est cruciale. Contrairement à ce que certains souverainistes essaient de me faire dire, je ne suis pas du tout un apôtre du « no border ». Les gens se replient d’autant plus vers les frontières nationales quand ils ne voient pas de limite à l’espace européen. Je crois que l’élargissement vers les pays des Balkans se fera. Pas tout de suite, et pas facilement, et il n’adviendra que dans une Europe différenciée. Mais il est dans notre intérêt, en revanche aller au-delà n’a à mon avis pas de sens. La notion de frontière fait partie des éléments de sécurisation que les Européens attendent de leur projet politique, j’en suis convaincu.

Richard Werly :
Pourquoi l’UE doit-elle s’élargir aux pays des Balkans ? Dans les opinions publiques européennes, accueillir certain de ces pays passera très difficilement, on le sait.

Clément Beaune :
Y compris en France. Je ne suis pas moi-même un grand fanatique de cette politique d’élargissement, loin de là. Je pense qu’elle a été mal menée dans le passé, mais il faut considérer où nous en sommes aujourd’hui.
D’abord, il y a une attente très forte dans ces pays. Ce n’est pas une raison suffisante bien sûr, mais c’est un paramètre à prendre en compte. La stabilisation politique de ces Etats s’est construite sur cette perspective. C’est d’ailleurs une erreur commise par l’Europe dans le passé, où la seule politique étrangère de l’Union consistait à promettre l’adhésion. On n’a pas construit d’autre outil. Voilà la situation.
Je pense cependant qu’il y a suffisamment de proximité culturelle, et des intérêts de sécurité très forts à pouvoir contrôler cette région, car elle est un lieu de passage très fort, qu’il s’agisse des migrations, du trafic d’armes, de drogues, etc. L’adhésion peut donc être une chance pour tout le monde. Mais elle ne se fera pas tout de suite. Il faudra d’abord des réformes dans ces pays, qui sont loin d’être faites, et aussi une réforme de l’UE, qui ne saurait accueillir ces pays dans sa forme actuelle. Dans une Europe plus différenciée, où tout le monde ne fait pas partie de toutes les politiques tout le temps, il peut y avoir une place pour cet élargissement déjà largement engagé. Mais à des conditions strictes, et pas au-delà. Il est très différent d’envisager l’intégration des pays des Balkans en faisant bien comprendre qu’après, c’est terminé. Nous avons besoin de ce langage de finitude et de frontières pour penser l’Europe politique.

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