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Analyse

Crises, conflits : les entreprises responsables ?

Face à la guerre en Ukraine, en Israël, de plus en plus, les entreprises occidentales sont sommées de vendre leurs actifs et de prendre position dans le sillage de leurs engagements RSE. L'émergence d'une nouvelle « responsabilité géopolitique ». Encore faudrait-il savoir laquelle, vis-à-vis de qui, et où elle s'arrête.

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(Pinel pour Les Echos)

Par Anne Drif

Publié le 22 déc. 2023 à 07:45Mis à jour le 26 déc. 2023 à 07:55

Boycotts, appels au départ : de l'Ukraine à Gaza, les entreprises sont prises à leur tour dans la spirale de la guerre. Auchan, Veolia, Vinci sont mis en demeure de quitter la Russie, quand Bonduelle est pointé du doigt pour un prétendu soutien alimentaire à l'armée russe. Depuis le 7 octobre en Israël, Carrefour est accusé de soutenir les soldats de Tsahal, tandis qu'au Maghreb, L'Oréal, AXA et Danone sont mis à l'index. Jusqu'à l'Asie .

Qu'elles le veuillent ou non, les entreprises sont sommées de rendre des comptes sur leurs choix « géopolitiques », réels ou supposés, leur décision de vendre ou de rester en zone de conflit. Sanctions ou pas.

« Avec la réémergence de blocs géopolitiques, les entreprises ne peuvent plus se protéger derrière l'approche libérale traditionnelle qui en fait des acteurs apolitiques, analyse Aurélien Lambert, enseignant affilié à Science Po et responsable sûreté d'Egis. Elles deviennent instruments et acteurs de cette recomposition des relations internationales et doivent réviser leur stratégie en conséquence. »

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Un nouveau type de « responsabilité géopolitique » s'impose. Il émerge de la fin du « shareholders capitalism » (orienté uniquement vers les actionnaires) et de la montée du « stakeholders capitalism » (orienté vers les parties prenantes de la société) dans le sillage de la RSE.

Lafarge en a illustré le rappel à l'ordre le plus criant . Seul à avoir persisté en Syrie quand tous, de Shell à Total, étaient partis en 2011, le cimentier a plaidé coupable de financement du terrorisme.

« Donner ses actifs pour rien aux Russes, aux oligarques »

Ne rien faire, c'est déjà choisir son camp. « En restant en Russie, les entreprises contribuent indirectement à renforcer l'offensive contre l'Ukraine, estime Bennett Freeman, conseil américain auprès d'institutions et multinationales, promoteur du concept de 'responsabilité géopolitique'. En payant des taxes au gouvernement, elles subventionnent l'effort de guerre. »

« Elles envoient le signe que c'est 'business as usual', s'insurge cet ancien de GE, qui a occupé plusieurs postes au sein de l'administration Clinton. Certains produits peuvent être utilisés en soutien à de l'armement et vos employés mobilisés sur le front. »

Choisir son camp, certes, mais lequel ? Précisément au nom d'une approche responsable, le patron de TotalEnergies, Patrick Pouyanné a expliqué en mars 2022 devoir ne pas quitter d'un bloc la Russie : « Je ne suis pas prêt à donner nos actifs pour rien aux Russes, aux oligarques. Ce serait contraire aux sanctions. Je ne les donnerai pas gratuitement à Monsieur Poutine. Car c'est ce que ça veut dire, partir aujourd'hui. » Rompre son contrat de production de GNL l'obligerait à payer des dizaines de milliards de pénalités aux Russes sans livraison, alors que les Européens eux-mêmes ont décidé de continuer à en importer.

« Partir ou rester, aujourd'hui la question est dépassée, estime Sylvie Matelly, directrice de l'Institut Jacques-Delors. Les entreprises doivent définir leur propre politique étrangère. »

Des entreprises « Port Flag »

Une réponse binaire est forcément limitée, parce qu'en temps de guerre, les entreprises sont aussi des « Port Flag », ou drapeaux navals (associés à l'armée), instrumentalisés à des degrés divers par des parties adverses.

« Derrière les campagnes de boycott anti-françaises, des mouvements religieux extrémistes sont actifs et leurs actions servent plus ou moins l'intérêt de certains Etats, explique un conseiller de groupes au Maghreb, mobilisé depuis le 7 octobre. Les attaques réputationnelles sont exploitées à des fins politiques ou économiques de la part de concurrents locaux. » En Russie, la rumeur d'une liste d'entreprises occidentales nationalisables est entretenue depuis que Danone a été exproprié au profit du clan tchétchène et mercredi encore un champ pétrolier germano-autrichien saisi par le Kremlin.

« La France étant la cinquième marque pays au monde, les entreprises sont en première ligne. Elles sont une composante à part entière de la souveraineté économique française », constate Pierre-Marie de Berny, fondateur du cabinet Vélite, qui classe une quarantaine de groupes français d'envergure internationale, de Safran à Orange, selon leur contribution à la politique économique extérieure. Et de là leur exposition.

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Quai d'Orsay bis

« L'émir du Qatar considère que je suis un emblème de la France », témoignait Patrick Pouyanné, même sans actions de l'Etat. C'est, face à d'autres concurrents, vouloir compter aussi sur l'appui d'un membre permanent du Conseil de sécurité de l'ONU et ses capacités à projeter sa force militaire.

Les entreprises doivent-elles agir pour autant en « Quai d'Orsay » bis ? Rien n'est moins sûr. « La relation qui prime, c'est celle de fournisseur aux gouvernements clients », estime un acteur de l'industrie de défense.

Le groupe pétrolier français qui exploite les ressources de pays souverains, de même, ne choisit pas. L'Arabie saoudite et le Qatar, sunnites, étaient contre son retour en Iran en 2016, puis se sont convaincus que c'était un gage de fiabilité. TotalEnergies se finance à 90 % en dollars, et s'il devait s'aligner sur une politique étrangère, en réalité, la plus impérative serait celle des Etats-Unis face à la menace de sanctions.

Suite à de nouvelles restrictions américaines, le pétrolier français, avec des majors japonaises et chinoises, viendrait de déclencher la clause de force majeure pour suspendre sa participation au mégaprojet arctique russe LNG2 à 21 milliards de dollars.

Modèle Musk

Jusqu'où cette « libre » responsabilité géopolitique peut-elle aller ? Elon Musk l'a assumée à l'excès. Salué en sauveur par un commandant militaire ukrainien - « Sans Starlink, nous aurions perdu la guerre », a déclaré ce dernier -, le milliardaire a ensuite été accusé d'avoir empêché une attaque ukrainienne contre une base de la marine russe, en refusant d'activer ses satellites. « Si j'avais accepté leur demande, SpaceX aurait été clairement complice d'un acte de guerre majeur », a-t-il réagi.

Les conflits éloignés des sols des maisons mères occidentales leur permettent d'agir en zone grise. Mais les « stakeholders » d'une entreprise ne seront jamais ceux d'un Etat. « Nous ne nous substituons pas aux Etats pour déterminer si un pays est fréquentable », rappelle toutefois Patrick Pouyanné. En temps de guerre frontale, la question d'ailleurs ne se pose plus : l'Etat perquisitionne.

Anne Drif

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