Frontex, dont le siège social est à Varsovie (Pologne), est chargé de surveiller les frontières extérieures européennes

Frontex, dont le siège social est à Varsovie (Pologne), est chargé de surveiller les frontières extérieures européennes

afp.com/Wojtek RADWANSKI

Un appareil aux couleurs de l'armée de l'air danoise sillonne le ciel entre la baie de Somme et les Pays-Bas depuis quelques jours. L'avion a été déployé par Frontex, l'agence européenne des gardes-frontières. Il doit repérer les embarcations de fortune qui tentent la traversée vers l'Angleterre. En annonçant son arrivée, cinq jours après la noyade de 27 migrants à Calais, Gérald Darmanin, le ministre de l'Intérieur, a évoqué "une belle victoire", mais regretté qu'elle "ait mis trop de temps". Peu après la tragédie, Emmanuel Macron avait, lui, exigé le "renforcement immédiat des moyens" de Frontex. ­­­

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Ces déclarations ont pu donner le sentiment que la solidarité européenne n'est pas au rendez-vous dans le Pas-de-Calais, alors que les côtes françaises se sont, depuis le Brexit, muées en frontières de l'Union européenne. N'est-ce pas justement la mission des gardes-frontières européens d'intervenir dans ces zones ?

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La réalité est plus complexe. Depuis plus d'un an, Frontex proposait ses services à la France. Sans succès. "Nous sommes prêts à renforcer notre soutien si nécessaire", répète son directeur exécutif, Fabrice Leggeri. L'été dernier, Paris avait décliné une première offre d'aide aérienne, au motif que l'appareil disponible était immatriculé au Royaume-Uni. Inconcevable en pleines tensions politiques avec Londres ! "Ne perdons pas de vue le contexte politique et l'approche de la présidentielle française", pointe une source européenne.

Réticences des grands États-membres

"Frontex, c'est pour les autres !, analyse Yves Pascouau, chercheur associé senior à l'Institut Jacques Delors. Les grands Etats peuvent se montrer réticents car cela revient à avouer qu'ils ne sont pas en mesure de contrôler seuls leurs frontières, l'un des éléments clefs de la souveraineté." D'ailleurs, à l'autre bout du continent, seules la Lituanie et la Lettonie ont appelé l'Europe à la rescousse, dès les premiers signes de l'instrumentalisation de migrants par la Biélorussie. Malgré les exhortations de Bruxelles, la Pologne et son gouvernement nationaliste ont refusé mordicus.

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Un paradoxe, alors que les Vingt-Sept ont fait le choix, ensemble, de muscler leur agence de gardes-frontières, dont le budget (pour la période 2021-2027) dépasse les 5 milliards d'euros. Depuis le 1er janvier, l'Union européenne dispose donc d'un corps permanent placé sous son autorité. D'ici à 2027, son effectif doit atteindre les 10 000 personnes. La semaine dernière, 1 700 agents de Frontex étaient actifs aux frontières communes, dont 12 dans quatre aéroports français.

Image écornée

L'agence grandit vite, trop peut-être. Aux yeux du grand public, son image reste durablement écornée par certaines accusations. Ainsi, elle aurait fermé les yeux sur des pushbacks, des refoulements de migrants, notamment en Grèce. La gestion de son patron, le français Fabrice Leggeri, demeure contestée, y compris au sein de la Commission européenne. De son côté, le Parlement européen a gelé une partie de ses fonds pour l'an prochain. En Suisse, Etat associé à Schengen, une partie de la gauche veut bloquer par référendum la contribution nationale à son fonctionnement.

Fabrice Leggeri, chef de l'agence européenne des frontières Frontex, pose le 16 novembre 2021 au siège de l'organisme à Varsovie

Fabrice Leggeri, chef de l'agence européenne des frontières Frontex, pose le 16 novembre 2021 au siège de l'organisme à Varsovie

© / afp.com/JANEK SKARZYNSKI

Face à ces critiques, Frontex a finalement accéléré le recrutement des "moniteurs indépendants" prévu par la législation. Ceux-ci doivent accompagner chaque opération et veiller au respect des droits humains sur le terrain. Voilà qui ne fait pas forcément l'affaire des Etats : en cas de mauvaises pratiques, ils se verront pointés du doigt. La Lituanie vient ainsi de réduire l'opération Frontex à sa frontière de 120 à 40 personnes. Depuis août, les moniteurs avaient signalé plus de 500 incidents - dont une vingtaine de sérieux - attribués aux gardes-frontières lituaniens.

Manque de confiance

Pas simple d'accepter d'autres Européens en uniforme et en armes sur son sol... Mais les tensions et les contradictions autour du rôle de Frontex reflètent aussi un malaise plus profond sur les questions migratoires.

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Les Vingt-Sept ne se font pas confiance. Ainsi, ils se soupçonnent mutuellement d'inaction face aux migrants qui se déplacent en Europe. L'Elysée réclame un espace Schengen "plus efficace" contre les migrants illégaux, arguant que tous ceux qui terminent leur voyage à Calais ont d'abord traversé le continent, parfois depuis la Biélorussie. "Il semble que, parmi ceux qui veulent traverser le Channel, certains soient passés par ces routes", reconnaît Ylva Johansson, commissaire européenne aux Affaires intérieures.

Le système d'asile européen, dit système de Dublin, prévoit pourtant que les demandes soient déposées dans le premier pays d'accueil. Mais il ne fonctionne pas. Depuis la crise migratoire de 2015, les Européens échouent à le réformer : quelles responsabilités pour les pays où arrivent les migrants ? Quelle solidarité des autres pays ? Quelle répartition des demandeurs d'asile ? En France, mais pas seulement, le sujet est politiquement inflammable, même si seulement 160 000 personnes sont arrivées en Europe cette année.

Régime d'exception

La dernière proposition, le "pacte migratoire" présenté par la Commission européenne en septembre 2020, s'enlise. "Tant qu'il n'y a pas de réforme en profondeur, l'Union européenne restera plus vulnérable et moins préparée à réagir face à des circonstances changeantes", met pourtant en garde un document interne rédigé en octobre pour les dirigeants européens.

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En attendant, Bruxelles apporte des réponses plus ponctuelles et parfois controversées. La Commission européenne a proposé le 2 décembre la mise en place d'un régime d'exception en Pologne, Lituanie et Lettonie. Il prévoit que les demandeurs d'asile pourront être retenus quatre mois dans un centre fermé proche de la frontière avec la Biélorussie, le temps que leur dossier soit examiné. Elle devait aussi présenter mardi 14 décembre une réforme du code de l'espace Schengen. Il s'agit de préciser les conditions qui permettent d'effectuer des contrôles aux frontières à l'intérieur de l'UE. Sous la pression de la France, des modalités devraient être prévues pour renvoyer plus facilement chez le voisin - en Belgique ou en Allemagne par exemple - les migrants interpellés dans une zone frontalière.

Est-ce que cela permettra de résoudre la situation à Calais ? Pas sûr. "La solution, c'est, avant tout, d'ouvrir un canal de communication avec le Royaume-Uni quand la température sera retombée ", précise Yves Pascouau. Mais, face à Londres, Paris veut pouvoir se targuer du soutien européen. C'est peut-être symbolique, mais, politiquement, cela compte.

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