Parmi les nombreuses questions que soulève l'offensive russe en Ukraine, celle de la transition énergétique réellement opérée par les pays européens retient particulièrement l'attention. Force est de constater que les Vingt-Sept continuent de s'alimenter abondamment en pétrole, charbon et autre gaz provenant de Russie, malgré la multiplication des sanctions des puissances occidentales. Difficile, en effet, de s'en passer du jour au lendemain alors que les combustibles fossiles représentent toujours plus de 70% de la consommation finale d'énergie du Vieux continent, pour faire tourner les usines, chauffer les logements ou faire fonctionner les transports.
Dans ce contexte, la volonté de couper le cordon avec Moscou pourrait-elle pousser l'Europe à s'en éloigner plus rapidement ? A priori, le renchérissement de ces hydrocarbures, lié aux tensions qui pèsent sur leur approvisionnement, les rend en tout cas moins attractifs. Et pourtant, dans les faits, la situation ne profitera pas forcément aux sources d'énergie les moins carbonées, bien au contraire.
Hausse de l'extraction locale de charbon
Car, alors que le cours du gaz atteint des niveaux historiquement hauts et que les installations nucléaires et renouvelables ne suffiront pas à court-moyen terme, « l'Union européenne va sûrement redémarrer des centrales à charbon sur son territoire pour produire son électricité », explique Jacques Percebois, directeur du Centre de Recherche en Economie et Droit de l'Energie (CREDEN). Et ce, même si la Commission européenne a récemment labellisé comme « vert » le gaz dans sa taxonomie afin d'orienter les investisseurs vers cette activité « de transition ».
« Le fait que le gaz soit intégré au paquet finance durable de Bruxelles peut fonctionner pour attirer les capitaux et financer des centrales au gaz, mais uniquement si l'approvisionnement en gaz est sécurisé. Ce qui n'est pas le cas aujourd'hui avec le conflit russo-ukrainien », précise Jacques Percebois.
Ainsi, en Allemagne, « à Brandenburg [où une exploitation minière à ciel ouvert permet d'extraire du lignite, ndlr], on est déjà en train de dire qu'il faut augmenter les capacités pour faire face à la crise », illustre Thomas Pellerin-Carlin, directeur du centre Energie à l'Institut Jacques Delors et co-auteur d'une note récente sur la transition énergétique allemande. Or, même s'il est produit localement et permet à l'Europe de gagner en indépendance, le lignite est le combustible le plus polluant de tous.
Souveraineté énergétique
Dans ces conditions, « la lutte contre le réchauffement climatique va sans doute passer au deuxième plan », estime ainsi Jacques Percebois. Car l'urgence liée à la situation géopolitique ramène désormais sur le devant de la scène un autre aspect majeur de la politique énergétique : celui de la souveraineté des Etats en la matière. « Le prix à payer, ce sera les émissions de CO2 supplémentaires », regrette l'économiste.
« Classiquement, les pays européens tentent de concilier trois types d'objectifs sur l'énergie : le respect de l'environnement, la sécurité d'approvisionnement et la compétitivité. Depuis 2019, avec le Pacte vert de la Commission européenne, le climat semblait, sur le papier, l'emporter sur le reste. Aujourd'hui, on voit clairement que la situation a changé », abonde Thomas Pellerin-Carlin.
Contenir la demande ?
Face à ces défis, mettre en place des mesures de réduction de la demande d'énergie pourrait s'avérer utile, à la fois pour le climat et pour la sécurité d'approvisionnement des Vingt-Sept. Selon une note publiée ce lundi par le centre de réflexion européen Bruegel intitulée « Se préparer au premier hiver sans gaz russe », c'est même une condition sine qua non pour espérer pouvoir se passer de notre voisin de l'Est d'ici à l'hiver prochain, aux côtés notamment d' « importations records » de gaz naturel liquéfié (GNL) en provenance, par exemple, des Etats-Unis ou du Qatar. A l'échelle du continent, cette sobriété dans les comportements des consommateurs pourrait même permettre de « supprimer » jusqu'à 300 TWh de gaz, selon le document.
Mais sur le plan politique, cette notion reste en partie taboue. Y compris en France, où le débat public semble pour l'heure se focaliser sur l'efficacité énergétique permise par le progrès technique, plutôt que d'interroger les usages.
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