« Le Kosovo met de l’huile sur le feu »

Pierre Mirel, ex-responsable de la direction générale Élargissement à la Commission européenne, conseiller pour le centre Grande Europe de l’institut Jacques Delors

« Depuis plusieurs semaines, il y avait tout lieu de redouter une recrudescence des violences dans le nord du Kosovo. C’est malheureusement ce qui se passe. Le chef du gouvernement kosovar, Albin Kurti, a mis ces derniers mois de l’huile sur le feu. Il a multiplié les décisions sans concertation sur ce sujet si sensible de la représentation de la minorité serbe dans ce pays à majorité albanaise.

Pristina a persisté dans la tenue d’élections municipales, certes légales, mais illégitimes, dans les quatre municipalités à majorité serbe du nord du Kosovo. Elles sont boycottées par les électeurs serbes, lesquels se sont rebellés lorsque les maires albanais, élus avec moins de 4 % de votants, ont pris leurs fonctions fin mai.

Un embrasement menant à un conflit dans la région reste peu probable. Mais le déficit de confiance est total entre la minorité serbe et le pouvoir à Pristina. La première chose à faire pour ramener la confiance est de créer cette fameuse association de ces municipalités à majorité serbe, attendue depuis dix ans et à nouveau validée, sous l’égide de l’Union européenne, dans l’accord d’Ohrid du 18 mars pour la normalisation des relations entre la Serbie et le Kosovo.

Or plutôt que de négocier, Albin Kurti, hostile à ce projet quand il était dans l’opposition, a jeté le bébé avec l’eau du bain. Il n’a plus reconnu l’équipe chargée d’élaborer un texte juridique pour formaliser cette association qui était, il est vrai, maximaliste. L’argument selon lequel le pays pourrait sombrer dans le risque de sécession, à l’instar de la Bosnie-Herzégovine voisine, est fallacieux : il y a matière à négocier pour éviter la dérive bosnienne.

De son côté, la Serbie s’est empressée de s’opposer à l’adhésion du Kosovo au Conseil de l’Europe, contrairement à ses engagements. Les États-Unis, les plus grands protecteurs du Kosovo, sans lesquels l’indépendance du pays en 2008 eut été impensable, sont fous furieux. C’est à croire que Pristina a tout fait pour créer un état de tension pour pointer les méchants Serbes. Or, ce faisant, elle offre des arguments de premier plan à Belgrade pour refuser la paix.

Attention, les Serbes du nord du Kosovo (et la Serbie du président Vucic) sont loin d’être des enfants de chœur. Il faut pourtant que le dialogue entre les deux États avance. Cinq des États membres européens n’ont toujours pas reconnu l’indépendance du Kosovo. La position de trois d’entre eux – Roumanie, Slovaquie, Grèce – pourrait évoluer si le dialogue entre les deux États avançait. L’Union européenne n’attend que ça.

Je veux croire que la présence des dirigeants serbe et kosovar ce jeudi 1er juin en Moldavie lors de la deuxième édition de la rencontre des 47 dirigeants européens de la Communauté politique européenne sera propice à une désescalade des tensions. »

« L’Union européenne et les États-Unis ménagent la Serbie »

Engjellushe Morina, chercheuse, spécialiste des Balkans, à l’European Council on Foreign Relations (ECFR), à Berlin

« Je ne pense pas, pour l’instant, que les négociations entre le Kosovo et la Serbie soient un échec. Tout dépend de la manière dont ces tensions vont être gérées. Il est important de voir clairement qui fait obstruction et les provoque. Or, depuis le week-end dernier, il y a beaucoup de condamnations du Kosovo pour sa responsabilité des violences, mais très peu contre les violences commises par des habitants serbes contre des soldats de la Kfor, les soldats de l’Otan déployés dans la région.

L’Union européenne et les États-Unis ménagent la Serbie, qu’ils voient comme un des pays les plus importants dans les Balkans. Ils essayent d’attirer son président Aleksandar Vucic dans leur camp, pour contrer les influences russe et chinoise dans la région.

En même temps, Aleksandar Vucic crée beaucoup de problèmes, et pas seulement au Kosovo. C’est le cas en Bosnie-Herzégovine, où il encourage les Serbes indépendantistes. Vendredi dernier, lors d’un rassemblement de ses soutiens, il a invité Mira Dodic, le président de la République serbe de Bosnie, et le ministre hongrois des affaires étrangères, qui ont des convictions illibérales et des valeurs différentes de celles de l’Occident.

Je serais déçue si toutes les avancées des deux dernières années débouchaient sur un conflit. Il y a eu tant d’efforts de la part des États-Unis et de l’Union européenne, en particulier d’Emmanuel Macron, d’Olaf Scholz, et ensuite de l’Italie. Cela renverrait une mauvaise image, pas seulement pour le Kosovo et la Serbie, mais de manière générale pour la capacité de l’Union européenne à résoudre des conflits à ses frontières, surtout dans le contexte actuel de l’agression en Ukraine. Un conflit donnerait l’impression que l’UE est un mauvais acteur géopolitique.

Fin février, le Kosovo et la Serbie avaient accepté une proposition de normalisation de leurs relations. L’accord comprenait des exigences. Par exemple, le Kosovo devait mettre en place une communauté des municipalités dans la région où vivent de nombreux Serbes.

De l’autre côté, la Serbie s’engageait à ne pas bloquer l’intégration du Kosovo dans des organisations internationales. Les deux pays devaient respecter les symboles et les drapeaux de l’autre. C’était une première étape pour une normalisation des relations, qui devait mener, d’ici un ou deux ans, à une reconnaissance officielle des deux pays.

Mais ils n’ont pas respecté leurs engagements. Le Kosovo n’a pas commencé à mettre en place la communauté des municipalités. La Serbie a quant à elle été agressive en votant contre l’intégration du Kosovo au Conseil de l’Europe fin avril et a fait du lobbying auprès de la Hongrie pour qu’elle s’y oppose également.

Et cela arrange Aleksandar Vucic : il profite des tensions au Kosovo pour détourner l’attention des manifestations en Serbie contre son gouvernement, qui ont démarré avec les fusillades il y a quelques semaines et sont devenues des protestations antigouvernementales. »