Deux semaines après les déclarations controversées d’Emmanuel Macron sur Taïwan, la Chine et les États-Unis, le trouble ne s’est pas dissipé. L’hyper-personnalisation de la politique étrangère autour du président, sa communication débridée, sa prise de décision improvisée et solitaire ont une nouvelle fois contraint les diplomates à une explication de texte sur le mode : « Le président n’a pas voulu dire ça »

Ses ruminations personnelles, citant les stoïciens pour faire comprendre qu’il laisse Taïwan à la République populaire de Chine et Gramsci pour prétendre qu’il a gagné « la bataille idéologique de l’autonomie stratégique européenne », ressemblent plus aux propos d’un commentateur de « think tank » qu’au message calibré d’un chef d’État. « C’est le mode de fonctionnement d’un président narcissique et disruptif qui n’aime rien tant que les petites phrases transgressives, sans visée tactique ou stratégique autre que d’attirer la lumière et de provoquer le débat », analyse un diplomate étranger.

Une nouvelle donne stratégique mondiale négligée

Au-delà d’une rhétorique prolixe et contradictoire – la fameuse dialectique macronienne du « en même temps » –, l’activisme tous azimuts du président néglige la nouvelle donne stratégique mondiale et surestime ses moyens. La guerre d’agression de la Russie en Ukraine, la rivalité sino-américaine et l’axe Moscou-Pékin bousculent le Vieux Continent. Les ouvertures répétées d’Emmanuel Macron en direction de Vladimir Poutine, sans concertation avec les partenaires européens, ont coupé la France d’une grande partie de l’Europe. Son blanc-seing donné par avance à Xi Jinping a accentué la solitude de l’Hexagone.

Le président français semble voir le monde à travers le prisme d’un triangle États-Unis, Chine, Europe, sans prendre en compte l’ambition partagée de la Chine et de la Russie de construire, avec une coalition de pays du Sud, un nouvel ordre mondial post-occidental, aux antipodes du « multilatéralisme efficace » défendu par Paris.

On est loin de 2017, quand Emmanuel Macron célébrait son élection devant le Louvre au son de l’hymne européen. Après les chocs populistes du vote du Brexit et de l’élection de Donald Trump, le président français portait les espoirs des pro-européens et aspirait à combler le vide de leadership créé par une Angela Merkel en fin de mandat. Son discours à la Sorbonne avait donné une nouvelle impulsion à « l’autonomie stratégique européenne ».

La souveraineté militaire, « un rêve qui ne se réalisera jamais »

Au plus fort de la pandémie de Covid-19, le locataire de l’Élysée avait réussi à persuader la chancelière allemande de soutenir un fonds de relance européen alimenté par des emprunts communs. L’UE a ensuite adopté une politique industrielle plus musclée, pris des mesures pour protéger son marché intérieur contre la concurrence déloyale et réduire la dépendance de ses chaînes d’approvisionnement. Sous la pression, des instruments inédits ont vu le jour, comme la facilité de paix destinée à financer des achats de munitions pour l’Ukraine.

Le retour de la guerre en Europe a aussi servi de révélateur. Emmanuel Macron veut positionner comme une puissance stratégiquement indépendante de la Chine et des États-Unis une Europe qui existe avant tout comme un marché. La plupart des pays européens ne souhaitent pas un découplage économique avec la Chine mais, face à la menace russe, ils sont aujourd’hui plus conscients que jamais de la nécessité de l’engagement des États-Unis dans la sécurité européenne.

« La souveraineté européenne, en termes militaires, est un rêve qui ne se réalisera jamais, ou pas avant des décennies, parce qu’il coûte trop cher. Les pays d’Europe de l’Est et les pays Baltes sont, une fois de plus, confirmés dans leur perception que sans les États-Unis, nous sommes totalement sans défense, assène Carlo Masala, professeur de relations internationales à l’université de la Bundeswehr. Paris ne veut pas l’entendre car il va perdre le genre de leadership qu’Emmanuel Macron a toujours prôné. En fait, la France perd de l’influence en Europe. »

« La France d’abord ! »

Après quinze mois de guerre, chacun sait que sans l’assistance militaire de l’Amérique, l’existence d’une Ukraine indépendante et souveraine aurait été sacrifiée. «Inviter les Européens à “accélérer la mise en œuvre” de leur autonomie stratégique serait plus crédible si la France avait su prendre la tête d’un soutien militaire européen résolu à l’Ukraine », avance François Heisbourg, conseiller spécial du président de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS).

« De nombreux États européens perçoivent la politique d’Emmanuel Macron comme “la France d’abord !”, ajoute Jana Puglierin, directrice du bureau de Berlin du European Council on Foreign Relations (ECFR). Une Europe davantage capable d’agir sur la scène internationale ne peut se construire sur les prémisses stratégiques d’Emmanuel Macron. Une Europe forte et un partenariat transatlantique fort ne sont pas contradictoires. »

Au-delà du timing et de la méthode, la politique étrangère française semble incapable de se défaire d’une vision fantasmée de l’héritage gaulliste. Comme si son logiciel restait figé sur « le dernier moment gaullien de la diplomatie française » : l’opposition à l’intervention anglo-américaine en Irak. « En 1961, lors de la crise du mur de Berlin, ou en 1962, lors de la crise des missiles de Cuba, de Gaulle n’appelait pas Khrouchtchev pour chercher un compromis, encore moins Mao pour qu’il ramène le secrétaire général du Parti communiste soviétique à ses sens, rappelle l’ancien ambassadeur Michel Duclos. Jamais de Gaulle ne se présentait en solliciteur. »

La France défiée par la Chine dans la zone indo-pacifique

L’Élysée semble également sous-estimer le lien entre les théâtres de crise – Ukraine, Taïwan, Iran – et leurs conséquences pour l’Europe. «La sécurité de la zone euro-atlantique et celle de l’Indo-Pacifique sont interdépendantes, d’autant plus que la France est défiée par la progression chinoise dans cette dernière zone, souligne Jean-Sylvestre Mongrenier, professeur agrégé d’histoire-géographie et directeur de recherche à l’Institut Thomas-More. Au regard du niveau des enjeux, des rapports de puissance et de l’importance de la cohésion occidentale pour l’unité et la sécurité de l’Europe, il est vain et contre-performant de prétendre jouer les puissances tierces. »

Tout entier captif d’une posture qui « ferait de Paris le tiers pacificateur de la planète », Emmanuel Macron se veut le héraut d’une France « ni alignée ni vassalisée ». Dernier avatar de la « hantise du déclin » décrite par l’historien Robert Frank, la formule attrape-tout « puissance d’équilibres » est désormais utilisée au pluriel dans les déclarations officielles, pour démentir toute notion d’équidistance.

Reste à définir les objectifs, la feuille de route et les résultats attendus de cette position en surplomb. « La vision française post-Suez d’une équidistance européenne des grandes puissances a ses propres problèmes, note le journaliste et essayiste britannique Philip Stephens. L’unification allemande a privé la France de sa prétention à la direction politique de l’Europe.L’élargissement à l’Est a attiré dans l’Union européenne un groupe de nations qui voient dans l’atlantisme une sauvegarde vitale contre le revanchisme russe.Paris a dû crier toujours plus fort pour se faire entendre. »

Des revers au Sahel et au Liban

Vu de Pékin et de Moscou, la posture gaullienne ne trompe personne, même si elle est toujours utile pour exploiter les divergences entre alliés. La France est avant tout perçue comme un membre de l’Union européenne et de l’Otan. Et depuis la fin de la guerre froide, ses politiques convergent de fait avec celle des États-Unis et du Royaume-Uni.

Question classique en stratégie : la diplomatie française ne doit-elle pas mettre ses fins en adéquation avec ses moyens ? Vingt ans de décrochage économique avec l’Allemagne et 3 000 milliards d’euros de dette publique pèsent sur sa capacité d’entraînement. Brandir son siège de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU et son statut de puissance nucléaire n’empêche pas d’essuyer des revers au Sahel, au Liban, dans l’Indo-Pacifique et face à la Russie.

Les élites politiques entretiennent l’illusion de disposer de la « première armée d’Europe » mais d’ici à la fin des années 2020, c’est bien la Pologne qui aura la première armée de terre. Et l’élargissement futur de l’UE à l’Ukraine, à la Moldavie et aux Balkans occidentaux débouchera inéluctablement sur de nouveaux équilibres.

Dans son adresse aux Français, lundi 17 avril, peu après la promulgation au Journal officiel de la loi controversée sur la réforme des retraites, Emmanuel Macron s’est réclamé de « l’indépendance française et européenne », un glissement sémantique au diapason de la classe politique française qui a toujours eu tendance à voir dans l’Europe une « France en grand ».

« Une puissance moyenne en déclin »

« Le discours présidentiel est de plus en plus proche de la position française traditionnelle», décrypte Thierry Chopin, conseiller spécial de l’Institut Jacques-Delors et professeur invité au Collège d’Europe. « La France utilise l’Europe comme un multiplicateur de puissance, un instrument au service de la défense de ses intérêts nationaux. L’ambivalence entre agenda de souveraineté nationale et agenda de souveraineté européenne est particulièrement visible en matière d’armement, d’industrie et de technologie. »

Parmi « les sept péchés capitaux de la diplomatie française » recensés par un ancien diplomate sur le blog du Centre Thucydide de l’université Paris 2, on trouve : myopie stratégique, surestimation, arrogance, grandeur fantasmée, excès de communication et sentimentalisme…

« Le discours français de politique étrangère pseudo-consensuel n’est en réalité qu’un moyen d’éviter un débat difficile, affirme Olivier Schmitt, professeur de science politique à l’Université du Sud-Danemark. La France est une puissance moyenne en déclin.La grande cause nationale devrait être de repenser la place du pays dans le monde et de réinventer un modèle de société. La meilleure chose qui pourrait arriver à notre pays serait de suivre une trajectoire comparable à la Suède, l’atterrissage contrôlé d’une ancienne grande puissance qui a réinventé son rôle en acceptant ses limites. C’est tout un paradoxe de voir Emmanuel Macron, un enfant de la mondialisation, né en 1977, rejouer le gaullisme anachronique des années 1960. »

--------------

Le président Macron, un récidiviste des phrases chocs

Dimanche 9 avril. « La pire des choses serait de penser que nous, Européens, devrions être suivistes sur ce sujet et nous adapter au rythme américain et à une surréaction chinoise » (entretien aux Échos et au site Politico dans l’avion qui le ramène de Chine).

Juin 2022. « Il ne faut pas humilier la Russie pour que le jour où les combats cesseront, nous puissions bâtir un chemin de sortie par les voies diplomatiques » (entretien dans La Dépêche du Midi).

Novembre 2019. « Ce qu’on est en train de vivre, c’est la mort cérébrale de l’Otan (...) Vous n’avez aucune coordination de la décision stratégique des États-Unis avec les partenaires de l’Otan et nous assistons à une agression menée par un autre partenaire de l’Otan, la Turquie, dans une zone où nos intérêts sont en jeu » (entretien à l’hebdomadaire britannique The Economist).