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Jacques Delors (1993) via Wikimedia
Jacques Delors (1993) via Wikimedia
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Jacques Delors : la France par l’Europe

Jacques Delors (1925-2023) a joué un rôle déterminant dans la dynamique européenne des années 1985-1994. Son héritage se présente aujourd’hui, malgré des résistances à ce qui était perçu comme des abandons de la souveraineté nationale à l’époque, comme ce qui donne à l’Union Européenne sa force fédérative. 

La disparition récente de Jacques Delors a suscité des louanges unanimes, saluant la mémoire d’un « grand européen ». Mais cette unanimité ne peut faire oublier l’hostilité qu’il dût affronter une fois aux commandes de la Commission européenne, y compris de la part de ses compatriotes, issus parfois de la même famille politique. Ce n’était pas simple jalousie, mais bien plutôt une réticence profonde, raisonnée, à l’encontre de tout ce qui pouvait affecter l’intégrité de la souveraineté nationale en élargissant le champ de la supranationalité européenne. Les thématiques de la souveraineté, qu’elle soit nationale ou européenne, sont encore d’actualité. Il vaut donc la peine de s’interroger sur la décennie 1985-1994, au cours de laquelle l’Union européenne connut des avancées exceptionnelles, auxquelles Jacques Delors prit une part décisive.

Une dynamique européenne inédite

Tout a commencé fin 1985 avec l’approbation de « l’Acte unique », patronyme étrange d’un amendement d’apparence modeste du traité de Rome. Par cet amendement, les directives permettant de supprimer les obstacles à la libre circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux allaient pouvoir être adoptées par le Conseil des ministres à la majorité qualifiée et non plus à l’unanimité. Il était mis fin à deux décennies de blocages pour ouvrir sur la perspective d’un grand marché sans frontières à l’horizon 1992.

Jacques Delors sut convaincre les chefs d’État d’alors de ce que la seule libéralisation tournerait court, si elle ne s’inscrivait pas dans un projet beaucoup plus large, ancré dans les spécificités d’un « modèle européen de société ». L’ouverture du marché européen ne se contentait pas de donner des gages aux tenants de la compétitivité. Elle mettait aussi en valeur les acquis sociaux et sociétaux européens en jouant de deux leviers : les règles européennes destinées à permettre la libre circulation « devaient prendre pour base un niveau élevé de protection en matière de santé, de sécurité, d’environnement et de protection des consommateurs » ; la régulation européenne des marchés s’accompagnait d’un faisceau de politiques d’accompagnement nouvelles. En quelques années naissait une dynamique inédite d’intégration européenne. D’un côté, les nombreuses directives d’harmonisation des normes amenaient les filières professionnelles à sortir d’un face-à-face avec les administrations nationales pour chercher de nouveaux compromis dans des forums européens. De l’autre, les acteurs nationaux eux-mêmes s’européanisaient : les partenaires sociaux étaient appelés à négocier ce qui devait devenir une législation sociale européenne ; les collectivités territoriales participaient de plein droit à l’élaboration des programmes locaux de développement dans le cadre général d’une « cohésion sociale européenne ». Cette dynamique allait culminer avec l’adoption, sur proposition de Jacques Delors, du traité de Maastricht en 1992. Il officialisait le caractère politique et pas seulement économique et social de l’Union européenne, élargissait les compétences de cette Union, notamment aux domaines de l’environnement, de la santé et de la protection des consommateurs, valorisait le rôle des partenaires sociaux européens et surtout consacrait au moyen de l’Union économique et monétaire la pleine appartenance de l’Allemagne réunifiée à l’Europe unie.

Un progrès aussi rapide de l’intégration européenne allait naturellement susciter des oppositions. Les Britanniques conçurent très vite une allergie à toute forme de règle ou de dépenses allant au-delà de la seule mise en commun d’un marché. Les puissants Länder allemands s’inquiétèrent de la diminution de leurs prérogatives par un effet d’aspiration vers le niveau fédéral des matières devenues sujettes à des règles européennes. Nombre de fédérations patronales s’opposèrent à la « frénésie législative » bruxelloise. Mais les oppositions idéologiques les plus argumentées, déjà manifestes lors du référendum sur la ratification de Maastricht, venaient de notre pays, nourries de l’orthodoxie républicaine.

Les sensibilités que l’on pourrait qualifier de nationales et républicaines dans notre pays voyaient déjà dans la monnaie unique un abandon dommageable de souveraineté. Pour elles, le couple de l’État et de la nation était indépassable. L’unité toujours menacée de la seconde doit être maintenue par un État à la fois tuteur et mentor : tuteur par la pleine mesure d’une souveraineté protectrice dans toutes ses dimensions, et mentor par la dimension éthique et morale qu’il incarne dans un projet d’émancipation, d’égalité et de solidarité. Selon cette conception, toute atteinte à la souveraineté de l’État fragilise la confiance que doit avoir en lui la nation et risque d’attiser une fragmentation menaçant la volonté de vivre ensemble dans la diversité, menaçant donc la démocratie. À l’extrême limite, cette façon de voir les choses conduit à penser que la démocratie n’est concevable que dans le cadre de l’État-nation.

Surmonter les faiblesses historiques de l’État

François Mitterrand, d’une certaine manière, s’opposait déjà à cette vision intégrale de la souveraineté. En proclamant : « La France, notre patrie, l’Europe, notre avenir », il entendait que l’État français ne portait pas seul le projet de la France. Héritier de Maritain, Mounier et Ricœur, tenant d’une conception ouverte de la nation, convaincu de la nécessité d’une irréversibilité dans le rapprochement des peuples, Jacques Delors a mis en œuvre une autre vision. Pour lui, le couple État-nation, sans pour autant se dissoudre dans l’Union européenne, y trouve un espace et un moyen de surmonter certaines de ses faiblesses historiques. Il en va ainsi de l’État appelé à devenir l’architecte d’une construction politique européenne en harmonie avec les nouveaux défis du monde présent, organisant non l’abandon, mais le partage ciblé et contrôlé de certaines formes de souveraineté. Dans ce même contexte européen, l’État se trouve appelé à ouvrir des degrés de liberté et d’autonomie à la société française, une société dont les historiens montrent qu’elle est bridée par une surreprésentation politique au sommet et une sous-représentation sociale à la base. Trop longtemps assimilés à des corporatismes défensifs, les corps intermédiaires, dans la vision de Jacques Delors, partagent avec l’État une capacité morale. Ils peuvent, dans des conditions qui méritent toute l’attention et la vigilance des pouvoirs publics, agir en fonction d’un intérêt général. Jacques Delors était convaincu de la valeur foncière du dialogue social et plus largement de la participation de la société à sa propre évolution.

Cette vision fut articulée dans un ouvrage paru en 1988, auquel il travailla avec un collectif disparate – comme il les aimait – sous le titre provocateur La France par l’Europe1. Plus tard, notamment dans les discours postérieurs à l’adoption du traité de Maastricht, Jacques Delors développa le concept de « Fédération européenne d’États-nations », qui résume l’œuvre à laquelle il avait contribué. Elle esquisse aussi le cadre institutionnel et politique dans lequel cette œuvre d’union entre les nations européennes si diverses devrait se poursuivre. À l’instar d’un ensemble politique fédéral, l’Union européenne est fondée sur un droit supranational par lequel les États s’engagent mutuellement et donnent une forme organisée à leur interdépendance. Mais, à la différence d’une fédération classique, l’autorité finale y reste dans les mains des États : ils ne sont pas subordonnés à la fédération, mais traitent avec elle sur un pied d’égalité.

L’Union européenne est fondée sur un droit supranational par lequel les États s’engagent mutuellement et donnent une forme organisée à leur interdépendance.

Il faut le reconnaître, les enchaînements vertueux que le travail européen minutieux de Jacques Delors avait voulu encourager ne se sont pas toujours produits avec le dynamisme qu’il en espérait. La complexité des processus de décision a conduit à une forme de captation par les acteurs spécialisés, y compris dans la société civile, de la dynamique européenne. Le dialogue social, maître mot de sa méthode, n’a pas reçu, du plus haut niveau des institutions européennes, l’impulsion politique nécessaire pour surmonter les forts tropismes nationaux. Les régions et les villes peinent à utiliser au mieux les fonds européens et à développer des coopérations horizontales qui feraient vivre une Europe des territoires. Paradoxalement, la mainmise des États sur l’organe d’impulsion qu’est le Conseil européen a souvent privé celui-ci de sa fonction d’orientation et de visibilité à long terme. Ce serait cependant une grave erreur que d’imputer à ces faiblesses la montée actuelle des populismes nationaux, qui trouvent pour l’essentiel leur origine dans une crise de la culture démocratique, crise dont se nourrissent précisément les ennemis si vocaux et si menaçants de l’Europe aujourd’hui. Le cadre conceptuel et moral que nous lègue Jacques Delors pour tenir ensemble nos États et nos nations dans ces périls reste un trésor.

  • 1. Jacques Delors et Clisthène, La France par l’Europe, Paris, Grasset, 1988.

Jérôme Vignon

Conseiller à l’institut Jacques Delors, il a notamment corédigé Chrétiens face à la crise (Bayard, 2009).

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