La France ne reçoit plus de gaz russe, le déclin des livraisons se généralise en Europe
Le principal gestionnaire du réseau de transport de gaz français GRTgaz constate une «interruption du flux physique entre la France et l'Allemagne» depuis le 15 juin. Gazprom a considérablement réduit ses livraisons vers l’Allemagne et l’Italie au cours des derniers jours. Malgré «l’épée de Damoclès» russe, l’équilibre du système gazier ne serait pas en danger.
\ 13h00
Mis à jour 17 Juin 2022
Mis à jour
17 juin 2022
A Obergailbach, unique point d’interconnexion de gaz entre l’Allemagne et la France, les flux ont décru au point d’atteindre… zéro gigawattheure par jour (GWh/j). Fait rarissime, la France ne reçoit plus de gaz naturel russe par gazoduc. Et ce, depuis deux jours. C’est ce qu’a annoncé vendredi 17 juin par communiqué GRTgaz, le principal gestionnaire du réseau de transport (GRT) de gaz français et filiale d'Engie. Il a constaté au cours des deux derniers jours une «interruption du flux physique entre la France et l'Allemagne», qui «était de l’ordre de 60 GWh/j au début 2022, soit seulement 10% de la capacité du point d’interconnexion».
La nouvelle n’a rien d’anodin. Et la France est loin d’être le seul pays concerné. Si les exportations de gaz russe vers l’Europe ont globalement décliné depuis le début de la guerre en Ukraine et l’adoption de sanctions occidentales à l’encontre de Moscou, la tendance s’est accélérée au cours des derniers jours. Gazprom a décidé unilatéralement de réduire ses livraisons vers l’Europe. Le géant gazier russe justifie sa décision par des problèmes techniques sur le gazoduc Nord Stream 1, qui seraient liés à un équipement du groupe allemand Siemens. Conséquence : les pays européens les plus dépendants des hydrocarbures russes tirent la langue, Allemagne (-60%) et Italie en tête. Les livraisons en direction du pays avaient déjà diminué de 15%, avant que Gazprom annonce ne livrer que 50% du gaz demandé par Eni vendredi 17 juin.
La France a considérablement augmenté ses interconnexions gazières avec ses voisins européens au cours de la dernière décennie. © CRE
«La Russie utilise le gaz comme arme»
«Les Européens ont une épée de Damoclès au-dessus de la tête, s’inquiète Phuc-Vinh Nguyen, expert en politique énergétique à l’Institut Jacques Delors. Et ce n’est pas près de changer. Vladimir Poutine va continuer de fracturer les Européens avec des coupures de gaz officiellement motivées par des raisons techniques». Chercheur à Sciences Po Paris et à l’Oxford Institute for Energy Studies, Thierry Bros ne croit pas non plus aux explications avancées par le géant russe. «La Russie utilise le gaz comme arme depuis début 2021, lorsque Gazprom a cessé de mettre du gaz en vente sur le marché spot», rappelle le spécialiste, qui voit dans la décision des dirigeants de Gazprom une volonté «d’utiliser l’arme gazière au moment qui leur est le plus favorable. Ils reprennent la main en compliquant notre stratégie de stockage et vont la garder pendant tout l’hiver prochain».
Selon ses calculs, les importations de gaz par gazoduc ont baissé de 65% par rapport à 2019 au niveau européen. Des chiffres en ligne avec ceux constatés par GRTgaz, qui explique que «les flux de gaz en provenance des points d’interconnexion situés à l’Est de la France sont en baisse de plus de 60%» depuis le début de l’année, par rapport à 2021.
Le GNL américain à la rescousse
Dans ce cas, faut-il s’inquiéter de l’arrêt des livraisons de gaz naturel russe en France? Même en cas d’arrêt total, «la France devrait pouvoir assurer l’équilibre offre demande du système gazier français», assure GRTgaz. La France et l’Europe ont d’autres sources d’approvisionnement à leur disposition, notamment les gazoducs depuis la Norvège, le GNL norvégien, mais surtout américain.
Sur les cinq premiers mois de l’année, le continent importe désormais majoritairement du GNL américain grâce à des terminaux méthaniers qui tournent à plein régime, selon les données de S&P Global. La France a même été le premier importateur de gaz naturel américain pour les mois de mars et d'avril, même si ces quantités sont appelées à diminuer à la suite de l’incident sur l’usine de liquéfaction texane Freeport LNG. Au total, les entrées de GNL sur le territoire ont augmenté de 66%, soit 51 TWh supplémentaires. A titre de comparaison, la consommation annuelle française de gaz est d’environ 500 TWh.
Les pays européens sont la première destination du GNL américain depuis le début de l'année 2022. © Agence américaine de l'énergie
Par ailleurs, le GNL russe produit par Yamal continue à arriver en Europe. «Novatek n’a pour l’instant pas montré de signes qu'il agissait sous pression politique comme Gazprom», pointe Thierry Bros. Sans oublier l’Espagne, qui contribue également à fournir le continent en gaz naturel actuellement via le point d’interconnexion entre la France et l’Espagne (Pirineos). Selon Teréga, opérateur du réseau de gaz dans le Sud-ouest, 6% de l’approvisionnement français provient de la péninsule ibérique depuis le début de la guerre en Ukraine. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’opérateur souhaite relancer le projet avorté d’interconnexion gazière MidCat entre l'Espagne et la France.
Le flou persiste pour l’hiver prochain
Mais si le danger d’une pénurie semble écarté dans l’immédiat, rien n’est moins sûr pour l’hiver prochain. «Au rythme où l’Europe remplissait ses stockages, on pouvait espérer que ceux-ci dépassent 80% de remplissage avant l’hiver», regrette Thierry Bros. L’expert doute désormais que cela puisse être atteint, même «si on devrait avoir un niveau de stockage probablement un peu plus élevé que l’an dernier». Pas de quoi passer sereinement l’hiver, surtout que la demande en gaz repart en Asie et va sans aucun doute faire exploser les prix. «Il serait temps dés maintenant de lancer une grande campagne de lutte contre le gaspillage», lance le chercheur. «Chaque molécule économisée pourra être utilisée en hiver», confirme Phuc-Vinh Nguyen, qui appelle les Français à faire preuve de sobriété.
De son côté, GRTgaz dit rester «vigilant pour l’hiver prochain et appelle les expéditeurs à continuer à remplir le plus possible les stockages nationaux». Ceux-ci sont actuellement remplis à 56%, soit six points de plus que la moyenne grâce à une «campagne d’injection de gaz dans les stockages français démarrée plus tôt que les années précédentes. Le niveau moyen européen de remplissage des stockages est quant à lui de 52%», précise GRTgaz.
© Agence américaine de l'énergie
Antoine Vermeersch avec Solène Davesne