Y aura-t-il un nationalisme énergétique en Europe cet hiver, à l’image du repli vaccinal observé pendant la pandémie ? La question sera au cœur du grand oral annuel que la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, doit effectuer ce mercredi 14 septembre devant les eurodéputés. Pour son troisième « discours sur l’état de l’Union », la cheffe de l’exécutif européen dévoilera des mesures d’urgence pour enrayer l’envolée des prix du gaz et de l’électricité provoquée par l’offensive russe en Ukraine.

L’institution est sous pression : l’inflation a fait naître des mouvements de contestation en Espagne, en Italie, ou en Allemagne. Bruxelles veut à tout prix éviter un déchaînement de colère façon « gilets jaunes ». Exceptionnellement, la Commission a décidé de faire de la transparence un atout. Durant les derniers jours, elle n’a pas entretenu le mystère sur ses pistes de travail. Ses idées ont pu être discutées par les ministres de l’énergie européens dès le vendredi 9 septembre à Bruxelles. Il s’agit maintenant de mettre des propositions formelles sur la table.

Enjeu d’acceptabilité

Les Vingt-Sept se rejoignent sur l’idée de réduire la consommation d’énergie sur leur sol, mais pas sur l’étendue de l’effort. Les États membres doivent composer avec les industriels qui veulent maintenir leurs niveaux de production (et donc l’emploi et le PIB du pays). Les équilibres sociaux seront très délicats à préserver, insiste Thomas Pellerin-Carlin, directeur du Centre énergie de l’Institut Jacques-Delors.

« Les restrictions ne seront acceptables que si elles sont socialement justes, car elles frapperont d’abord les entreprises les plus fragiles et les personnes les plus pauvres, prévient-il. Il sera plus difficile d’accepter des coupures d’énergie en Normandie si Paris garde ses illuminations de Noël, ou que la société Duralex ferme ses portes face à l’impossibilité de produire son verre à un coût acceptable si JCDecaux continue d’allumer ses panneaux publicitaires. »

Vers une taxation des superprofits ?

Rien n’est encore gagné, par ailleurs, concernant les amortisseurs sociaux qui pourraient être posés à l’échelle européenne. La Commission propose de mettre en place une contribution « temporaire » et « exceptionnelle » de solidarité issue des profits colossaux générés par les producteurs d’énergie, au profit des ménages les plus vulnérables.

« Voir Ursula von der Leyen et la Commission européenne soutenir la taxation des superprofits, c’est un changement de pied historique de l’institution en matière de fiscalité, note l’eurodéputé écologiste Yannick Jadot. Maintenant, il sera intéressant de voir quelles cartes Ursula von der Leyen va jouer pour qu’il n’y ait aucune opposition au Conseil. À ce stade, aucun État membre n’a contesté cette mesure. »

Depuis le début de l’été, le « lobby des patrons » BusinessEurope explique sans fard que la « préparation à l’hiver » de l’Europe doit être « orientée vers les marchés ». De plus en plus d’États (la France en tête) défendent une refonte complète du fonctionnement européen. Il s’agirait de plafonner les recettes des producteurs d’énergie à bas coût qui revendent à prix d’or (à cause du système dit du « merit order », selon lequel la dernière unité de production électrique appelée fixe les prix). L’Allemagne, notamment, a opéré un virage à 180 degrés à ce sujet.

Divisions sur le gaz russe

La cohésion ne va pas de soi sur tous les sujets. L’hypothèse d’un plafonnement des prix du gaz russe divise. La République tchèque, qui assure la présidence tournante du Conseil de l’Union européenne jusqu’à la fin de l’année, a fait savoir que la proposition n’était « pas constructive ». La Hongrie a dit « ne pas comprendre » cette mesure qui risque de « provoquer une pénurie ».

Christophe Grudler, qui siège au sein de la commission de l’énergie au Parlement européen n’est pas très étonné de voir ces pays se manifester. « Ce sont les pays qui dépendent le plus du gaz russe qui sont les plus frileux, constate l’eurodéputé. On pourrait penser qu’ils seraient contents de payer moins cher le gaz si son prix est plafonné, mais c’est le contraire : ils craignent de ne plus avoir de gaz du tout. Dans le texte de la Commission européenne, le principe de solidarité entre États membres devra être rappelé à tout prix ! »

La Commission européenne marche sur des œufs. Les États membres ont tendance à vouloir tirer la couverture à eux, guidés par leurs propres intérêts. « Tous essaient de s’engouffrer dans cet espace politique qui s’est énormément ouvert au cours des dernières semaines, et dans lequel tout semble possible », résume Raphael Hanoteaux, expert en politiques énergétiques au sein du groupe d’experts E3G à Bruxelles. La direction générale de l’énergie de l’institution, en lien resserré avec les États membres, s’est engagée à « prendre en compte toutes les différences nationales ».

Pertinence de l’échelon européen

Pour que les 27 restent unis, « il conviendrait que tous les plans de crise nationaux aient aussi une dimension européenne », souligne Thomas Pellerin-Carlin, qui cite le contre-exemple allemand. À Berlin, le Bundestag discute la proposition du ministre de l’économie, Robert Habeck (Vert), de pouvoir rallumer en urgence deux réacteurs nucléaires, cet hiver, en cas de besoin aigu pour répondre à la demande nationale. « Cette mesure pourrait très bien se faire au niveau de l’Union européenne, en prenant en compte l’impact de la crise sur les voisins », propose l’expert.

Contrairement à la gestion de la pandémie, les Européens ne partent pourtant pas de rien pour traverser cette crise gazière liée à la Russie. D’autres ont eu lieu auparavant en 2006, 2009, 2014, si bien que des outils existent déjà pour se serrer les coudes. Grâce au mécanisme pour l’interconnexion en Europe (MIE), instrument financier vise à compléter les chaînons manquants des réseaux européens de l’énergie, les États sont tous interconnectés. Ils peuvent envoyer de l’énergie plus loin que chez leurs seuls voisins. « Tout le monde doit y trouver son compte. Il faut par exemple que ceux qui ont des stocks de gaz très bas, voire inexistants – tels l’Irlande, la Finlande, la Grèce, la Slovénie, le Luxembourg ou Chypre – soient sûrs de pouvoir compter sur les autres pays européens », poursuit Christophe Grudler.

Du reste, l’eurodéputé en est persuadé : « Avec l’épisode des vaccins – et l’expérience du chacun pour soi poussée à l’extrême –, les États membres ont vu qu’il fallait appliquer ce principe de solidarité. Si des disparités existent aujourd’hui, la volonté est plutôt de les gommer et ne pas aller au front. À part peut-être pour la Hongrie, qui joue un sale jeu en passant des contrats directement avec Gazprom dans le dos des Européens. » Cette exception posera certainement un problème pour la nouvelle contribution de solidarité. Cette dernière nécessitera en principe un vote à l’unanimité.

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Une dépendance variée aux importations russes

Avant la guerre en Ukraine, la part d’énergie primaire directement satisfaite par les imports nets de gaz, de pétrole et de charbon russes pouvait décupler d’un pays de l’UE à l’autre, selon Eurostat (2019) et la Fondation Bruegel (2021).

Les pays les moins exposés à cette dépendance étaient l’Irlande (2,7 %), l’Espagne (3,6 %), le Portugal (5,5 %), la France (5,9 %), la Suède (7,8 %), le Luxembourg (8,2 %) le Danemark (8,4 %), l’Estonie (10,4 %), la Roumanie (11,1 %), la Croatie (11,3 %), Malte (11,9 %), la Slovénie (14,5 %) et la Belgique (15 %).

D’autres étaient plus dépendants, à l’image des Pays-Bas (16,1 %), de la Grèce (16,3 %), la République tchèque (17,5 %), l’Italie (19 %), l’Autriche (23,4 %), l’Allemagne (26,4 %), la Finlande (28,5 %), la Bulgarie (29,2 %), la Pologne (30,3 %) et la Lettonie (31,3 %). Les pays les plus sévèrement touchés sont la Hongrie (42,6 %), la Slovaquie (49 %) et la Lituanie (49,5 %).