Union européenne : La chasse aux vaccins sème le doute sur la solidarité des Etats membres
Quelques États membres cherchent de l’aide hors de l’UE pour accélérer leur campagne de vaccination. De quoi remettre en doute l’unité et la solidarité des Vingt-sept pour l’achat des vaccins contre le Covid-19. Mais ces annonces répondent surtout à des contraintes sanitaires et électorales.
- Publié le 04-03-2021 à 20h58
- Mis à jour le 05-03-2021 à 20h52
Les États membres vont-ils trahir la stratégie européenne de vaccination ? Ce scénario hante l’Union depuis qu’elle est confrontée aux multiples retards de livraisons de vaccins contre le Covid-19. Cette semaine, l’Autriche, le Danemark, la Slovaquie, la République tchèque et la Pologne ont ravivé cette crainte, en annonçant qu’ils cherchaient de l’aide auprès d’autres puissances mondiales pour tenter d’accélérer leur campagne de vaccination, à l’image de la Hongrie. Certains n’ont pas manqué de critiquer au passage la stratégie pourtant convenue à Vingt-sept, qui a consisté à acheter ensemble des doses de diverses entreprises pharmaceutiques. L’image d’une Union européenne unie face à la pandémie et au défi de la vaccination s’en retrouve à nouveau heurtée. Pourtant, loin de signaler un désaveu de la coopération européenne en la matière, ces annonces, tout comme les critiques visant l’UE, entendent répondre à la pression interne et aux enjeux de politique nationale.
"Le soutien à la stratégie européenne est clair", a insisté Eric Mamer, porte-parole de la Commission jeudi. "Je n’entends aucun de ces pays renoncer à la solidarité européenne ou à leurs parts de vaccins. L’essentiel de leur stratégie reste la stratégie européenne. 90 % des doses qu’ils utiliseront en découle", note également une source diplomatique. Pour rappel, les États membres se sont accordés pour passer, ensemble, des contrats d’achat anticipés de vaccins contre le coronavirus. Au total, 2,6 milliards de doses ont été réservées auprès de six producteurs de vaccins, dont trois (Pfizer, Moderna, AstraZeneca) sont les seuls à avoir reçu une autorisation de mise sur le marché de l’UE. L’Agence européenne du médicament (EMA) pourrait se prononcer cette semaine sur le vaccin à une seule dose Johnson & Johnson.
Cet exercice de solidarité des Vingt-sept s’était assez rapidement imposé comme une évidence en juin 2020, à l’heure où se profilait une course aux vaccins mondiale qui aurait sévèrement ébranlé l’unité des États membres, s’ils s’y étaient engagés en tant que concurrents. "Les petits pays sont bien contents que les gros ne soient pas allés jouer leur propre partition", rappelle une source européenne. En janvier, l’UE a été prise d’un vent de panique lorsque l’Allemagne a déclaré avoir acheté 30 millions de doses de Pfizer de son côté, faisant émerger le risque que ce poids lourd de l’UE se mette à mener des négociations parallèles avec des laboratoires. Comparé à cet épisode, "il faut relativiser les derniers développements. Il y a de l’agitation à la marge, mais le cœur du système européen tient bon", note la même source en référence au moteur franco-allemand de l’Union.
La Hongrie dans une démarche provocatrice
Le paradoxe est d’ailleurs frappant : certains pays qui bénéficient le plus de la solidarité européenne - tant ils auraient eu des difficultés économiques ou techniques à se procurer des vaccins en nombre suffisant par eux-mêmes - sont de ceux qui aujourd’hui regardent ailleurs.
La Hongrie avait été la première à ouvrir le bal, accordant le 21 janvier une autorisation temporaire au vaccin russe Sputnik V. Dimanche dernier, le Premier ministre hongrois Viktor Orban s’est affiché sur Facebook alors qu’il recevait le vaccin chinois Sinopharm, autorisé par Budapest depuis fin février. "C’est purement politique et provocateur", résume une source diplomatique, peu surprise par cette mise en scène typique d’un homme qui a pris l’habitude de pourfendre l’UE.
Bratislava, Prague et Varsovie confrontées à l’urgence
La Slovaquie a été la deuxième à suivre l’exemple hongrois et à commander deux millions de doses du vaccin russe, dont le premier lot de 200 000 doses est arrivé lundi dans le pays. Une décision polémique qui fait aujourd’hui vaciller la majorité au pouvoir. L’urgence était d’ordre sanitaire plus que politique : depuis une semaine, la Slovaquie enregistre une centaine de décès par jour, le nombre le plus élevé au monde par rapport à la population. Le 22 février, le ministre slovaque des Affaires étrangères a demandé l’aide de ses homologues européens, qualifiant de "tragique" la situation dans son pays. Un appel qui n’est pas resté sans réponse, puisque Bratislava recevra 100 000 doses supplémentaires via le mécanisme d’urgence européen."La Slovaquie peut compter sur ses partenaires européens dans les moments difficiles", a ainsi constaté le Premier ministre Igor Matovic.
Classée aux côtés de la Slovaquie comme l’un des pays les plus affectés par le Covid-19, la République tchèque voisine obtiendra également 100 000 doses via ce système européen de SOS. Reste que Prague a annoncé qu’elle avait contacté Pékin en vue de se procurer le vaccin Sinopharm. Cette piste est aussi explorée par la Pologne, qui a enregistré mercredi son bilan quotidien le plus lourd depuis novembre en termes d’infections de Covid-19.
L’impatience des Danois et des Autrichiens
"Il faut faire la distinction entre le provocateur Viktor Orban, les pays qui désespèrent face à l’évolution de la pandémie sur leur territoire et l’impatience de l’Autriche et du Danemark", met en garde une source diplomatique, rejetant l’analyse d’un effritement de la stratégie européenne.
Jeudi 4 mars, le chancelier autrichien Sebastian Kurz, la Première ministre danoise Mette Frederiksen et leur homologue israélien Benjamin Netanyahou ont lancé officiellement leur alliance pour développer des vaccins de deuxième génération, censés faire face aux mutations du virus. Au même moment où l’UE s’apprête à fournir en urgence des doses supplémentaires à l’Autriche pour l’aider à faire face au variant sud-africain, le chancelier Sebastian Kurz a profité de l’annonce de cette alliance pour pester contre une EMA "trop lente" et déclarer qu’il n’était plus possible de "dépendre uniquement de l’UE" pour les vaccins. "Si ce projet a du succès tant mieux. Mais cela prendra du temps. Vu la manière dont cela a été présenté, on dirait qu’il s’agit plus d’un effort de communication", note une autre source européenne, rappelant les précédentes sorties de M. Kurz contre l’UE.
"L’Union européenne a bon dos"
Ce projet ne permettra pas au Danemark ou à l’Autriche d’accélérer comme par miracle leur campagne de vaccination. Tout comme les vaccins russes ou chinois ne changeront pas fondamentalement la donne, encore moins dans des pays à forte population, comme la Pologne. Mais pour répondre à des contraintes politiques ou sanitaires, bien des États membres ont recours à une astuce connue en politique nationale. "L’UE a bon dos. C’est facile de dire que si l’UE ne s’en était pas mêlée, tout irait mieux. C’est vraiment injuste", note Sylvie Matelly, économiste et directrice adjointe de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS). On pourrait rappeler que la santé n’est pas une compétence européenne. Ou que la Commission n’a pas négocié seule les contrats d’achat de vaccins, mais bien en accord avec tous les États membres. Il faudrait encore noter que certains pays d’Europe centrale et orientale qui partent aujourd’hui à la chasse des vaccins, rechignaient l’année dernière à miser sur Pfizer ou Moderna, des laboratoires dont les vaccins sont plus chers et plus difficiles à préserver.
Mais le fait est que "les citoyens européens voient des acteurs qui, ensemble, doivent résoudre un problème auquel ils sont confrontés. Si nous sommes conscients de la différence entre les responsabilités entre l’UE et les États membres, pour les citoyens, ce qui compte, c’est qu’au bout du compte [cette stratégie] marche", a analysé jeudi le porte-parole de la Commission. Des questions demeurent, notamment sur les clauses des contrats et les garanties dont l’UE s’est dotée (ou pas) pour obliger les laboratoires à respecter leurs engagements. Des réponses sont attendues face à l’attitude de la firme suédo-britannique AstraZeneca.
Un enjeu géopolitique négligé
Pendant ce temps, d’autres puissances, comme la Chine et la Russie, cherchent à alimenter l’idée que la stratégie européenne ne marche pas. "Elles jouent sur les difficultés des Européens et leurs ambiguïtés pour les diviser. Si on n’y prend pas garde, elles pourraient y arriver", observe Isabelle Marchais, analyste à l’Institut Jacques Delors. "Les Européens veulent se faire vacciner le plus vite possible pour recommencer à vivre normalement. Les gouvernements européens, soumis à des échéances électorales, sont donc dans une démarche extrêmement clientéliste. Les Chinois, les Russes et même les Israéliens en profitent et ils auraient tort de s’en priver", estime également Mme Matelly.
Moscou a traîné des pieds pour faire une demande officielle d’autorisation de mise sur le marché européen de son vaccin, prenant soin d’approcher séparément des États membres. Ce n’est que jeudi 4 mars que Spoutnik V a débuté son examen par l’EMA. À cette occasion, les autorités russes ont fait savoir qu’elles étaient prêtes à fournir des vaccins à 50 millions d’Européens dès juin. La Chine use également de ses vaccins pour redorer son image dans l’UE. Selon le Wall Street Journal, Pékin proposerait même aux Européens des millions de doses livrables en quelques jours après la signature d’un contrat.
En face, l’UE maintient sa position : "On ne voit pas la stratégie de vaccination en termes géopolitiques. Ce n’est pas une lutte contre d’autres puissances, mais contre le virus", nous confirmait encore une source européenne jeudi. Selon Mme Marchais, "les Européens n’ont pas assez mesuré la dimension géopolitique de la vaccination, contrairement par exemple au Premier ministre britannique Boris Johnson qui en a fait un argument du bien-fondé du Brexit. Ils ont aussi négligé l’aspect de la diplomatie vaccinale, à savoir l’idée que le vaccin pouvait être un outil d’influence sur le long terme, alors que la Chine et la Russie jouent à fond cette carte".