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24.07.23

Fiona Breucker : pour une sobriété en actes

       Fiona Breucker est chercheuse en sobriété énergétique au Centre Énergie de l’Institut Jacques Delors. Elle travaille entre autres sur le projet Fulfill, financé par l’Union européenne et entièrement consacré à l'étude de nos changements de mode de vie pour aller vers plus de sobriété. À l’heure où la sobriété énergétique se fait nécessité impérieuse et où la France vit “la fin de l’abondance”, comment peut-on créer un monde moins énergivore tout en étant juste pour tous ? Éléments de réponse.

Comment définissez-vous la sobriété énergétique ?

La sobriété, c’est satisfaire les besoins de tous dans les limites planétaires.

Pour rester dans les limites planétaires, il est nécessaire de réduire l’utilisation globale de l’énergie. La sobriété pose cette question : comment peut-on organiser nos sociétés de manière à éviter l’usage d’un « trop » d’énergie, tout en garantissant le bien-être de tous ? Pour répondre à cette question, il faut une approche démocratique et socialement juste, qui reconnaît que la marge de manœuvre des Européens et des habitants du monde entier est très variable. De nombreux Européens économisent déjà autant d’énergie qu’ils le peuvent, notamment en vue d’économiser de l’argent. L’accent devrait alors être mis sur la consommation excessive et les politiques et mesures qui permettent d’éviter la demande de ressources tout en améliorant le bien-être de nombreuses personnes. 

Par exemple, on peut imaginer une ville qui soit meilleure pour tous et où plus personne ne prend la voiture pour faire de courts trajets. Mais dans ce cas, il faut que ladite ville soit construite en “schéma court” – une ville du quart d’heure – et il faut des infrastructures : pistes cyclables, transports en commun… Il ne suffit pas juste de dire : “il faut moins prendre la voiture”. Il faut donner la possibilité aux gens de le faire. Parfois, c’est l’alternative qui manque.

Malheureusement, à l’heure actuelle, beaucoup d’infrastructures donnent l’avantage à un mode de vie gourmand en énergie. Or, les rapports du GIEC sont clairs : la sobriété est nécessaire, et les énergies renouvelables comme l’efficacité énergétique ne suffiront pas. Il faut donc trouver des idées pour parvenir à mettre en place cette réduction volontaire et organisée des consommations d’énergie.

« La question de la justice sociale est au coeur de la sobriété énergétique. »

On parle donc de réduire la demande en énergie et de travailler sur les comportements, à un niveau individuel. Face à l’urgence climatique, des mesures “contraignantes” finiront-elles par s’imposer ?

Lorsque le plan de sobriété énergétique 2022 a été lancé en France, à l’automne dernier, un problème s’est posé : il n’y avait pas de mesures coercitives. Tout était basé sur le volontariat et le bon vouloir… Et cela pose une autre question : ces “petits” changements sont-ils voués à être pérennisés ? Même si, après le lancement de ce plan, la consommation énergétique a baissé, nul ne peut affirmer que les individus et les ménages pourront continuer à s’inscrire dans cette tendance l’hiver prochain en l’absence de règles coercitives À y bien penser, beaucoup de ménages n’ont pas eu le choix de baisser leur consommation énergétique. C’était une nécessité impérieuse. Or, le principe de la sobriété, ce n’est pas cela.

Entre 2019 et 2020, en France, la Convention citoyenne pour le climat a permis de recueillir de nombreuses idées venues des citoyens sur la question de la transition énergétique. Globalement, toutes les idées récoltées lors de l’atelier sont très progressistes en termes de sobriété, mais les politiciens ont peur de les mettre en place, à cause de leur coût politique. Étonnamment, la notion de “règle” et de “contrainte” est beaucoup ressortie. Par exemple : la mise en place de limitations de vitesse strictes, l’interdiction des publicités trop énergivores, la réglementation sur le poids des voitures, etc. Mettre en place ce type de mesures contraignantes serait juste, car toutes ces activités constituent une forme de “luxe”. Or, c’est ça aussi la sobriété : instaurer des règles justes pour tout le monde, car l’énergie et les ressources sont limitées et tout le monde est concerné. Sans règles, les plus riches peuvent utiliser toute l’énergie qu’ils veulent et les moins aisés n’ont pas le choix. La question de la justice sociale est au cœur de la sobriété énergétique.

La Guerre en Ukraine a engendré une hausse spectaculaire des prix de l’énergie, mais a provoqué un sursaut et une baisse générale de la consommation. Dans ce cadre, est-ce que des prix élevés ne sont pas la solution ? Et que penser du bouclier énergétique ?

Évidemment, il était absolument nécessaire d’aider les ménages les plus vulnérables. Le bouclier est apparu comme une solution faisable pour le gouvernement. Il fallait absolument agir et, à mon sens, la mise en place de ce bouclier était mieux que rien. En revanche, cette mesure n’est pas du tout ciblée. Il aurait été préférable de prendre le temps d’instaurer des lois et de ne pas se contenter de “saupoudrage”. Car cela coûte beaucoup d’argent public et, surtout, cela aide des gens qui n’en ont pas du tout besoin (et qui vont gaspiller de l’énergie !). Le bouclier tarifaire n’est donc pas parfait. Mais je suis consciente qu’il est compliqué de protéger les plus vulnérables rapidement et efficacement, dans une crise aussi grave que celle que nous avons vécue. Il y a eu une vraie dimension d’urgence avec l’hiver qui arrivait.

En Europe, avant même la crise énergétique actuelle, 35 millions d’Européens ne pouvaient déjà pas assez chauffer leur maison en hiver. Il y avait une énorme proportion de gens (environ 7% des ménages) qui souffraient de précarité énergétique. Les classes moyennes étaient particulièrement touchées.

D’ailleurs, la France est-elle une bonne élève par rapport à ses voisins européens en termes de sobriété énergétique ? Y a-t-il des bonnes pratiques dont on pourrait s’inspirer ?

Je dirais que la France a une grande force : il y a un réel débat sur la sobriété au sein du pays, ce qui n’est pas le cas partout dans l’Union européenne. Le mot “sobriété” est connu de tous, on en parle et il est également mentionné dans quelques lois.

En revanche, il est encore beaucoup axé sur le volontarisme. D’autres pays ont été plus loin : par exemple, l’Italie a mis en place un tarif progressif sur le marché de l’électricité après la crise pétrolière des années 1970… mais qui n’est plus appliqué aujourd’hui. S’il est bien développé, un tel tarif progressif peut être très efficace. L’idée est que le prix du kWh d’électricité consommée augmente avec la quantité d’électricité consommée, ce qui incite chacun à maintenir les niveaux de consommation à un niveau bas. Aujourd’hui, une telle mesure motivant la sobriété énergétique existe par exemple en Californie.

L’UE s’est fixé un objectif de neutralité carbone en 2050. Au-delà des infrastructures à moderniser et de l’investissement de chacun d’entre nous, quels grands changements peut-on attendre en matière de politique énergétique pour pouvoir atteindre cet objectif ambitieux ?

Au niveau européen, il y a deux grands axes : le prix du carbone et les réglementations sectorielles.

Le prix du carbone est fixé à travers le marché du carbone. Ce mécanisme a été renforcé récemment. Il a été complété par le CBAM, c’est-à-dire le système d’échange carbone aux frontières.

Le principe de l’ETS (Emissions Trading Schemes), c’est qu’il y a des droits d’émissions : si on émet moins de CO2 que prévu, on peut le revendre, et on peut également en racheter si l’on souhaite émettre plus de CO2. Nous avons un marché du carbone depuis longtemps, mais il n’a pas bien fonctionné car le prix du carbone était trop bas. Il y a donc eu plusieurs révisions de cette directive et de nouveaux secteurs vont y être inclus. Ainsi, le ETS1 inclut le transport maritime et le ETS2 inclut le bâtiment et les transports routiers. C’est un progrès d’importance.

De son côté, le CBAM est un mécanisme d’ajustement frontalier pour le carbone. Il vise à fixer un prix du carbone pour les importations de produits provenant d’industries à forte intensité de carbone (on importe plutôt que de produire, car cela coûte cher de créer des produits à forte intensité de carbone).

Ce qui est nouveau, également, c’est la création d’un fonds social pour le climat, en lien avec ce marché carbone. Quand on met un prix sur le carbone, il est toujours très important de faire attention aux consommateurs vulnérables. Si on fixe un prix pour les émissions des bâtiments et du transport routier, indirectement, les individus sont impactés et cela va donc davantage influencer les ménages qu’auparavant. Ce fonds social pour le climat a pour objectif de contrebalancer une partie des effets du ETS2.

Les fonds européens ne sont, d’une part, pas toujours bien dotés financièrement et, d’autre part, pas toujours faciles à déclencher. Qu’en est-il de ce fonds social pour le climat, selon vous ? 

De mon point de vue, l’existence de ce fonds est fondamentalement positive. Sa création a été nécessaire. Néanmoins, il faut effectivement faire attention aux impacts sociaux négatifs qui peuvent émerger du marché du carbone (notamment concernant les bâtiments et les transports). Il faut accélérer la sortie des énergies fossiles pour éviter cet énorme risque de backlash social et politique.

Nous avons parlé du marché du carbone, mais l’autre pilier, ce sont les réglementations sectorielles. Il en existe beaucoup : pour les bâtiments, pour les voitures, etc. Il y a de grandes ambitions concernant les énergies renouvelables, mais aussi à propos de l’efficacité énergétique. Il est cependant essentiel que chacune contienne des mesures pour aider les foyers les plus vulnérables. Il faut aussi penser à leurs effets transversaux. Par exemple, il y a un lien entre le niveau d’éducation des jeunes et des enfants et la pauvreté énergétique. Investir dans des logements peut donc vraiment avoir un impact positif dans beaucoup de domaines.

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