Indépendance énergétique : "Il faut faire dix fois plus vite que ce qu’on avait prévu de faire"
Selon le spécialiste Thomas Pellerin-Carlin, l’Europe a constitué assez de stocks de gaz pour ne pas avoir de problème jusqu’en novembre prochain en cas d’arrêt des livraisons de gaz russe. Mais la guerre en Ukraine révèle l’importance pour l’Europe de s’affranchir des énergies fossiles. Pour des raisons géopolitiques mais aussi climatiques.
- Publié le 08-03-2022 à 10h39
- Mis à jour le 08-03-2022 à 14h12
Les cours du gaz et du pétrole flambent depuis l'invasion de l'Ukraine par la Russie la semaine dernière . Ce vendredi, la référence du marché européen du gaz, le TTF néerlandais, a atteint un nouveau record, à 213,895 euros le mégawattheure (MWh). Le prix du baril de Brent de la mer du Nord a, lui, atteint jeudi son plus haut depuis 2012, à 119,84 dollars. Une tendance qui devrait se poursuivre avec l'aggravation de la guerre en Ukraine, la Russie étant le principal fournisseur européen de gaz, de pétrole et de charbon. Pour Thomas Pellerin-Carlin, directeur du Centre énergie de l'Institut Jacques Delors , il est urgent pour les pays européens de s'affranchir des énergies fossiles, pour des raisons géopolitiques et économiques mais aussi climatiques.
Les prix du gaz et du pétrole flambent depuis l’invasion de l’Ukraine. Est-ce du jamais vu ?
Pour le gaz, oui, c’est du jamais vu dans l’histoire de ce marché. Au cours de la décennie 2010, le prix moyen du gaz fossile était autour de 10 euros le MWh. Il dépasse désormais les 200 MWh. Le «choc gazier» a commencé avant l’invasion de l’Ukraine, pour plusieurs raisons : problèmes de maintenance, accidents, baisse de livraisons du géant gazier russe Gazprom à l’Union européenne depuis l’été, qui a fait passer la part du gaz russe dans le mix gazier européen de 40 % à 25 % aujourd’hui… En décembre, le prix du gaz a atteint 140 euros le MWh.
Pour le pétrole, on a dépassé les 110 dollars le baril pour le Brent. C’est un prix élevé, mais il est trop tôt pour parler de choc pétrolier comme ceux de 1973, 1979 ou 2008, lorsqu’il avait atteint 140 dollars le baril. Pour l’instant, nous sommes revenus au prix du baril des années 2012 à 2014, où il oscillait entre 100 et 120 dollars. On peut vivre pendant des années avec des prix du baril de cet ordre.
En quoi l’économie européenne est-elle dépendante de ces énergies ?
Ce qui compte, pour l’économie, c’est l’énergie finale, c’est-à-dire celle effectivement utilisée par les consommateurs. En Europe comme en France, la première source d’énergie finale, c’est le pétrole, autour de 40 %. Le gaz fossile vient en second, y compris en France, autour de 21 à 22 %. Puis, en France, le nucléaire est à 17 %, comme les énergies renouvelables. Le pétrole a un poids important dans l’économie, car il y en a partout. Il atteint directement le pouvoir d’achat via le prix du carburant à la pompe, mais touche aussi tout ce que l’on a besoin de transporter, de la nourriture aux pièces automobiles en passant par le ciment.
Le gaz, lui, est surtout utilisé pour trois choses. D’abord chauffer les bâtiments, ce qui affecte directement le pouvoir d’achat des ménages se chauffant au gaz. Ensuite, il est utilisé par l’industrie, soit comme source d’énergie, soit comme matière première pour fabriquer différents produits, notamment des engrais. Donc il y a un lien direct entre le prix du gaz et celui de la nourriture. Le troisième usage du gaz, c’est la production d’électricité en hiver, pour le chauffage.
Peut-on comparer ce qui se passe aujourd’hui au choc énergétique et économique de 1973 ?
En termes d’ampleur, oui. Mais beaucoup de choses ont changé depuis cinquante ans. A l’époque, nous étions encore plus dépendants du pétrole et nous n’avions pas vraiment d’autres options. Il n’y avait pas de programme massif d’économie d’énergie, de coopération internationale. La France a alors choisi de développer massivement le parc nucléaire, mais cette énergie n’a vraiment décollé que dans les années 80, le temps de construire les réacteurs. Alors qu’aujourd’hui, en Europe, des politiques publiques ont déjà été lancées, en matière d’économies d’énergie ou de développement d’autres énergies que les fossiles. Il faut «juste», désormais, faire dix fois plus vite que ce qu’on avait prévu de faire, être plus rapide et plus ambitieux.
D'autant que la grande différence par rapport aux années 70, c'est aussi que nous savons tous, désormais, qu'il faut sortir d'urgence des énergies fossiles pour éviter un chaos climatique dévastateur pour l'humanité au cours du siècle. Comme le rappellent les scientifiques du Giec, dont le dernier rapport, publié lundi , est malheureusement passé inaperçu. En 1973, il s'agissait d'agir pour des questions d'indépendance géopolitique. A cela s'ajoute aujourd'hui la question environnementale et sanitaire : on sait que les énergies fossiles tuent déjà et tueront toujours plus, en polluant l'air et en déréglant le climat.
Que peut faire l’Union européenne dans ce contexte ?
Pas grand-chose dans l’immédiat, car ce n’est pas un Etat, elle n’a pas la capacité de prendre des mesures d’urgence en quelques jours en dehors de sanctions économiques envers la Russie. Elle n’a pas non plus de marges budgétaires massives comme peuvent l’avoir les Etats. La Commission prépare un document stratégique qu’elle publiera mardi, qui détaillera les mesures que l’UE souhaite prendre dans les semaines et les mois à venir en matière énergétique et celles qu’elle demande aux Etats de prendre immédiatement.
Le risque n’est-il pas que l’Europe s’affranchisse du gaz russe en augmentant ses importations de
gaz naturel liquéfié (GNL), encore plus émetteur de gaz à effet de serre
?
Si. Il existe une tendance quasi atavique à se débarrasser d’une dépendance à une énergie fossile pour la remplacer par une dépendance à une autre énergie fossile. Par exemple le GNL ou le charbon, avec tous les risques climatiques et économiques que cela comporte. Le GNL coûte très cher et les prix du charbon sont aussi à des niveaux historiques au niveau mondial. D’un point de vue géopolitique, c’est aussi se mettre dans la main d’autres acteurs. S’il y a une disruption sur le marché mondial du GNL, cela aura des répercussions sur nous.
Côté demande, il se peut qu’un autre endroit du monde, par exemple en Asie, ait besoin subitement de beaucoup de GNL. C’est ce qui s’est passé après la catastrophe nucléaire de Fukushima en 2011 : les Japonais ont très vite énormément baissé leur production nucléaire et augmenté leur production d’électricité à base de gaz, notamment de GNL importé. A l’époque, le Japon à lui seul importait quasiment la moitié du GNL mondial, poussant les prix très haut. Côté offre, un des acteurs clé du marché du GNL est le Qatar. Or, les méthaniers doivent déjà pouvoir sortir de ce pays, qui n’a pas de très bonnes relations avec ses voisins. Ensuite, ils doivent passer le détroit d’Ormuz, qui est le théâtre d’une guerre tous les dix ans en moyenne. Le GNL peut donc être utile, mais à court terme. Idem pour l’importation de gaz algérien. Il faut surtout se concentrer sur d’autres mesures.
Quelle serait la première mesure à prendre ?
Ce qu’on doit faire en tout premier, c’est la chasse au gaspillage d’énergie. Davantage qu’une mesure écologique, même si ça l’est aussi, c’est avant tout une mesure de souveraineté nationale. Réduire très fortement et immédiatement notre consommation de gaz, c’est un acte de civisme individuel et collectif. C’est ce qui est bon pour nous et pour le pays. Cette chasse au gaspillage de gaz, mais aussi de pétrole, est la priorité numéro un. A très court terme, c’est ce qu’il y a de plus facile à mettre en place, de plus efficace et de moins cher. Baisser de 3°C la température chez soi, choisir de ne pas prendre l’avion cette année, par exemple, ce sont des mesures essentielles pour éviter que les prix de l’énergie n’augmentent encore plus. Après Fukushima, le Japon a réussi à baisser de 15 % sa consommation d’électricité. C’est un ordre de grandeur de ce qu’on devrait être capables de faire. La question est de savoir si on va le faire. Elle est avant tout politique, car il faut une sorte de mobilisation générale de la société pour arriver à cela, pour que chacun s’y mette.
A plus long terme, que préconisez-vous ?
La priorité numéro 2 est de consacrer rapidement tous les investissements possibles, au niveau privé comme public, pour nous préparer au prochain hiver. L’Europe a constitué assez de stocks de gaz pour ne pas avoir de problème jusqu’en novembre prochain en cas de cessation totale des livraisons de gaz russe. Donc cela nous laisse neuf mois pour nous préparer à passer l’hiver prochain sans gaz russe. Pendant ce temps, oui, nous allons importer du GNL pour reconstituer les stocks. Mais il faudra surtout investir dans l’isolation thermique des bâtiments, en priorité ceux chauffés au gaz et au fioul. Et aussi dans l’installation de pompes à chaleur, de panneaux et chauffe-eau solaires, tout ce qu’on peut déployer rapidement.
Comment financer cela ?
Avec les prix actuels du gaz et du pétrole, faire des travaux d’isolation ou installer une pompe à chaleur, c’est déjà rentable. L’investissement nécessaire va de 5000 à 20 000 euros et est assez vite rentabilisé. Dans la quasi-intégralité des cas, il est déjà plus économiquement intéressant de se chauffer avec une pompe à chaleur qu’au gaz. En parallèle des mesures visant à baisser la consommation d’énergie, il faut déployer massivement la production d’énergies renouvelables, en levant les freins administratifs aux projets bloqués dans les cartons.
Quid du nucléaire ?
Il faut distinguer deux choses. D'abord, faut-il fermer une centrale qui peut continuer à fonctionner, oui ou non ? D'un point de vue climatique, politique et économique, il faut garder toutes les centrales existantes autant que possible, tant que l' Autorité de sûreté nucléaire (ASN) l'autorise, pour ce qui concerne la France. Deuxième question : faut-il construire de nouveaux réacteurs, comme Emmanuel Macron le souhaite ? D'un point de vue climatique comme géopolitique, le problème est que cela n'aura aucun effet dans les quinze ans à venir, le temps de construire les réacteurs. Donc cela ne résoudra pas la crise actuelle. Par ailleurs, il y a une limite au nombre de réacteurs que la société française est aujourd'hui capable de construire, car il y a eu d'énormes pertes de compétences. Le lobby nucléaire lui-même dit qu'il sera compliqué de construire plus de 14 réacteurs d'ici à 2050. Donc quoi que l'on choisisse sur le nucléaire, l'immense majorité de l'effort viendra de la sobriété et de l'efficacité énergétiques et des énergies renouvelables. Ceux qui disent "on n'a pas besoin d'investir dans les renouvelables car on a le nucléaire" mentent. Cela aurait pu marcher, mais il fallait choisir de construire de nouveaux réacteurs il y a quinze ans.