Enrico Letta : « Attention à ne pas faire des élections européennes un grand sondage national »
Trois mois après s'être vu confier un rapport sur l'avenir du marché unique européen prévu pour mars 2024, l'ancien Premier ministre italien Enrico Letta, présent au premier Sommet du Grand Continent, à Saint-Vincent, livre son diagnostic sur l'élargissement de l'Union européenne et le financement de la transition écologique.
Comment jugez-vous le résultat du dernier Conseil européen sur le principe de l'adhésion de l'Ukraine, qui a été jugé « clair-obscur » par Giorgia Meloni ?
Pour moi, c'est un signal clair. Les Vingt-Six ont démontré qu'ils pouvaient faire partir la négociation sur l'adhésion de l'Ukraine. On a réussi à enclencher le processus, malgré l'abstention de Viktor Orban. C'est un signal important.
Comment ce processus d'élargissement doit-il être mené ?
Nous devons le faire, mais ce sera difficile car cela implique de changer les règles internes de l'Europe. Il faut supprimer le droit de veto [lié à la règle de l'unanimité du Conseil européen sur certains sujets, NDLR] et ce n'est pas une mince affaire. D'un autre côté, la situation actuelle où un pays comme la Hongrie fait « danser tout le monde » démontre bien que l'on ne peut pas imaginer d'avoir une Europe à 35, ou 36, en donnant à chacun un droit de veto.
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Il y a nombre d'autres questions qui touchent à la réforme de la gouvernance de l'UE, mais cette question du droit de veto est cruciale. L'élargissement devra donc surmonter ce sujet de gouvernance et aussi le grand sujet de l'Etat de droit, qui pose question dans les pays des Balkans occidentaux et en Ukraine. Il y a aussi un problème évident : il faut construire les conditions pour que l'élargissement ne soit pas perçu par les citoyens européens comme un désastre économique. La convergence ne sera pas simple. On a créé de nombreuses attentes : il faudra les gérer.
L'Union européenne doit-elle se préparer à une longue guerre en Ukraine ?
C'est une question majeure. Ce qui est clair, c'est que nous devons continuer à soutenir l'Ukraine, avec l'appui de nos alliés. Nous devons forcer les Russes à venir à la table des négociations. Il n'y a pas d'alternative à continuer à soutenir l'Ukraine. A cet égard, le message du dernier Conseil européen est très positif.
Comment le résultat des élections américaines risque-t-il de peser sur le soutien à l'Ukraine ?
Je ne veux pas préjuger des élections américaines. Mais dans le cadre de la préparation de mon rapport sur le marché unique, je vais me rendre en janvier à Washington pour mieux comprendre notamment l'efficacité de l'Inflation Reduction Act (IRA). Parler de « marché interne » a aujourd'hui une dimension géopolitique dont le rapport avec les Etats-Unis fait partie intégrante, surtout en ce qui concerne les thèmes du commerce, de la technologie et de l'intelligence artificielle.
Quoi qu'il se passe aux Etats-Unis, je pense qu'il nous faut absolument préserver l'alliance transatlantique qui est fondamentale. Ce qui est certain, c'est que la volatilité et les risques liés aux élections américaines sont une nouvelle incitation à accélérer l'intégration européenne, à être plus indépendants et intégrés à l'intérieur de l'UE.
Le concept d'autonomie stratégique est-il un rêve d'Emmanuel Macron ou un vrai objectif réaliste ?
C'est un vrai objectif : la sécurité économique est un facteur fondamental. Cela fait partie des trois volets majeurs de mon rapport : qui va financer la transition écologique et technologique ? Comment construire une autonomie stratégique « ouverte » ? Et comment gérer l'élargissement ? Certes, l'autonomie stratégique prendra du temps, mais on a déjà fait des pas très importants.
Comment voyez-vous cette tendance au « backlash » écologique que l'on observe dans certains pays ?
Il faut qu'on explique comment financer la transition écologique, sinon les citoyens et les entreprises vont redouter d'avoir à le financer eux-mêmes. Il faut qu'il soit clair que la transition a un coût, mais qu'elle sera financée à la fois par le secteur public et le secteur privé, sans que cela pèse sur les petites entreprises et les citoyens. Il faut orienter l'épargne dans cette direction. Sinon, la transition verte risque d'être utilisée de plus en plus comme un épouvantail par les forces populistes.
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Le plan Next Generation EU qui assure des financements massifs est déjà un contre-argument face au « backlash ». Et nous devons continuer. La transition écologique implique de changer de modèle de développement. Il faut donc proposer de nouvelles opportunités à ceux qui vont perdre leurs emplois. L'Europe ne peut pas seulement s'adresser aux élites cosmopolites en promouvant la liberté de circulation. Il faut aussi promouvoir « la liberté de rester » dans son propre pays.
Quel est le risque majeur des prochaines élections européennes ?
Ma crainte principale est que les électeurs les perçoivent comme un grand sondage national pour les prochaines élections législatives dans chacun de leur pays. C'est le risque en Italie, en Allemagne, en France ou en Espagne. Cela s'est déjà produit par le passé, et ce serait terrible car le nouvel exécutif européen doit être légitimé par un vote. C'est pour moi le principal risque.
Pierre de Gasquet