En Géorgie, « la pression monte sur le parti prorusse Rêve géorgien »
INTERVIEW – Arrêt des négociations d’adhésion à l’UE, législatives truquées… Depuis fin novembre, la Géorgie est secouée par les manifestations. A l’international aussi, le parti au pouvoir est mis sous pression. C’est pourquoi Thorniké Gordadzé, ex-ministre de l’Intégration européenne, se veut optimiste pour son pays.

Pour Thorniké Gordadzé, senior advisor de l’institut Jacques Delors, la partie est loin d’être jouée en faveur du parti autoritaire prorusse au pouvoir, Rêve géorgien. Accusé d’avoir organisé des élections législatives truquées en octobre, le parti de l’oligarque Bidzina Ivanichvili fait face à une contestation populaire massive depuis l’annonce de la suspension du processus d’adhésion à l’Union européenne, le 28 novembre dernier. Le mandat de la présidente pro-européenne Salomé Zourabichvili a, lui, pris fin le 29 décembre, date à laquelle son successeur, Mikhaïl Kavelachvili – un ancien footballeur – a été intronisé président par un collège d’électeurs fidèle au pouvoir. Combatif et toujours optimiste, l’ex-ministre de l’Intégration européenne Thorniké Gordadzé voit toutefois l’Union européenne bouger enfin pour la Géorgie, notamment sous l’impulsion de la France, dont « la position s’éclaircit ».
Challenges – Quelle est la situation à Tbilissi aujourd’hui ?
Thorniké Gordadzé – Les autorités espéraient que la mobilisation allait s’essouffler en fin d’année, mais ça n’a pas marché. Le soir du Nouvel An, plus de 100 000 personnes étaient dans la rue. Les gens montrent une grande résilience, et pas seulement à Tbilissi, ce qui est assez inédit. Les manifestations continuent, tous les jours. Une quarantaine d’agglomérations sont concernées, y compris de très petites villes où il n’y avait jamais eu de manifestations depuis la Révolution des Roses (en 2003, ndlr). Dans différents endroits de la capitale, des marches s’organisent par profession, par région ou même par minorité. On a vu les Arméniens et les Azéris de Géorgie, qui se font la guerre à quelques centaines de kilomètres, défiler ensemble ! Depuis Noël, les affrontements dans la rue ont cessé, car les autorités, qui avaient été débordées au début du mouvement, ont compris que plus ils tapaient fort plus les gens sortaient nombreux.
Le fait qu’il n’y a plus de nouvelles échéances après l’investiture du « président » ne joue-t-il pas contre l’opposition ?
Vu de France, on pourrait avoir le sentiment que c’est fini. Ce n’est pas la réalité. Certes, il y a eu l’investiture de Mikhaïl Kavelachvili, qui n’a pas prêté serment devant l’armée mais dans le bâtiment du Parlement, à huis clos, sans aucun diplomate. Une cérémonie qui a duré 25 minutes au total. A part l’Azerbaïdjan et la Chine – qui a mis 15 jours à envoyer une lettre de félicitations – personne ne le considère comme un président légitime. Je n’exclue donc pas qu’Ivanichvili (à la tête du parti au pouvoir, ndlr) accepte de nouvelles élections.
Où en sont les sanctions internationales ?
La communauté internationale a mis du temps à se réveiller, mais on observe des réactions de plus en plus fortes. Les Américains ont adopté des sanctions et suspendu toute coopération sur le plan militaire. L’homme fort du pays, Ivanichvili, est déjà sanctionné par le Trésor américain, bien qu’il ne soit pas encore dans la « liste Magnitski », ce qui est en revanche le cas du ministre de l’Intérieur géorgien et de son premier adjoint, sanctionnés pour violations des droits humains. Et le Congrès américain se prépare à voter le Megobari Act. Cette loi bipartisane défendue par le républicain Joe Wilson interdit tout lien avec le parti géorgien au pouvoir. Son adoption serait importante, car Rêve géorgien s’est plu à penser que Trump lui serait favorable.
La pression commence à produire ses effets : on observe une érosion de l’intérieur. Un haut gradé du ministère de l’Intérieur a fui le pays. Une série d’ambassadeurs ont démissionné. Des pétitions, des lettres de protestations ont été signées dans le secteur public, en dépit de l’amendement qui vient d’être signé et permet de licencier un fonctionnaire pour un oui ou pour un non. Dorénavant, de nombreux hommes d’affaires se mobilisent – ce qui est complètement inédit. Une pétition « free business of Georgia » a été signée par 2 000 entrepreneurs, petits et grands. TBC et Bank of Georgia, les plus grandes deux banques du pays, ont soutenu les manifestations. Il y a trois semaines, le Premier ministre a réuni les 300 businessmen les plus importants, qui ont exprimé leur mécontentement. La conjonction des manifestations et des pressions internationales pourrait finir par faire plier le gouvernement.
Gardez-vous encore l’espoir d’une intervention européenne autre que des condamnations symboliques ?
Je pense que l’Union européenne finira par réagir. Les pays baltes individuellement commencent à prendre des mesures. Neuf personnes de Rêve géorgien ont été sanctionnées par l’Allemagne. Et la position française s’éclaircit. Emmanuel Macron a eu une conversation téléphonique avec Bidzina Ivanichvili. L’oligarque a la nationalité française. Il dispose d’un certain nombre d’actifs en France. Le président Macron, dans son discours aux ambassadeurs lundi, a mentionné la Géorgie, parlé d’élections falsifiées et a demandé aux diplomates français de soutenir l’idée de nouvelles élections. Dans les semaines à venir, je pense que cette pression va augmenter. Certes, la Hongrie et la Slovaquie ont bloqué les sanctions contre le Rêve Géorgien. Mais le blocage hongrois pourrait céder. Signe donnant un peu d’espoir, Viktor Orbán s’est abstenu de féliciter [le président intronisé le 29 décembre] Kavelachvili. Enfin, la Pologne a pris la présidence tournante de l’Union européenne. Sa position est parmi les plus dures vis-à-vis de ce régime géorgien. En attendant une décision commune, celles, individuelles, des Etats membres pèsent.
Du point de vue de l’Union européenne, quel est l’enjeu ?
Lâcher un pays dont la majorité de la population est pro-européenne serait une grave faute, morale et politique. Quand des gens ont-ils risqué leur vie pour le drapeau européen pour la dernière fois ? Ces gens manifestent pour des valeurs européennes. Par ailleurs, l’UE a investi des milliards dans ce pays depuis l’indépendance. Et regardez la carte : la Géorgie est située sur la voie alternative d’importation des hydrocarbures, entre la Russie et l’Iran, deux grands pays sanctionnés par l’Union européenne. Enfin, si elle tombe, l’Arménie devient une province russe.
Si l’Europe abandonne la Géorgie, quelle pourrait être la trajectoire du pays ? Croyez-vous en un scénario bélarusse ?
Le scénario bélarusse serait le pire évidemment. Mais il y a une différence entre la Géorgie et la Biélorusse : la Géorgie a connu depuis 1991 un régime à peu près démocratique, ce qui n’est pas le cas de la Biélorussie. Il serait donc très difficile de lui imposer une chape de plomb. Ensuite, c’est un pays candidat à l’adhésion à l’UE. Troisièmement, si Ivanichvili poussait la répression plus loin ou appelait la Russie à intervenir, cela rendrait les choses plus incertaines. D’autant qu’il ne sait pas comment va se comporter l’armée géorgienne, équipée et entraînée par les Occidentaux. Regardez ce qui s’est passé à Maïdan. Quand Ianoukovytch a décidé de tirer sur les gens en Ukraine, il a signé sa fin. Un scénario plus favorable serait celui de la première révolution orange ukrainienne de 2005 : de nouvelles élections avaient alors été organisées.
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