Une usine de production de véhicules en Chine. Huawei s'active sur ce marché stratégique. La compagnie a vendu 100 000 véhicules équipés par ses produits électroniques en 2022.

Une usine de production de véhicules en Chine. Huawei s'active sur ce marché stratégique. La compagnie a vendu 100 000 véhicules équipés par ses produits électroniques en 2022.

Huawei

"Prêts ?" La conductrice enfonce brusquement la pédale d’accélérateur. En moins de 4 secondes, le compteur du SUV électrique, trottant sous les 30 kilomètres-heure, grimpe à plus de 100. Les crânes des passagers sont collés aux appuis-tête. Sur le visage de la pilote pointe un discret sourire de satisfaction. La démonstration a lieu sur l’une des bandes d’asphalte qui longe les murailles de gratte-ciel et de grues de construction - comme si les dieux s’adonnaient à une grande partie de Kapla -, à Shenzhen, en Chine. La mégapole est le berceau d’une nouvelle marque dans le secteur de l’automobile : le géant de l’électronique Huawei. Dans l’habitacle, la compagnie chinoise fournit une trentaine de composants, dont les écrans, les applications, le système de pilotage intelligent et même un détecteur de fatigue du conducteur. La carrosserie, les pneus, le moteur - le clou du spectacle lors de l’essai - viennent de chez Seres, l’un de ses cinq constructeurs partenaires. Dans le pays, les magasins d’exposition Huawei, inspirés des Apple Store, sont désormais maquillés en concessions automobiles. Au cœur de Shenzhen, quatre véhicules électriques estampillés Aito M5 et M7 ornent la vitrine de sa boutique phare. Les téléphones, les écouteurs, les montres et les téléviseurs, ses produits historiques, bien connus du grand public, sont relégués au second plan. La mue de Huawei est patente.

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A quelques kilomètres, quatre majestueux cygnes noirs s’ébrouent dans une atmosphère tropicale, face aux bureaux de Ren Zhengfei, le fondateur historique de l’entreprise. L’animal symbolise un événement que l’on pensait impossible et qui redéfinit notre compréhension du monde, selon la métaphore popularisée par l’économiste Nassim Nicolas Taleb. Celle-ci correspond bien au choc subi le 16 mai 2019. Ce jour-là, Donald Trump décrète un embargo américain visant le conglomérat chinois. Google ou Meta, entre autres, ne peuvent dès lors plus commercer avec le troisième constructeur de smartphones au monde, derrière Apple et Samsung. Avec le démocrate Joe Biden, la guerre économique se durcit un peu plus. Les Etats-Unis étendent leurs sanctions aux semi-conducteurs, ces précieuses petites puces indispensables à n’importe quel appareil connecté de nos jours, impactant dès lors l’intégralité des produits Huawei, ainsi que bien d’autres acteurs chinois. Le chiffre d’affaires chute de près 113 milliards d’euros en 2020, son record, à 80 milliards l’année suivante.

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Dans le même temps, Huawei se heurte aux intérêts d’une autre puissance, l’Europe, en quête de souveraineté. Dès 2019, sous l’impulsion de sa Commission, les dispositifs hostiles à ce champion des télécoms et des antennes 5G poussent aux quatre coins de l’Union. La crise du Covid et les rivalités liées à la guerre en Ukraine ne font que renforcer la conviction des Vingt-Sept sur la nécessité de contrôler les investissements étrangers et les technologies extérieures. Américaines et chinoises. Avec un net désavantage, néanmoins, pour la République populaire. "Le pays est labellisé par la Commission européenne à la fois comme partenaire, concurrent et rival systémique", explique Elvire Fabry, chercheuse en géopolitique du commerce, spécialiste des relations UE-Chine pour l’Institut Jacques-Delors. Tout le monde n’agit pas aussi vite que prévu. Le 15 juin, le commissaire européen Thierry Breton a de nouveau rappelé les Etats membres à leurs obligations, allant jusqu’à menacer d’interdire les antennes 5G Huawei dans la zone. Une prise de position "injuste", selon le colosse chinois, qui réussissait à surnager malgré les sanctions. L’Europe est l’un des rares territoires où la firme est en croissance (+ 13,5 %) en 2022. Elle s’octroie toujours plus de 50 % des antennes 5G en Allemagne, et tient des positions solides en Pologne, en Autriche ou au Portugal. En France, ses parts de marché sont d’environ 20 %, mais Huawei est déjà écarté des sites dits sensibles et des grandes métropoles.

Les risques hypothétiques de fuites de données ou de coupures à distance nourrissent les craintes d’espionnage, d’ingérence, de dépendance. "Nos villes, nos routes, nos centrales…, toutes seront sur des réseaux 5G. On ignore ce qu’il pourrait arriver en cas de tension géopolitique. Des équipements pourraient ne plus être livrés, plus maintenus…", signale Sylvain Chevallier, spécialiste des télécommunications et associé au cabinet de conseil BearingPoint. La main invisible du Parti communiste chinois (PCC) pèse lourdement sur les épaules de Ren Zhengfei, ancien militaire et membre du Parti, à l’instar de nombreuses élites du pays. L’Institut Montaigne, un think tank français, juge son actionnariat "opaque". Huawei n’est pas le seul à souffrir de ce contexte géopolitique. Le réseau social TikTok, objet de critiques similaires, se trouve lui aussi sous le coup de diverses sanctions. Régulièrement, l’actualité donne du grain à moudre aux détracteurs des deux sociétés. A la mi-juin, Bloomberg a raconté l’histoire édifiante d’un haut dirigeant de Huawei au Danemark, suspecté il y a quatre ans de corruption dans l’attribution d’un contrat face ses rivaux européens Ericsson et Nokia. Depuis, Huawei est persona non grata dans le royaume.

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Un SUV conçu par Huawei et Seres, commercialisé en Chine et vendu dans les "stores" Huawei sous la filiale Aito.

© / MR

Fleurs de prunier

A Shenzhen, dans une salle de réunion du siège, un mystérieux parfum flotte dans l’air. Sur les quelques diapositives soigneusement sélectionnées, un représentant de la firme montre un chiffre d’affaires 2022 en progression d’un petit 1 %. Le choix de la fragrance se fait soudainement plus clair. "Les fleurs de prunier ont tendance à devenir plus sucrées après un hiver rigoureux. Aujourd’hui, Huawei est comme une fleur de prunier", se pâme Xu Zhijun, un haut dirigeant. A entendre ces responsables, la fin de l’hémorragie s’expliquerait par l’accroissement massif des dépenses en recherche & développement. D’ordinaire fixée à 10 % des revenus, cette part est montée à 20, puis 25 % sur les deux dernières années. Pour le dire plus simplement : Huawei - "bel ouvrage" en mandarin - mise tout sur l’innovation. Ses porte-parole aiment raconter comment une poignée de bidouilleurs, partis "sans talent, sans technologie, sans capital et sans produit", en revendant des commutateurs téléphoniques achetés à Hongkong, ont petit à petit conquis la planète.

La branche voiture, ce "smartphone avec quatre roues", selon Weiliang Shi, le président de Huawei France, est l’un des emblèmes de ce nouveau départ. Elle récolte aujourd’hui ses premiers fruits. L’entreprise a livré en 2022 plus de deux millions de composants. Huawei a également enregistré 130 000 ventes de véhicules complets, exclusivement en Chine pour le moment. Un volume plutôt faible, certes, alors que trois millions d’unités se sont retrouvées sur les routes de Pékin à Shanghai durant le même laps de temps. Mais le potentiel est énorme. Si le secteur des smartphones a atteint 450 milliards de dollars en 2022, et semble désormais stagner, celui du véhicule électrique pourrait être d’ici à quelques années "dix fois plus important", selon Huawei. Surtout, l’entreprise regarde attentivement les constructeurs locaux comme Nio ou BYD envahir la planète à la vitesse de l’éclair. Au premier trimestre 2023, la Chine est devenue le premier exportateur mondial d’automobiles, devant le Japon. Ce serait bête de ne pas en profiter… Comme un symbole, Yu Chengdong, l’ancienne tête pensante de la section smartphone, en grande difficulté en dehors de Chine, dirige aujourd’hui celle de l’automobile. "On veut être l’Android [NDLR : le système d’exploitation de Google] de la voiture", martèle Weiliang Shi. Harmony OS, le système maison, et challenger des américains, en est à ce jour à sa troisième version, comportant un moteur de recherche (Petal Search) et des cartes (Petal Maps). Rien ne l’empêche d’être commercialisé en Europe, ou ailleurs.

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Une autre division de Huawei applique peu ou prou les mêmes méthodes : Digital Power. La filière photovoltaïque chinoise est la plus florissante du monde. Huawei met donc le paquet sur ses onduleurs pour l’énergie solaire, ainsi que sur ses solutions de stockage, pour de la gestion intelligente de l'électricité (smart grid). La compagnie teste ces technologies dans sa "Low Carbon City", à Pingdi, proche de Shenzhen. Un bout de terrain marécageux de 53 kilomètres carrés, avec en son cœur quelques habitations ainsi qu’un centre de conférence ultramoderne, recouvert de panneaux solaires, et capable, en grande partie, de s’auto-alimenter. Même si un rapide tour de la zone permet de comprendre que les lieux sont, pour l’instant, globalement vides, Huawei assure que la neutralité carbone et la numérisation sont les marqueurs du siècle à venir.

"Sans énergie, il n’y a plus d’industrie, plus d’informatique ni d’intelligence artificielle", lance He Bo, coprésident de la division Digital Power. Pas moins de 7 000 employés de Huawei s’activent sur le sujet, et leur nombre progresse fortement. En France, les effectifs ont récemment triplé. Le solaire, encore discret en Europe, inonde l’empire du Milieu, mais aussi l’Afrique, un espace très ouvert aux investissements chinois. Toujours dans l’énergie, Huawei attaque enfin les marchés des data centers et du cloud, ainsi que celui des superchargeurs pour véhicules électriques. Sur place, un guide montre du doigt une Tesla, garée sur un parking de la "Low Carbon City", en cours de charge. Grâce aux bornes Huawei, celle-ci serait capable de retrouver 1 % de ses réserves… chaque seconde. En 2022, Digital Power représentait déjà 50 milliards de yuans - autour de 7 milliards d’euros - de chiffre d’affaires. Sa croissance grimpe aussi rapidement que les tours de Shenzhen. "On a perdu de l’argent, du temps et des ressources avec l’embargo et les différentes sanctions. Mais de mauvaises nouvelles peuvent parfois être des bonnes", résume un employé de la maison.

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La résistance de Huawei.

© / Art Presse

Horizons

Plusieurs milliers d’ingénieurs, que la compagnie chouchoute, ont été recrutés dans le cadre de cette diversification. Au bord du lac Songshan, à Dongguan, près de Shenzhen, Huawei a bâti pour eux une "petite Europe" : un campus de 9 kilomètres carrés garni d’une centaine de répliques d’édifices aux styles variés, du gothique au victorien, en passant par des campaniles italiens ou des immeubles haussmanniens. Les 25 000 employés présents sur le site circulent entre les faux Paris, Grenade et Bologne en train - il existe trois lignes - ou en bus piloté grâce à la 5G. Ils déjeunent dans des cafés ou des restaurants à l’européenne. Seule la chaleur écrasante et humide de l’été chinois rappelle où l’on se trouve.

En étalant son gigantisme, Huawei veut prouver qu’il ne s’est jamais résigné. La société ne s’est désengagée d’aucun secteur. Ni de l’électronique grand public : la partie consumer - smartphone, montre, enceintes - est toujours la plus lucrative de la marque grâce à son puissant marché intérieur. Ni du réseau 5G. "Nous fabriquons le meilleur équipement de télécommunications au monde", affiche fièrement une large banderole rouge vif à l’entrée d’un site de production autour de Shenzhen, considérée comme la Silicon Valley chinoise, où prospèrent également Tencent et ZTE, l’autre paria des télécoms. Huawei entend bien commercialiser en 2024 sa 5.5G, une étape standardisée vers la 6G. Le groupe développe également le "New Calling", une nouvelle manière de passer des appels vidéo, via les opérateurs téléphoniques, avec de la traduction en temps réel, du télémarketing ou encore l’assistance à domicile à distance. Un pied de nez aux services par contournement (ou OTT) tels que WhatsApp (Meta).

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"Bienvenue en Europe". Le gigantesque campus Huawei dédié à la R&D, proche de Shenzhen.

© / MR

"Les événements vécus par la firme auraient probablement été fatals à n’importe quelle autre entreprise dans le monde", reconnaît Sylvain Chevallier, associé chez BearingPoint. Huawei est-il pour autant tiré d’affaire ? Une course contre la montre est lancée. Le stock de puces haute performance constitué à l’annonce de l’embargo décline. Huawei ne peut déjà plus fournir de téléphones équipés de puces 5G, et doit donc muscler sa propre recherche, avec l’aide de l’Etat chinois, qui subventionne les fondeurs à coups de milliards, comme le font également l’Europe et les Etats-Unis. Les récents propos de Thierry Breton semblent par ailleurs laisser peu de marge de manœuvre à Huawei dans l’UE. "Il y a clairement une volonté d’accélérer le débat sur la sécurisation des infrastructures critiques dans les derniers mois du mandat de cette Commission européenne", souligne Elvire Fabry.

Mais Huawei est loin d’être bouté du Vieux Continent. "S’en détacher est pour le moment compliqué. Le démantèlement des infrastructures existantes prend non seulement plusieurs années, mais coûte aussi plusieurs milliards d’euros. Une mise à l’écart totale supprimerait de nombreux emplois. Il faut par ailleurs trouver des équipements de même performance au même prix", indique l’analyste Stéphane Téral, du cabinet spécialisé dans les télécommunications LightCounting. Ce dernier ajoute que d’autres outils, toujours fournis par Huawei, sont partis pour durer. "On parle beaucoup des cœurs de réseaux télécoms, mais 80 % des terminaisons optiques (OLT) en France, qui amènent la fibre chez l’abonné, et qui ne sont pas considérés comme à risque, sont livrées par la compagnie chinoise", poursuit l’expert. Huawei construit actuellement une usine de production en France, dans le Grand Est. Une première hors de Chine. D’autres pans de son business disposent d’un horizon aussi dégagé, comme la 5G privée, optimisée dans un énième centre de R&D aux dimensions démesurées. "C’est un relais de croissance très important. Tout site industriel peut en être équipé. Pour le moment, rien ne leur interdit de pousser leurs pions en Europe", pointe Sylvain Chevallier. Les clients se comptent par dizaines : BMW et la Deutsche Bahn en Allemagne, Petronas en Malaisie, plusieurs mines en Thaïlande ou en Afrique du Sud… Après un arrêt forcé au stand, Huawei a repris sa course. Pied au plancher.

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