Il y a un peu moins d’un an, début février 2022, Emmanuel Macron annonçait la relance du programme nucléaire français. Était-elle nécessaire ou relevait-elle d’un pari ?

Rappelons le contexte : à l’époque, Emmanuel Macron est en campagne pour un deuxième mandat. La crise énergétique n’a pas encore été exacerbée par la crise ukrainienne, mais il y a une sorte de pression pour que soient prises des décisions de politique énergétique. Et on dispose de données scientifiques sur le sujet, grâce aux scénarios de RTE, qui gère le réseau de transport d’électricité en France, ou de l’Ademe, l’agence publique consacrée à la transition écologique.

La prise de position d’Emmanuel Macron permettait de donner des signaux à la filière, de s’adresser à un certain électorat, sans toutefois trancher grand-chose ; si une personnalité de gauche avait été élue, cette relance n’aurait potentiellement pas eu lieu.

Les scénarios de RTE ou de l’Ademe disent-ils clairement ce que doit être l’avenir énergétique de la France ?

Non, ils présentent plusieurs options ainsi que les conditions pour qu’elles se réalisent. C’est ensuite au politique de choisir. Si l’objectif premier est la rentabilité, alors l’option consistant à combiner nucléaire et énergies renouvelables semble être à privilégier. Mais les critères économiques ne sont pas les seuls pertinents. Qui est en mesure, par exemple, de chiffrer le concept de « sécurité d’approvisionnement » en uranium ? Ou celui de risque nucléaire lié à d’éventuels conflits armés ? La guerre en Ukraine montre qu’un conflit armé peut toucher une centrale nucléaire. Il faut aussi prendre en compte les usages et la question de la sobriété : on constate que les Français sont prêts à faire des efforts pour consommer moins. Si on gagne en sobriété, on a moins besoin de dimensionner la production d’électricité.

Emmanuel Macron a annoncé le lancement de 6 EPR d’ici à 2035, et peut-être 8 supplémentaires. Étant donné, notamment, la durée prise par le chantier de Flamanville, est-ce raisonnable du point de vue des délais ?

Il faut appeler un chat un chat : l’EPR de Flamanville est un fiasco industriel [il a accumulé onze années de retard et son budget est passé de 3 à 19 milliards d’euros]. Mais on doit nuancer cet échec en rappelant que c’est le premier construit : les prochains chantiers ne répéteront pas les mêmes erreurs. Ils profiteront aussi des retours d’expérience de l’étranger, avec les EPR en Chine, au Royaume-Uni et en Finlande. Par ailleurs, à l’avenir, les EPR seront construits par paire, pour réaliser des économies d’échelle.

Mais rien de tout cela ne sera prêt en 2030. À court terme, il faut utiliser les leviers des énergies renouvelables et de la sobriété. On entend souvent que les renouvelables vont remplacer le nucléaire. Il n’est pourtant pas nécessaire d’opposer les deux. Il faut plutôt dire que le nucléaire et les renouvelables vont se substituer aux fossiles. Et en 2050, éventuellement, une fois notre mix énergétique décarboné, on pourra s’orienter vers une sortie du nucléaire. Mais ce n’est concrètement pas la voie choisie par la France.

Enfin, il faut prolonger le nucléaire actuel autant que possible : on ne peut pas faire l’économie d’une source d’électricité bas carbone qui fonctionne. Rappelons au passage que cette prolongation ne dépend pas du politique mais de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) qui, heureusement, est une administration indépendante.

Cette relance du nucléaire assurera-t-elle une production suffisante ?

Cela dépend de l’objectif. Emmanuel Macron souhaite réindustrialiser la France, ce qui implique de produire autour de 750 TWh. Or, comme la logique consiste aussi à se passer des fossiles le plus rapidement possible, il faut fonder cette réindustrialisation sur l’électricité. La relance nucléaire annoncée ne permet pas de tenir cet objectif – on s’oriente plutôt vers une production de 650 TWh.

Le parc nucléaire français connaît de nombreux dysfonctionnements – à ce jour, 13 réacteurs sur 56 sont à l’arrêt, et il y en a eu jusqu’à 32 en août. Pourquoi penser que le nucléaire de demain sera plus performant que l’actuel ?

C’est vrai que des problèmes de corrosion sous contrainte [un phénomène à la fois mécanique et chimique qui crée des microfissures dans certaines tuyauteries] obligent à mettre à l’arrêt plusieurs réacteurs. Ceux-ci sont produits à la chaîne, donc, lorsqu’un problème se présente sur l’un, il est probable qu’il se présente sur les autres.

« On entend souvent que les renouvelables vont remplacer le nucléaire. Il n’est pourtant pas nécessaire d’opposer les deux »

Mais il ne faut pas faire d’amalgame : une autre partie des arrêts de réacteurs sont dus à des opérations de maintenance qui avaient été retardées à cause du Covid. D’autres encore sont liés à des visites décennales [destinées à des tests et vérifications de sûreté]. Tout cela a créé une sorte de tempête parfaite, qui entraîne une très mauvaise publicité pour EDF. Mais il s’agit d’une multiplication d’aléas.

Cela dit, le nucléaire a subi une perte de compétences assez claire, en raison d’un sous-investissement, d’un manque de soutien politique et d’une mauvaise gestion sur, a minima, les dix dernières années. Je pense qu’il faut faire l’inventaire de ce qui a marché ou non ; l’État et le management en place chez EDF doivent prendre leurs responsabilités.

Les opposants au nucléaire l’accusent d’être « trop lent, trop cher » et de capter des fonds qui permettraient de développer les renouvelables. Est-ce justifié ?

C’est plus compliqué que ça. Cette position illustre bien l’opposition entre nucléaire et énergies renouvelables présente dans les imaginaires. Or, ce qu’il faudrait considérer en premier, c’est que les deux tiers de notre énergie dépendent de sources fossiles !

Ensuite, il est certain que, ces vingt dernières années, les dirigeants ont eu peur de prendre des décisions à propos de la production d’électricité, que ce soit pour les renouvelables ou le nucléaire ; même en considérant le lancement de l’EPR de Flamanville. Nous nous sommes reposés sur le fait qu’on disposait d’un parc nucléaire nous assurant une souveraineté électrique, décarbonée qui plus est. Mais ce n’était pas suffisant. Aujourd’hui, la France paie cette absence de planification : elle est au pied du mur.

Et je tempérerais l’idée que cela coûte trop cher : à la lumière du prix actuel du gaz ou du charbon, le nucléaire semble assez rentable, d’autant plus que son coût est peu soumis à variabilité, contrairement au gaz par exemple. Les énergies renouvelables ont, elles aussi, un prix assez stable, mais elles présentent d’autres inconvénients.

L’énergie nucléaire est-elle la plus à même de répondre au défi climatique ?

Il n’y a pas de solution miracle face au changement climatique. Le nucléaire est une des solutions qu’on peut mettre en œuvre. Certains pays arrivent à s’en passer – comme l’Autriche, qui s’appuie essentiellement sur l’hydraulique, grâce à ses montagnes, et est allée jusqu’à construire une centrale nucléaire sans jamais la mettre en service.

Le nucléaire a l’avantage de produire 24 heures sur 24, contrairement au solaire ou à l’éolien ; son approvisionnement est diversifié – on peut acheter de l’uranium au Canada, au Niger, à l’Australie… Alors qu’au niveau du photovoltaïque, par exemple, c’est la Chine qui maîtrise l’essentiel de la technologie.

« Il faut que la question énergétique, qui nous concerne tous, fasse l’objet d’un vrai débat public, un débat dont les résultats soient respectés »

Mais le nucléaire a aussi ses inconvénients. Les déchets posent une question morale : on les laisse aux générations futures, sans bien savoir ce qu’il en adviendra. On se contente de dire : « Vous creusez un trou, vous les mettez dedans, vous vitrifiez. » Et il y a toujours la question de la sécurité en cas de conflit armé. Cela fait partie des éléments qu’il faut intégrer dans l’équation pour trouver la solution idoine.

Les réacteurs nucléaires ont besoin d’eau pour fonctionner. Quels risques fait peser le changement climatique, avec les annonces de canicules, de fleuves asséchés ou de hausse du niveau de la mer ?

Les travaux du Giec [le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat] nous aident beaucoup à anticiper les températures de l’air, pour en déduire celles des cours d’eau. Les hypothèses de sécheresse sont également modélisées et prises en compte pour le refroidissement des centrales. Cela permet de modifier éventuellement l’implantation des futurs équipements, mais aussi, par exemple, d’améliorer la gestion de l’eau en amont, avec des barrages. Pourtant, on ne pourra jamais tout maîtriser.

Au-delà de ces 6 ou 14 EPR, quelles peuvent être les perspectives du nucléaire français ?

Il faudra voir ce que donnent les SMR, ces petits réacteurs modulaires [le modèle Nuward développé par EDF fournit 170 MW]. La technologie doit encore être maîtrisée, mais ils seraient construits plus rapidement qu’un EPR. Ce serait intéressant d’en mettre en Bretagne, par exemple, où la production électrique est plus faible.

Concernant le nombre d’EPR, EDF semble dire qu’elle ne peut pas en construire beaucoup plus que les 14 envisagés. Et, pour des questions de souveraineté, on ne voit pas la France faire venir des réacteurs chinois ou russes. En revanche, des pays européens pourraient créer un consortium, une sorte d’Airbus du nucléaire. Le Premier ministre suédois, par exemple, a récemment vanté le nucléaire français. Il y a des coopérations à imaginer.

Le nucléaire représente un choix de société. Celui-ci a-t-il été soumis aux Français ?

Pour le nucléaire comme pour les renouvelables se pose la question de l’acceptabilité sociale. On a souvent tendance à la voir comme un frein aux projets, mais c’est parce qu’on n’a pas pris l’habitude de parler aux gens de ces sujets. En 1974, le plan Messmer a été annoncé unilatéralement, à la télévision !

Il faut repenser notre rapport à l’énergie. Jusqu’à présent, on croyait que l’électricité consistait à appuyer sur un bouton pour allumer la lumière. Désormais, on prend conscience de tout ce qu’il y a derrière, des enjeux, des risques… Il faut que ce sujet, qui nous concerne tous, fasse l’objet d’un vrai débat public, un débat dont les résultats soient respectés. La Convention citoyenne pour le climat a fait travailler des citoyens pendant un an ; ils ont fait des propositions très concrètes et pertinentes. Or, elles n’ont pas été mises en œuvre. Cela crée de la défiance. Au politique de retisser le lien, en proposant une vraie expertise impartiale, en montrant que le nucléaire représente une énergie plus centralisée que les renouvelables, par exemple.

Les Français ont manifesté leur envie de mieux comprendre ce sujet. Le politique a l’immense responsabilité d’apaiser le débat pour qu’on sorte par le haut de cette crise énergétique, plutôt que d’imposer une direction à suivre à marche forcée. 

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON & HÉLÈNE SEINGIER

 

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