C'était l'une des principales inquiétudes de l'Europe après l'invasion de l'Ukraine, le 24 février 2022 : faudra-t-il faire sans gaz russe, et si oui, comment ? « Il est impossible de s'en passer dans l'immédiat », affirmait le jour-même le PDG de la major tricolore TotalEnergies, Patrick Pouyanné. Il faut dire que le Vieux continent apparaissait alors comme pris au piège : son premier fournisseur de gaz, et de loin, restait le pays dirigé par Vladimir Poutine avec plus de 40% des importations totales (et même 60% pour l'Allemagne). De quoi assurer à Moscou une source de revenus confortable, puisque les Vingt-Sept comptaient toujours sur cet hydrocarbure pour se chauffer, faire tourner leurs usines ou encore produire de l'électricité.
Deux ans plus tard, pourtant, les cartes semblent rebattues. Certes, l'Union européenne consomme toujours 15% de gaz russe (8% par gazoduc, 7% approvisionné par navire), cette source d'énergie n'ayant d'ailleurs essuyé aucune représaille commerciale. Mais au cours des derniers mois, ses prix ont chuté jusqu'à atteindre des niveaux très bas, proches de ceux d'avant-crise. Et pour cause : depuis début 2022, les Européens en consomment de moins en moins...qu'il provienne de Russie ou d'ailleurs.
« Malgré l'absence de sanctions, la guerre en Ukraine a profondément bouleversé leur rapport à l'énergie fossile, vue comme une arme géopolitique majeure », estime Phuc-Vinh Nguyen, chercheur sur les politiques de l'énergie européenne et française au sein du Centre Energie de l'Institut Jacques Delors.
Un repli « colossal »
En effet, la demande européenne de gaz a diminué de 20% depuis l'invasion à grande échelle de l'Ukraine par la Russie, pointe le groupe de réflexion IEEFA (Institute for Energy Economics and Financial Analysis) dans un tout nouveau rapport publié ce mercredi. Soit « son niveau le plus bas depuis dix ans », avec des réductions les plus fortes en Allemagne, et en Italie et, hors UE, au Royaume-Uni, précise le document. « C'est un repli colossal », commente Phuc-Vinh Nguyen.
Fin novembre, l'Agence internationale de l'énergie soulignait déjà que la crise ukrainienne avait « marqué un tournant » pour la consommation de gaz en Europe, qui « devrait encore baisser ». Les données de l'institut Bruegel l'avait confirmé, en montrant que la demande de gaz en Europe avait plongé de 12% en 2022, puis de respectivement 18% et 20% au premier et au second semestre de 2023 par rapport à la période 2019-2021. Des ordres de grandeur semblables à ceux communiqués dès le 7 décembre par la Commission européenne dans son rapport trimestriel sur le marché du gaz.
« Dès lors, le marché s'est vraiment détendu car personne n'avait anticipé une chute pareille », expliquait il y a quelques semaines Nicolas Leclerc, cofondateur du cabinet de conseil en énergie à destination des entreprises et collectivités Omnegy.
D'autant qu'entre 2014 et 2021, la tendance n'était pas inscrite à la baisse, bien au contraire.
Surtout, cette chute impressionnante de la consommation dépasse les objectifs que s'étaient fixés les Vingt-Sept à la suite de l'invasion de l'Ukraine : en juillet 2022, les États membres avaient convenu de réduire volontairement de 15% par rapport à la moyenne quinquennale leur recours à ce combustible fossile entre août 2022 et mars 2023. En France, la consommation nationale de gaz a ainsi chuté de 25% sur la période 1er août 2023 au 18 février 2024 comparé à la même période en 2018 et 2019, selon GRTGaz.
La souveraineté énergétique érigée comme priorité
Certes, l'invasion russe n'est pas la seule raison. « Il existe aussi des facteurs conjoncturels liés à la météo : les deux derniers hivers, particulièrement doux, ont été des alliés de circonstance », souligne Phuc-Vinh Nguyen. Par ailleurs, le raccordement de toujours plus d'énergies renouvelables pour des motifs écologiques a également joué, puisque l'un des enjeux est de diminuer l'utilisation de combustibles fossiles (dont le gaz) en Europe. Mais « la guerre en Ukraine a ajouté une considération importante, qui prime désormais sur celle du climat : celle de la souveraineté énergétique dans un cadre géopolitique compliqué », poursuit Phuc-Vinh Nguyen.
Une partie des Européens ont ainsi rationalisé leurs usages, sans pour autant entrer dans une logique de privation. « Beaucoup d'entre eux se sont rendus compte qu'il n'est pas utile de laisser les bureaux allumés le soir, par exemple », illustre le chercheur. Mais la flambée des prix de 2022 a, forcément, également pesé dans la balance.
« Comme pour l'électricité, la guerre en Ukraine a énormément renchéri le gaz, entraînant une sobriété subie par beaucoup, en plus de ces efforts consentis par certains », note Thierry Chapuis, directeur délégué en charge des acteurs économiques chez GRDF et ancien délégué général de France Gaz.
Destruction de la demande
Difficile néanmoins, à ce stade, d'identifier précisément ce qui relève d'un choix ou d'une contrainte. D'autant que les raisons de la chute de la demande semblent varier d'un pays à l'autre. Alors qu'en septembre 2023, la demande de gaz de l'Europe a été 22% moins importante que la moyenne 2019-2021, cela tenait principalement à la baisse de consommation des ménages en Allemagne (-43%, contre -25% en France), et à la chute de l'utilisation du gaz dans la production d'électricité (-46%, contre -16% outre-Rhin) dans l'Hexagone. En cause : ces derniers mois, les Allemands ont mis en place des mesures pour électrifier à marche forcée le chauffage des logements, encore largement dépendant des hydrocarbures. Tandis que la France, de son côté, a pu davantage compter sur son parc nucléaire pour lui fournir du courant bas carbone, après les déboires connus en 2022.
Reste également à savoir dans quelle mesure les industriels ont été forcés de consommer moins. Selon les chiffres de Bruegel, leur demande de gaz a effectivement diminué, de 22% en moyenne en septembre 2023 par rapport à 2019-2021 (-19% en France, - 25% en Allemagne). Mais là aussi, il paraît difficile de distinguer ce qui a relevé d'une meilleure efficacité énergétique (n'affectant pas la production), et ce qui pourrait s'apparenter à de la « destruction de demande » (les industriels qui ralentissent ou arrêtent des chaînes de production parce que l'énergie devient trop chère ou trop volatile).
« On se demande s'il n'y a pas eu de destruction structurelle de la demande industrielle, notamment en Allemagne, plus touchée que la France. Ce pays paie les pots cassés d'une politique de dépendance au gaz russe, mais on ne peut pas se réjouir de ses difficultés car il s'agit d'un moteur économique de l'UE », souligne Phuc-Vinh Nguyen.
Effet rebond ou phénomène structurel ?
Globalement, d'ailleurs, une question demeure : quand cette baisse de la demande s'arrêtera-t-elle ? Dit autrement : s'agit d'un mouvement de fond, ou faut-il s'attendre à un rebond avec le retour des prix bas ? Ceux-ci continuent en effet de chuter : sur la principale bourse d'échange européenne, appelée TTF (Title Transfer Facility), les cours se sont effondrés à à 23,7 euros le mégawattheure (MWh) ce 19 février 2024. Soit loin des 55 euros/MWh de novembre 2023, mois à partir duquel la baisse a été quasi continue. Pour rappel, fin août 2022, un pic avait été atteint avec 277 euros/MWh, avant que les cours ne fluctuent entre 80 et 50 euros/MWh pendant toute l'année 2023.
« Dans ces conditions, les industriels pourraient faire tourner à nouveau des machines qui avaient été arrêtées. Et pour les particuliers, il ne faut pas exclure une forme de lassitude sur les efforts de sobriété, deux ans après le début de la guerre », note Phuc Vinh-Nguyen.
A contrario, si la consommation de gaz poursuivait son déclin, l'Europe ferait face à un autre risque : celui d'une surcapacité en terminaux d'importation de gaz naturel liquéfié (GNL) acheminé par navire, que les Vingt-Sept construisent actuellement en masse sur leurs côtes pour se substituer aux livraisons russes par gazoduc. Depuis l'invasion de l'Ukraine en effet, le Vieux continent a mis en service un total de 36,5 milliards de mètres cube (mmc) de capacités nouvelles, et prévoit 106 mmc de capacités supplémentaires d'importations de GNL dans la décennie. Ce qui porterait la capacité totale à 406 mmc en 2030...soit près de trois fois la demande de GNL à cette échéance, alertait déjà fin octobre le groupe de réflexion IEEFA.