Le Covid-19 oblige l’Europe à repenser son rapport au monde
L’épidémie de coronavirus a mis en lumière les défaillances et les fragilités de nos sociétés. Quelles leçons notre pays peut-il en tirer ? Quels changements pourraient être mis en œuvre sans attendre et pour être opérationnels dans un horizon de cinq ans ? Notre série se penche aujourd'hui sur la coopération internationale. Focus sur l'Union européenne.
- Publié le 30-07-2020 à 08h53
- Mis à jour le 30-07-2020 à 11h24
Chaque crise grave oblige l’Union européenne (UE) à se pencher sur les défauts de construction mais aussi à réfléchir à l’évolution du projet européen. La pandémie de Covid-19 ne fait pas exception à la règle. Le nouveau coronavirus a pris les États membres et la Commission au dépourvu. Dans un premier temps, la désorganisation a prévalu, d’autant que la santé reste une compétence nationale. Chacun a d’abord cherché à tirer la couverture à soi, sans se soucier de l’intérêt commun. Les pays de l’Union ont fermé leurs frontières sans se concerter, se sont livrés une compétition pour disposer du matériel médical nécessaire après s’être aperçus, mais un peu tard, qu’ils étaient démunis. Les mesures de confinement ont placé l’économie européenne en coma artificiel.
Une époque s’achève
Plus encore qu’un agent révélateur, elle a agi comme un amplificateur et un accélérateur de tendances déjà à l’œuvre avant que le nouveau coronavirus ne se répande dans l’Union. "On ne réalise pas encore l’énormité de ce qui nous attend, pas seulement en termes économiques. Il va y avoir un débat assez fondamental qui va nous amener à repenser la globalisation, les cycles de production. Cette crise pourrait changer plus profondément les affaires européennes que la crise de 2008", prédit un diplomate européen de haut rang.
L’irruption du nouveau coronavirus a eu un impact visible en matière de politique "interne" de l’Union, en particulier pour ce qui touche à la gouvernance économique. Pour éviter un accroissement déstabilisateur des divergences économiques entre États membres provoqué par la crise, l’Union a mis en place des instruments de solidarité, dont l’ouverture de lignes de crédits préventives du MES, le fonds de secours de la zone euro et la création d’un dispositif temporaire de réassurance chômage. La Commission a, avec l’appui politique fort de Berlin et Paris, élaboré l’architecture d’un plan de relance européen de 750 milliards d’euros, financé par des emprunts européens. "La mobilisation a été plus forte que jamais, alimentée par le sentiment que la relance passera par la consolidation du marché unique, plus que jamais la base arrière des entreprises européennes dans un contexte international turbulent et sous le choc", souligne Elvire Fabry, chercheuse spécialisée dans la politique commerciale et la place de l’Europe dans la mondialisation à l’Institut Jacques Delors.
La pandémie a par ailleurs conduit l’UE à pousser plus loin la réflexion entamée sur son rapport au monde. "On est en train de vivre la conclusion d’une époque mais ce qui viendra après est encore largement inconnu", observe Alexander Mattelaer, directeur de l’Institut d’études européennes de Vrije Universiteit Brussel (VUB). "Le modèle qui était le nôtre lors des trois décennies écoulées a vécu. On ne parle plus de la libéralisation infinie de l’économie globale ; on se pose de plus en plus de questions sur l’efficacité de la gouvernance globale via des organisations internationales, et on constate que le modèle de la démocratie libérale est contesté par certains acteurs comme la Chine, la Russie et d’autres."
L’Union, meilleure avocate du multilatéralisme
L’Union qui usait de son soft power pour tenter d’exporter ce modèle de démocratie libérale et misait sur la coopération doit désormais composer avec un environnement géopolitique concurrentiel. "L’élément principal des relations internationales actuelles, c’est l’exacerbation de la compétition entre les États-Unis et la Chine, un clash entre un système démocratique et un système autocratique. Cela a des conséquences pour d’autres acteurs dont l’Europe, qui risque de se sentir coincée dans cette bipolarité qui s’installe", note Alexander Mattelaer. Elvire Fabry complète : "On a le sentiment que l’affrontement de trois modèles va se renforcer : américain, chinois et européen."
Une des constantes de ce dernier est la défense du multilatéralisme, qui garantit une compétition basée sur des règles. "De ce point de vue-là, le centre de gravité de la politique commerciale européenne est la recherche d’un contexte de concurrence équitable. On le voit avec la Chine, mais aussi avec le Brexit, ou la renégociation des accords bilatéraux avec la Suisse", signale Elvire Fabry.
En ce qui concerne la Chine, l’UE pose le même constat que les États-Unis : Pékin est un partenaire commercial déloyal, qui use de la distorsion de concurrence. La différence entre les deux côtés de l’Atlantique réside dans la méthode utilisée pour y répondre. Donald Trump a choisi la guerre commerciale ouverte. L’UE s’est, elle, dotée d’un nouvel agenda, "à la fois offensif et défensif", précise Elvire Fabry. Cet agenda, qui comprend entre autres "un mécanisme de contrôle des investissements étrangers", qui trace les contours de la relation avec le "partenaire stratégique" mais "rival stratégique" qu’est la Chine.
Le tournant du pacte vert
Tout en protégeant son marché intérieur, l’Union européenne va continuer de projeter sa puissance commerciale dans le monde, probablement à un rythme moins effréné qu’au cours de la décennie écoulée. Les Européens cherchent à "utiliser les accords commerciaux pour faire évoluer les modes de consommation et de production de ses partenaires à travers le monde", rappelle Elvire Fabry.
À cet égard, le pacte vert, l’un des projets phares de la Commission von der Leyen, qui a notamment pour objectif d’amener l’UE à la neutralité carbone à l’horizon 2050 marque un tournant. En témoigne l’intention européenne (à confirmer) de se doter d’une taxe d’ajustement carbone aux frontières d’ici 2021.
Tout relocaliser n’est pas la panacée
Alexandre Mattelaer, pour sa part, estime que "le retour à une politique keynésienne, avec un rôle d’organisation économique accru pour les États peut avoir aussi un effet externe. Se développe une vision plus articulée de la politique économique qui consiste à compléter le marché unique par une politique industrielle high tech. Ça peut se répercuter sur la politique commerciale qui peut vite devenir plus protectionniste. Même Macron, poster boy d’une vision libérale, parlait de la transition vers une économie durable et du Green Deal en avançant que cela pourrait permettre à la France de redevenir une grande nation européenne."
Enfin, la pandémie a fait prendre conscience aux Européens de leur dépendance en matière d’approvisionnement - que l’on pense à la pénurie de masques venus de Chine - et de la fragilité des chaînes de valeurs. D’où cet appel lancé par certains de rapatrier ou de relocaliser autant que possible les chaînes de production sur le Vieux Continent. "L’autonomie stratégique est un concept plus large, plus subtil et aussi plus complexe. Il faut prendre le temps aujourd’hui d’avoir une réflexion sérieuse sur cet enjeu ; afin d’éviter un découplage entre le discours politique qui appelle à la relocalisation de la production et les acteurs économiques qui sont un peu plus prudents quant à la faisabilité et l’acceptabilité de la hausse des coûts liée à la relocalisation et l’autonomie dont on peut vraiment disposer - en ce qui concerne les matières premières notamment, mais aussi en termes de savoir-faire pour des biens qui sont de plus en plus complexes", avertit Elvire Fabry.