Et si l'on construisait un gazoduc sillonnant les Pyrénées depuis l'Espagne vers la France, afin de permettre à la péninsule ibérique d'envoyer du gaz aux pays européens les plus menacés par l'interruption des échanges avec la Russie ? A l'heure où les prix dudit combustible explosent et que plusieurs Etats du Vieux continent font face à un risque sérieux de pénurie cet hiver, la question revient sur le devant de la scène. Et pour cause, contrairement à l'Allemagne, qui peine à se défaire de sa dépendance à Moscou, l'Espagne et le Portugal disposent de nombreuses infrastructures portuaires pour recevoir du gaz naturel liquéfié (GNL) acheminé par navire des quatre coins du monde. Les deux pays pourraient ainsi le redistribuer par tuyau à leurs voisins les plus en difficulté, dans une logique de solidarité européenne.
C'est en tout cas la volonté exprimée par Madrid, Lisbonne et Berlin ces derniers jours. En effet, tandis que le chancelier Olaf Scholz a estimé vendredi qu'il manquait « dramatiquement » d'une interconnexion qui contribuerait à « soulager et détendre la situation de l'approvisionnement » de gaz, ce projet « est quelque chose que le gouvernement espagnol réclame et demande à l'Europe depuis déjà longtemps », a affirmé mardi le premier ministre espagnol, Pedro Sánchez. L'infrastructure pourrait même être opérationnelle d'ici « huit à neuf mois » seulement côté espagnol, a renchéri le propriétaire et gestionnaire du réseau gazier du pays, Enagás. De quoi promettre dès l'hiver 2023 une solution à la crise profonde qui secoue l'Europe.
La France se contente des infrastructures existantes
Et pourtant, malgré les appels pressants de ses voisins, la France traîne des pieds. « Un tel projet mettrait dans tous les cas de nombreuses années à être opérationnel, le temps des études et des travaux pour ce type d'infrastructures étant toujours de plusieurs années, et ne répondrait donc pas à la crise actuelle », fait-on valoir au ministère de la Transition énergétique.
D'autant qu' « il existe déjà deux interconnexions gazières entre la France et la péninsule ibérique à Birriatou et Larrau, qui contribuent aujourd'hui à la sécurité d'approvisionnement européenne et ont fait l'objet de développements réguliers au cours des 20 dernières années », insiste-t-on au cabinet d'Agnès Pannier-Runacher, même si la capacité de ces deux petits gazoducs n'est que de 8 milliards de mètres cubes par an, contre 55 milliards pour Nord Stream 2 - le gazoduc de la mer Baltique reliant la Russie à l'Allemagne, qui a été arrêté à cause de la guerre. Alors pourquoi ces positions si différentes ?
Compétition pour la vente de GNL
De fait, la France ne trouverait pas forcément son intérêt dans la construction d'un vaste pipeline permettant à la péninsule ibérique de vendre son gaz en Europe centrale. C'est d'ailleurs pour cela que le premier projet de création d'un troisième gazoduc, baptisé MidCat (Midi-Catalogne) et débuté dès 2013 à l'initiative du Portugal et de l'Espagne, avait été abandonné en 2019.
« Grâce à ce projet, Madrid et Lisbonne espéraient devenir une vaste plateforme d'exportation du GNL en Europe, mais une grande partie de l'infrastructure MidCat devait passer par l'Hexagone. Or, quand on construit un tuyau, c'est notamment le pays dans lequel celui-ci passe qui paie. Et les Français ne voulaient pas assumer un coût supplémentaire pour le contribuable, estimé à 3 milliards d'euros, afin de laisser les Espagnols venir les concurrencer dans le nord de l'Europe », explique à La Tribune une source à l'époque proche du dossier.
Par ailleurs, le terminal de regazéification de Fos-sur-Mer (Bouches-du-Rhones), mis en service en 2010, permettait déjà à la France d'importer de larges quantités de GNL sans avoir besoin d'un nouveau gazoduc.
Et la crise énergétique qui secoue l'Europe depuis plusieurs mois ne change pas fondamentalement la donne, affirme aujourd'hui le gouvernement. « La mise en place de terminaux méthaniers dans le Nord et l'Est de l'Europe (et notamment en Allemagne) représente des investissements moindres et plus rapides, a fortiori s'il s'agit de terminaux flottants, plus à même de faire face au contexte actuel. C'est d'ailleurs pour cela que les États membres disposant d'une façade maritime ont aujourd'hui lancé la construction des terminaux méthaniers, qui est plus rapide et permet d'importer du gaz des pays du golf ou des États-Unis », souligne en effet le ministère de la Transition énergétique.
« Leur argument, c'est qu'il serait plus logique sur le plan économique de mettre son argent dans la construction de terminaux GNL partout en Europe plutôt que de construire d'immenses tuyaux pour acheter le GNL espagnol et portugais », commente Jacques Percebois, économiste et directeur du Centre de Recherche en Economie et Droit de l'Energie (CREDEN).
D'autant que la France compte aussi tirer son épingle du jeu, et devenir une porte d'entrée importante du GNL sur le continent. « Le gouvernement entend construire un quatrième terminal méthanier au Havre. S'il y arrive dans les temps, le GNL importé ira a priori à destination de l'Allemagne. Il s'agit donc de s'assurer que le gaz qui passerait par le Havre ne rentrerait pas en concurrence avec celui en provenance d'Espagne », estime Thomas Pellerin-Carlin, chercheur Energie à l'institut Jacques Delors.
Des goulots d'étranglement en amont
Surtout, les principaux goulots d'étranglement se situeraient ailleurs, au niveau de la production : « Le problème principal, ce n'est pas la possibilité de recevoir le GNL en Europe, mais la capacité du monde entier de le générer en amont. A cet égard, une interconnexion franco-espagnole ne résoudrait pas le problème, puisqu'elle ne suffirait pas à couvrir la consommation extrêmement importante de gaz de l'Europe centrale, et notamment de l'Allemagne, en cas de rupture des livraisons de gaz russe », note Thomas Pellerin-Carlin.
De fait, l'offre ne suffira pas à soulager l'explosion de la demande avant 2024 au moins, assure le cabinet Rystad Energy. En-dehors des Etats-Unis, qui font « figure de locomotive, avec 22,3 millions de tonnes supplémentaires l'an dernier », la production totale ne progresse que modestement. Ainsi, tandis que la demande mondiale de GNL devrait atteindre 436 millions de tonnes en 2022, l'offre disponible ne devait pas dépasser les 410 millions de tonnes, selon le cabinet d'analyse. En prenant en compte les projets en construction, les capacités augmenteraient de seulement 2% cette année, prévoit de son côté S&P Global, et de 3% l'année prochaine. Et même à l'horizon de 2026, la planète ne disposerait que d'une centaine de millions de tonnes de GNL supplémentaires. De quoi pousser les gouvernements à s'attaquer à la question du niveau de consommation de gaz, en plus de celle d'une simple substitution de l'offre.
Sujets les + commentés