«Hommage à Jacques Delors» – la chronique de Matthias Fekl
« Le pardon et la promesse » : l’Institut Jacques Delors a rappelé dans son hommage à quel point ces mots de Hannah Arendt que Jacques Delors aimait à rappeler ont inspiré et construit son engagement européen. Son propre père, grièvement blessé durant la première guerre mondiale, pensait déjà qu’il était essentiel de surmonter les haines ancestrales pour que la violence ne ravage plus notre vieux continent. Sa vie durant, Jacques Delors s’est employé à bâtir une Europe enfin en paix après les horreurs et la barbarie du XXe siècle, et capable de se projeter vers l’avenir.
Je n’avais pas encore le droit de vote en 1995. Pourtant, depuis Berlin où je terminais alors mes études secondaires avec la ferme intention de venir étudier et vivre en France, je suivais de près la présidentielle. Comme chaque semaine, j’attendais avec impatience de retrouver « 7 sur 7 », sa brillante présentatrice, Anne Sinclair et ses invités. J’étais triste de la décision de Jacques Delors de ne pas se présenter, car il semblait au lycéen que j’étais qu’il pouvait incarner une France profondément européenne, présidée par un homme d’Etat intègre, honnête, sincère et ouvert sur le monde, dont il connaissait les réalités et les défis. Sans doute estimait-il, fidèle à la pensée de Mendès France, qu’il ne disposerait pas du « contrat de mandature » lui permettant de mener fidèlement à bien les engagements qu’il aurait pris devant les Français et que, dès lors, il ne pouvait pas se présenter.
Chose pour moi à peine croyable à l’époque, juste après mon arrivée à Paris, j’allais l’apercevoir en 1996 à quelques pas du lycée Henri IV… Place du Panthéon.
L’année 2023 s’est tristement achevée avec l’annonce par sa fille, Martine Aubry, du décès de Jacques Delors. Je lui présente, ainsi qu’à ses proches, mes plus sincères condoléances. Depuis cette annonce, je ne cesse de penser à ce qui a fait de lui une figure aussi forte pour nombre de Français et d’Européens de différentes générations et d’horizons variés.
Dans l’attrait de sa personnalité, il y a aussi un paradoxe — les hommes les plus dignes d’exercer le pouvoir sont rarement ceux qui le convoitent le plus
Alchimie. Il y a d’abord, me semble-t-il, une certaine conception de la chose publique et de l’engagement. Un puissant alliage d’exigence et de modestie, de hauteur de vue et de simplicité, de connaissance du réel et de quête de l’idéal. S’il n’a jamais été un professionnel de la politique, il respectait les élus, et le fut d’ailleurs lui-même, tant au niveau local qu’au niveau européen. Pour lui, l’action des autorités publiques devait s’articuler intelligemment avec le dialogue entre partenaires sociaux — il fut lui-même un syndicaliste reconnu.
Il ne croyait pas aux décrets qui régleraient comme par magie tous les problèmes, et a toujours veillé dans ses responsabilités nationales et européennes, à impliquer la société civile dans la conduite des politiques publiques. Bien loin de la politique spectacle et de la communication narcissique, il aimait le lent et patient travail de fond. Entouré d’équipes remarquables, il croyait au débat intellectuel et à la force des idées originales et pertinentes pour faire avancer le monde. Il a toujours veillé à s’entourer des meilleurs techniciens, mais aussi à combiner leur expertise avec celle de brillants éléments issus du monde académique. En résultait une alchimie assez remarquable, de nature à rendre la politique passionnante et utile.
Dans l’attrait de sa personnalité, il y a aussi un paradoxe — les hommes les plus dignes d’exercer le pouvoir sont rarement ceux qui le convoitent le plus — et son corollaire — ceux qui feraient les meilleurs présidents ne sont pas toujours les meilleurs candidats. Les attributs du pouvoir ne l’intéressaient pas. Il aimait les idées, les convictions et l’action. Il ne voulait pas le pouvoir pour le pouvoir, il estimait que les outils de la puissance publique n’étaient dignes d’intérêt qu’en tant qu’ils permettent de transformer le monde et « d’être utile ». Quel mode de désignation inventer pour confier l’exercice des plus hautes responsabilités à ceux qui en sont le plus capables, plutôt qu’à ceux qui en ont le plus envie ?
Et puis, bien sûr, Jacques Delors, l’Européen, appartient aux grandes figures du panthéon européen, où il rejoint les Pères fondateurs. Sous sa présidence de la Commission européenne, le magnifique projet européen a connu un nouvel élan et une avancée historique de l’intégration. L’Acte unique, la naissance de l’euro lui doivent tant. Il a présidé la Commission au moment de la chute du mur de Berlin et de la réunification allemande. Grâce aux relations de confiance qu’il avait su nouer tant avec François Mitterrand qu’avec Helmut Kohl, il fut l’un des artisans d’une réunification réussie, dans le cadre d’un renforcement inédit de la construction européenne et de l’ancrage franco-allemand à travers l’euro.
Il eut aussi en permanence le souci d’une Europe proche des Européens
Miracle. Il suffit de voir les beaux hommages qui lui ont été rendus par les principaux médias allemands pour mesurer son prestige intact de l’autre côté du Rhin. Son exemple nous rappelle aussi que l’Europe progresse lorsque la France et l’Allemagne sont d’accord sur de grands sujets essentiels, et qu’une Commission forte est en mesure de porter des propositions structurantes au service de l’Union.
Jacques Delors eut aussi en permanence le souci d’une Europe proche des Européens. C’est le sens de son fameux triptyque, « la concurrence qui stimule, la coopération qui renforce et la solidarité qui unit ». D’où les fonds structurels, outils concrets de solidarité et de transferts budgétaires ; d’où aussi son insistance, pour l’avenir, sur l’importance des grands réseaux transeuropéens — infrastructures de transports, énergie, télécommunications — indispensables pour renforcer l’imbrication de territoires parfois lointains.
D’où encore la création d’Erasmus, programme génial qui pourrait tout aussi bien s’appeler « Jacques Delors ». Peut-on imaginer plus belle réussite et aussi, plus belle réponse aux nationalistes, que ces échanges qui ont permis à plus de dix millions de jeunes de connaître d’autres pays, d’y rencontrer l’amour et l’amitié et bien souvent de fonder des familles européennes ?
A l’heure où les forces extrémistes et europhobes ont de nouveau le vent en poupe en Europe, la vie et l’œuvre de Jacques Delors méritent plus que jamais d’être méditées, et son œuvre d’être perpétuée. En modernisant et renforçant le marché intérieur, comme Enrico Letta — président de l’Institut Jacques Delors — est en train de le faire pour le Conseil européen. En travaillant au renforcement des outils de puissance externe, dans un contexte international mouvant, aux dangers multiformes. Un monde qui rend plus actuel et pertinent que jamais le miracle d’une Europe en paix depuis près de 80 ans. Sans jamais oublier, par le biais de projets concrets et enthousiasmants, d’ancrer l’Europe dans le cœur des citoyens.
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