Publicité

Frontière Biélorussie-Pologne: «Le patriotisme historique des Polonais est une chance pour l'Europe»

«Mêlant piétée chrétienne, rigueur patriotique et esprit de résistance, la martyrologie est une passion nationale».
«Mêlant piétée chrétienne, rigueur patriotique et esprit de résistance, la martyrologie est une passion nationale». gashgeron / stock.adobe.com

FIGAROVOX/TRIBUNE - Depuis plus de deux mois, la Pologne a déclaré l'état d'urgence aux frontières, empêchant ainsi un afflux de migrants de rentrer dans l'UE. Cette nation martyre, longtemps assujetties à des puissances étrangères, s'avère aujourd'hui être un exemple pour tout le Vieux Continent, argumente Max-Erwann Gastineau.

Max-Erwann Gastineau est diplômé en histoire et de l'Institut des Hautes Études Européennes (IHEE) de Strasbourg et l'auteur d'un premier essai remarqué : Le Nouveau Procès de l'Est , Le Cerf, 2019.


C'était le 2 septembre dernier. Le gouvernement polonais déclenchait l'état d'urgence à sa frontière orientale pour répondre à l'arrivée, orchestrée par la Biélorussie d'Alexandre Loukachenko, de plusieurs centaines de migrants. «La situation à la frontière est difficile et dangereuse. (...) Nous devons prendre de telles décisions et assurer la sécurité de la Pologne et de l'UE», justifia alors Blazej Spychalski, porte-parole du président Duda.

Depuis plus de deux mois, l'état d'urgence aux frontières, le premier depuis 1989, rythme la vie politique des Polonais et assoie les termes d'une crise que nous semblons, à l'ouest, tout juste découvrir. Une crise qui, soulignons-le d'emblée, n'existe que parce que la Pologne a refusé de se laisser déborder, et ce malgré le refus de Bruxelles de participer à la construction d'un mur que la nation de Solidarnosc a été contrainte, de fait et de fer (celui des barbelés), d'ériger pour nous tous.

La Pologne aurait pu les laisser passer, considérant que les migrants massés à sa frontière visaient, après tout, l'accueil d'autres nations (Allemagne, France…).

Max-Erwann Gastineau

La Pologne aurait pu les laisser passer, considérant que les migrants massés à sa frontière visaient, après tout, l'accueil d'autres nations (Allemagne, France…). Elle aurait pu, mais ne l'a pas fait. La Pologne a décidé d'assumer le rapport de force, d'opposer au chantage biélorusse une volonté de fer, incarnée par la présence de plus de 15.000 de ses propres soldats le long de sa frontière. Comment expliquer une telle attitude, qui appelle méditation ?

La Pologne résiste, car elle y voit tout d'abord un défi historique ; derrière les manigances de Minsk, la main de Moscou, le nouveau chapitre d'une histoire «martyrologique», que les conservateurs au pouvoir ne manquent jamais d'entretenir, comme suite au crash d'avril 2010 à Smolensk en Russie, où 96 figures politiques et emblématiques nationales (issues du mouvement Solidarnosc, de l'armée et du Parlement) périrent, quelques jours seulement après la commémoration des massacres de Katyn, causés en 1940 par la police politique de Staline et qui entraîna la mort de plusieurs milliers d'officiers polonais. «Très vite, raconte Aziliz Gouez pour l'Institut Jacques Delors, cette catastrophe est devenue un cri de ralliement». Chaque mois pendant 96 mois consécutifs, Jaroslaw Kaczynski, président du parti conservateur polonais, le parti Droit et Justice (PiS), qui perdit son frère dans l'accident de Smolensk, organisa une marche funèbre partant de l'église de Varsovie et commémorant les nouveaux martyres de la Pologne, «Christ parmi les nations».

Mêlant piétée chrétienne, rigueur patriotique et esprit de résistance, la martyrologie est une passion nationale. Elle rappelle cette «malédiction géographique», selon la formule du journaliste Jacek Bartosiak, qui semble poursuivre la Pologne, éclipsée pendant près de 150 ans, entre 1795 et 1918, sous la tutelle des puissances prussiennes, autrichiennes et russes, nazies et communistes au XXe siècle, et dont le XXIe prolonge déjà la lugubre sentence, à l'aune de «crises migratoires» profondément déstabilisatrices, hier venues de Syrie, désormais de Biélorussie et demain d'autres lignes de front ?

Quand il s'agit de la Pologne, le passé n'est jamais loin. Il rejaillit telles des chaînes que l'on traîne. Il forge aussi les conditions du sursaut («La Pologne n'a pas encore disparu», rappellent comme un leitmotiv les premiers vers de l'hymne national), pose les termes d'une capacité de rebond si caractéristique des petits États de l'Est, ces «sinistrés de l'histoire», écrivait Jan Patočka.

En Pologne, comme en Europe centrale, la souveraineté est une parenthèse. Sitôt conquise, sitôt rêvée, tel un âge d'or révolu. Lorsque Napoléon affronte l'Europe, c'est en messie qu'il est reçu par la comtesse de Pologne Maria Walewska pour protéger son peuple de l'impérialisme russe. Nation sans État tout au long du XIXe siècle, la Pologne résiste, car elle voit ses frontières comme le prix d'une liberté durement conquise. «La nation est un organisme vivant, car elle souffre», résumait Cyprian Kamil Norwid, poète admiré de Jean-Paul II.

Ne pas comprendre que, derrière la réaction de Varsovie, se joue plus qu'un enjeu technique de gestion de flux ou d'attribution de nouveaux moyens financiers, serait livrer une seconde fois la Pologne à son propre sort.

Max-Erwann Gastineau

À VOIR AUSSI – L'ONU condamne une «instrumentalisation orchestrée» par la Biélorussie à la frontière avec la Pologne

L'arrière-fond historique qui domine la Pologne et habille son rapport à la souveraineté, et donc à ses propres frontières, trop souvent nous échappe. Or c'est bien lui qui s'affirme dans cette crise migratoire et concrétise une solidarité européenne bien plus effective que sous le prisme technocratique des instances bruxelloises.

La large victoire électorale du parti Droit et Justice (PiS) en 2015, confirmée aux élections législatives de 2019, fait écho à cette histoire tourmentée où la «liturgie nationale» (Jean-Yves Potel) dessine un rapport spécifique au monde et à la nation. Elle s'est construite sur un «patriotisme d'affirmation», selon la formule ici employée par le politologue et chercheur au CNRS Aleksander Smolar, poursuivant le fil de la «malédiction» qui voudrait que la Pologne ne puisse revendiquer sa fierté et ses particularités nationales, présentées depuis les années 1990 comme autant d'obstacles à la modernisation du pays.

Comme l'écrit Maciej Gdula, sociologue à l'Université de Varsovie, dans la revue Esprit, les conservateurs du PiS, majoritaires à la Diète (l'Assemblée nationale polonaise), n'ont pas érigé un nouveau système institutionnel, mais élaboré un nouveau «type de lien politique (…) fondé sur la ferveur qui donne un sentiment de puissance », et qui attend de l'État qu'il agisse pour «reprendre le contrôle dans un monde chaotique et dangereux». Chaos et danger auxquels l'actualité européenne nous ramène inlassablement, de crises en crises. Pour quelles leçons ?

À VOIR AUSSI – «Nous n'avons rien à voir là-dedans»: Poutine rejette toute responsabilité dans la crise migratoire à la frontière Pologne-Biélorussie

Quels enseignements tirons-nous de ces crises, comme de la dernière crise migratoire de 2015, sinon la certitude que l'Europe centrale aujourd'hui incarnée par la vaillante Pologne attenterait, par son refus de l'immigration, aux valeurs d'ouverture et de tolérance européennes ?

À force de brandir ces valeurs comme un étendard brocardant la fermeté d'États attachés à leur souveraineté, mais aussi capables d'accueil (la Pologne a depuis des années ouvert ses portes à des milliers de familles biélorusses fuyant le régime de Loukachenko), nous avons placé l'action et l'opinion publiques européennes face au faux dilemme de l'accueil inconditionnel ou du rejet xénophobe, réduisant considérablement nos marges de manœuvre au profit d'un juridisme déterritorialisé, sanctifié sous l'absolution des juridictions et les regards vigilants d'une «société civile» à la vindicte sclérosante. Pensons à l'agence Frontex, accusée dans un rapport publié le 15 juillet dernier par plusieurs eurodéputés et ONG internationales de «violation des droits fondamentaux» pour «avoir couvert des refoulements» de personnes en situation irrégulière, au large de la Grèce.

Les États européens ne sont pas que des étoiles (comme les douze figurant sur notre bannière commune) filant dans le ciel de l'abstraction, mais d'abord et avant tout des entités charnelles, dont les principes sont faux s'ils méconnaissent les conditions de leur propre perpétuation.

Max-Erwann Gastineau

Ne pas comprendre que, derrière la réaction de Varsovie, se joue plus qu'un enjeu technique de gestion de flux ou d'attribution de nouveaux moyens financiers, serait livrer une seconde fois la Pologne à son propre sort. L'UE doit d'urgence réviser sa doctrine. Que ferons-nous, demain, lorsque les images des barbelés polonais taillés à la hache par des hommes déterminés succèderont aux embarcations de fortunes affrétées par les passeurs jusqu'aux navires des ONG ? Plutôt que de promouvoir la «créolisation» de l'Europe par le financement de campagnes sur le hijab, créons d'urgence toutes les conditions, légales et informationnelles (à travers le financement de campagnes d'information en Afrique et au Moyen-Orient), pour que les futurs demandeurs d'asile entament leur démarche à l'extérieur de l'Union. Ce que la Hongrie proposa concrètement d'initier, dans le cadre d'un texte adopté en juin 2020 : «Avant de pouvoir déposer une demande de protection internationale en Hongrie, les ressortissants de pays hors de l'Union européenne (UE) doivent d'abord faire une déclaration d'intention exprimant leur souhait de demander l'asile auprès d'une ambassade de Hongrie hors de l'UE, et se voir délivrer un permis d'entrée spéciale à cet effet». Trop pour Bruxelles qui, en réaction, décida de saisir la Cour de Justice de l'UE pour cause de «restriction illégale du droit d'asile»

Si l'Europe n'est qu'une page blanche + les droits de l'homme, alors nous n'avons de raisons d'opposer nos frontières à l'ensemble de ceux qui souhaitent vivre sous nos impérieux principes ou les instrumentaliser pour asseoir leurs sombres desseins. Mais si nous jugeons, comme le Secrétaire d'État aux affaires européennes, Clément Beaune, qu'il nous faut «évidemment, tenir nos frontières» (sic), alors par cohérence et respect pour les valeurs que nous proclamons : luttons contre le trafic d'êtres humains d'où qu'il vienne, à l'est «poutinien» comme au sud méditerranéen.

L'Europe a inventé les droits de l'homme, mais aussi ceux du citoyen, qui s'expriment à l'intérieur d'une nation. Les États européens ne sont pas que des étoiles (comme les douze figurant sur notre bannière commune) filant dans le ciel de l'abstraction, mais d'abord et avant tout des entités charnelles, dont les principes sont faux s'ils méconnaissent les conditions de leur propre perpétuation : l'existence de frontières, d'un Etat capable de les défendre, d'une société soucieuse de cultiver la conscience nationale qu'elles contiennent.

Longtemps complexées par la supériorité de l'Occident, «les nations, les communautés culturelles d'Europe centrale veulent compenser cette infériorité par le poids de leur histoire, valeur en soi, souligne Maté Botos, directeur du Centre d'Études Européennes, en conclusion de l'ouvrage collectif, Les Deux Europes. D'où la prédominance des considérations historiques dans l'argumentation». Si nous continuons de voir les peuples d'est ou d'ouest, leur attachement aux frontières et aux traditions de leur nation, comme de purs objets de déconstruction, alors nous préparons déjà l'Europe à de futures et grossières entreprises de déstabilisation.

La grande leçon de cette histoire orientale est que le patriotisme national ne contredit pas le sentiment européen. Il peut même le servir dans des proportions bien plus concrètes que présumées. À condition d'en tirer toutes les conséquences pour préserver les hommes de futures instrumentalisations géopolitiques, accueillir dignement ceux qui méritent notre protection et réapprendre à entendre la voix des États, dont l'histoire, la légitimité et la capacité d'action seront la clé de voûte de la résolution des grands défis qui attendent le vieux continent.


À VOIR AUSSI – «Environ 2 000 migrants» seraient massés à la frontière Biélorussie-Pologne, selon le Haut Commissariat aux Réfugiés

Frontière Biélorussie-Pologne: «Le patriotisme historique des Polonais est une chance pour l'Europe»

S'ABONNER
Partager

Partager via :

Plus d'options

S'abonner
33 commentaires
  • Arthur Pinardel

    le

    clement beaune... le visage de l'européisme dans toute sa spendeur. Non, merci!

  • Arthur Pinardel

    le

    bon, pour le dire simplement, SOUTIEN TOTAL à la Pologne. Déjà, au 17ê siècle, ils avaient sauvé l'Europe face aux ottomans devant Vienne.

  • Papillon181024

    le

    "Le patriotisme historique des Polonais" ? Il faut distinguer patriotisme et nationalisme .Or le gouvernement actuel polonais est nationaliste (car il veut mettre les historiens polonais comme Jan Gross qui n'enjolivent pas le" roman national polonais" en prison)

À lire aussi

Nicolas Baverez: «La débâcle africaine»

Nicolas Baverez: «La débâcle africaine»

CHRONIQUE - Avec Emmanuel Macron, notre pays, qui était la clé pour traiter des enjeux africains, est devenu un repoussoir dont tous se détournent. Le naufrage français coupe ainsi l’Europe d’un continent décisif pour son avenir.