« Un partenaire, un concurrent stratégique et un rival systémique ». Telle est la manière dont la Commission européenne qualifiait la Chine dans un document paru en mars 2019. Cette feuille de route fut suivie d'un renforcement des règles commerciales de l'UE avec les pays tiers, ciblé sur Pékin et ses entreprises sans les nommer. Parmi cette panoplie dite « d'instruments autonomes » : contrôle de l'origine des investissements dans l'UE, vérification du bilan carbone des marchandises importées, la nomination d'un procureur commercial, réciprocité dans l'accès aux marchés publics à l'étranger. Autant de mesures concrètes. Trois ans plus tard, la plupart d'entre elles sont encore restées lettre morte.
« Il y a déjà eu beaucoup de textes législatifs produits par l'Union européenne sur les instruments autonomes qui visent les investissements et les produits chinois. Ces outils paraissent pertinents mais le défi est de réussir à les appliquer en mettant des moyens importants. Leur efficacité reste à prouver », lance Sébastien Jean, professeur d'économie au CNAM et spécialiste du commerce international. Si retard à l'allumage il y a, c'est que le cap n'est pas si clair.
Une doctrine plus subtile et moins offensive que les Américains
Loin des Etats-Unis qui revendiquent de se découpler de l'économie chinoise, notamment pour les technologies et les matières premières, l'Union européenne esquisse une doctrine économique plus subtile et moins offensive. A l'image de ce triptyque « concurrent, rival, partenaire » qui montre que l'ex-Empire du Milieu est aussi incontournable que menaçant pour les Européens.
La mention de « rival » témoigne d'une prise de conscience réelle bien que tardive. « Cette dénomination de 2019 a marqué un tournant pour la Commission européenne, qui reconnaissait que la concurrence avec la Chine n'était pas équitable et appelait à se doter de nouveaux outils pour rééquilibrer cette relation », constate Elvire Fabry, experte de politique commerciale à l'Institut Jacques Delors.
En mars 2021, Bruxelles a dressé la liste des dépendances stratégiques de l'Union européenne où figurent 137 produits dont l'UE se dit « hautement dépendante ». Parmi eux, 52% sont importés de Chine. Suivent le Vietnam et le Brésil, pour seulement 11% et 5% des importations clés. La nécessité d'assurer une souveraineté économique et industrielle n'a jamais fait autant consensus entre les 27 et dans le monde depuis des années. L'Union veut bâtir ses propres filières de batteries électriques, de semi-conducteurs ou son « cloud » souverain.
Approvisionnements diversifiés et autosuffisance minimale
L'idée consiste à s'émanciper de la Chine comme fournisseur quasi-exclusif, comme elle l'est sur certains segments comme les panneaux solaires. Et surtout à jouir d'une autosuffisance industrielle minimale (par exemple de l'ordre de 30% sur les semi-conducteurs) pour s'approvisionner seul pendant 3, 6 ,12 mois ou plus en cas de paralysie des flux commerciaux. Les plaies des pénuries, de la pandémie et de la guerre ont prouvé que le pire n'était plus à exclure.
Si l'heure n'est plus au doux commerce, elle n'est pas non plus au repli autarcique. La réindustrialisation nécessite de faire venir des matières premières et autres pièces détachées depuis l'étranger par des partenaires diversifiés. « L'Union européenne doit trouver une position équilibrée au-delà du débat binaire entre libre-échange et protectionnisme. Réduire la dépendance à la Chine suppose de diversifier ses sources d'approvisionnement et donc d'avoir une politique commerciale qui reste ouverte », prévient Elvire Fabry.
Pékin s'engouffre dans les divisions entre les Vingt-Sept
Les Vingt-Sept n'ont pas pour autant intérêt à se couper radicalement de Pékin sur tous les sujets. « Sur des secteurs économiques qui ne sont pas vraiment stratégiques où nous sommes concurrents des Chinois, il n'y a pas de raison d'intervenir », estime l'économiste Sébastien Jean. L'expert en économie internationale, chercheur au CEPII, admet que l'aspect « rival systémique » de la Chine prend de plus en plus de place du fait de son « durcissement » de et de sa volonté « d'autosuffisance ». Toutefois, il juge nécessaire de « maintenir un dialogue avec la Chine, ce qui ne veut pas dire subir des pressions, pour avancer sur des sujets centraux où la coopération est nécessaire comme le climat, le numérique ou la protection de la nature ».
Ainsi faudrait-il s'affranchir de la dépendance à la Chine... sans la braquer... tout en restant dans un cadre multilatéral et libre-échangiste ! Vaste programme, où tout n'est pas tranché. Dans le match Etats-Unis-Chine, l'Union européenne ne sait pas encore si elle veut être spectateur, arbitre ou acteur aux côtés des Américains. Et quand la Commission européenne a les idées claires, les brouilles viennent des capitales.
Les nations du Nord comme la Suède, très tributaires des importations pour leur économie, sont favorables à de moindres barrières commerciales et très vigilants à ces sujets. A l'inverse, des pays comme la France militent pour un durcissement réglementaires vis-à-vis de la Chine.
La première puissance économique du monde sait s'engouffrer dans les divergences inévitables des Vingt-Sept. Depuis plusieurs années, les Chinois injectent des capitaux dans certains Etats européens afin de les rendre redevables et pousser leurs gouvernements à privilégier des investissements massifs à court-terme sur la solidarité communautaire. « La Chine a joué la carte de la division interne, notamment avec ses investissements dans les infrastructures via les routes de la soie dans les Balkans et plusieurs pays d'Europe de l'Est qui avaient soufferts de la crise financière de 2008 », poursuit Elvire Fabry qui cite le format de coopération dit « 16+1 » lancé en 2012 par Pékin avec 16 pays d'Europe centrale et orientale.
Aux entreprises européennes de changer leurs approvisionnements
Le rapprochement entre Xi Jinping et Vladimir Poutine depuis la guerre en Ukraine a refroidi certains de ces Etats comme la Pologne (mais pas la Hongrie), très inquiets de l'invasion russe et soudainement ralliés aux positions de Bruxelles. Si les 27 parviennent à s'entendre sur une position commune face à la Chine, restera à convaincre les entreprises européennes de s'y conformer.
« En Chine avec la capitalisme d'Etat accentué par Xi Jinping, les entreprises chinoises sont forcées de suivre les orientations du gouvernement, y compris en matière d'approvisionnement. En Europe, l'enjeu est différent mais la Commission européenne prépare une réglementation sur le devoir de vigilance des entreprises européennes pour qu'elles contrôlent leurs sources d'approvisionnement, et vérifient qui est le fournisseur de leur fournisseur pour savoir par qui et comment sont fabriqués leurs produits. C'est une culture qu'elles n'ont pas encore », conclut Elvire Fabry de l'Institut Delors.