Juillet 2014, le pape reçoit une soixantaine de personnalités économiques à la villa Pia, dans les jardins du Vatican. Autour de la table, quelques grands noms de l’économie mondiale : Pascal Lamy, directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), Mark Carney, gouverneur de la Banque d’Angleterre, Angel Gurria, secrétaire général de l’OCDE, ou encore Peter Brabeck, patron de Nestlé. Dans une longue tirade, dont lui seul a le secret, le pape François expose sa vision de l’économie de marché. Sous forme de parabole : « Comme le vin, qui est un bouquet de saveurs, de couleurs, d’odeurs, l’humanité est beaucoup de choses. Elle est passionnée, curieuse, rationnelle, altruiste, créative, et intéressée. Le marché, lui, est comme la grappa, ce vin distillé qui n’est qu’alcool, il n’est qu’intéressé. Votre mission est de retransformer la grappa en vin, de remettre le marché dans l’humanité », leur explique-t-il en substance.

Huit ans plus tard, la scène, racontée dans le dernier livre de Mark Carney (1), continue de marquer les esprits des participants. « Certes, depuis le début de son pontificat, le pape a une vision très critique de l’économie de marché, qu’il considère comme un véritable fléau. Mais il fait aussi partie de ceux qui ont le plus contribué à faire bouger les choses, à un moment où le monde ne peut plus fermer les yeux sur les limites humaines et environnementales du capitalisme », assure Bertrand Badré, ancien directeur financier de la Banque mondiale, également présent ce jour-là.

C’est d’ailleurs pour faire bouger les choses que démarre, jeudi 22 septembre à Assise, « L’économie de François » (en référence aussi à saint François), un genre de Davos du pape, destiné à faire plancher de jeunes économistes du monde entier sur une économie plus juste, durable et inclusive. « Son objectif est de les inciter à s’emparer d’un sujet qu’il trouve encore trop paralysé par les règles de l’ancien monde », explique l’économiste italien Luigino Bruni, directeur scientifique de l’événement.

Pour comprendre cette passion contrariée pour l’économie, tous les observateurs l’assurent, il faut aller chercher dans l’histoire personnelle de Jorge Mario Bergoglio. Se plonger dans l’Argentine d’après guerre, les espoirs déçus du national-populisme péroniste, la crise de la dette des années 1990, et l’argent des mafias qui corrompt tout. Jusque dans l’Église. « Pour le pape, l’économie ne peut être qu’une succession de drames, de catastrophes. Il en a tiré une posture très critique du système », estime ainsi Pascal Lamy, aujourd’hui président d’honneur de l’Institut Jacques-Delors.

Dès 2013, François signe l’exhortation apostolique Evangelii gaudium (« La joie de l’Évangile »), un premier texte très engagé dans lequel il dénonce « la dictature de la finance », « le fétichisme de l’argent », et la « main invisible » du marché en laquelle nous ne « pouvons plus avoir confiance ». Une « économie de l’exclusion », « sans visage », « qui tue », selon ses propres mots, qui lui vaudront dans le monde occidental, baigné de culture libérale, un certain nombre de critiques.

Alors, « marxiste », le pape François, ainsi que le voient certains néoconservateurs américains ? « Certains disent qu’il a une lecture un peu plus marxisante que ses prédécesseurs, car il fait davantage reposer la responsabilité des errements du capitalisme sur les structures et les institutions que sur les individus », reconnaît l’économiste et dominicain Jacques-Benoît Rauscher.

Reste que, au-delà de « son petit côté Attac des années 1990 », comme le qualifie avec une certaine tendresse Pascal Lamy, le pape des pauvres n’a rien d’un dangereux révolutionnaire. « Même s’il appelle parfois à renverser la table, sa lecture n’est pas fondée sur la lutte des classes. Son modèle, c’est l’économie incarnée au service du bien commun, dans la droite ligne de la doctrine sociale de l’Église », observe ainsi le jésuite Marcel Rémon, à la tête du Centre de recherche et d’action sociales (Ceras). Une doctrine sociale qui, comme aime à le rappeler François, relativise le caractère absolu de la propriété privée au profit des biens communs…

En réalité, que ce soit avec la résurgence des théories sur « les communs » en économie, ou avec Laudato si’, son encyclique en faveur d’une écologie intégrale, la pensée économique du pape peut sembler étonnamment moderne, du moins si l’on en croit les nombreuses recherches actuelles dans les milieux universitaires autour des impensés du capitalisme, notamment la finitude des ressources.

« Le pape s’est entouré d’économistes cherchant tous à dépasser le cadre de l’économie classique, et de la fiction de l’homo economicus, uniquement guidé par son intérêt individuel », relève l’économiste libéral Augustin Landier, qui questionne les valeurs au sein du capitalisme dans son ouvrage Le Prix de nos valeurs (2).

Parmi eux, citons pêle-mêle l’Américain Jeffrey Sachs, le directeur de l’Institut de la Terre de l’université Columbia, les prix Nobel d’économie Esther Duflo, spécialiste du développement, et Muhammad Yunus, théoricien du microcrédit, l’économiste britannique spécialiste de l’environnement Kate Raworth, ou encore le jésuite Gaël Giraud, ancien trader et ancien chef économiste de l’Agence française de développement (AFD),…

En 2020, tous avaient participé à la première édition de « L’économie de François », le seul ayant décliné l’invitation étant à l’époque le Français Thomas Piketty… « Même si l’Église partage son diagnostic sur les inégalités, elle a une lecture moins politique et plus humaine de leurs origines », relève Marcel Rémon.

Un vivier d’économistes visiblement inspirants. Dans Un temps pour changer, son dernier livre paru en 2020, le pape ne se livre pas seulement à un long plaidoyer en faveur du revenu universel, il cite aussi la Théorie du donut de Kate Raworth, qui fait actuellement fureur chez les économistes de gauche : la création de valeur doit rester dans les limites d’un plancher social et d’un plafond environnemental, visualisables grâce à la forme de ce beignet en anneau.

De quoi redonner un peu d’espoir sur l’avenir du capitalisme ? Aujourd’hui, son entourage l’assure : François s’est adouci à l’égard du monde économique. Mi-septembre, au cours d’une conférence auprès de 5 000 chefs d’entreprises à Rome, il a même défendu les valeurs entrepreneuriales, sans lesquelles « la Terre ne résistera pas à l’impact du capitalisme ».

Et l’évêque de Rome de donner aux entrepreneurs quelques préceptes pour pouvoir prétendre au Royaume des Cieux : partage des richesses, création d’emplois ou encore limitation salariale. « Pour la première fois, François a fixé des règles très claires pour penser un capitalisme plus responsable, qui limite les écarts de salaires dans les entreprises et promeut un impôt progressif », se réjouit Luigino Bruni.

Reste que tout le monde en convient : pour le moment le pape n’a pas marqué l’économie comme il l’a fait pour l’écologie avec Laudato si’, ou comme Léon XIII avait révolutionné la question sociale avec Rerum novarum en 1891.

Le seul grand texte de son pontificat entièrement consacré à l’économie et à la finance, Œconomicae et pecuniariae quaestiones, n’a d’ailleurs pas été signé de sa main. De l’avis de nombreux catholiques, il y aurait pourtant une attente forte d’un texte magistériel entièrement dédié à l’économie. Une encyclique permettant de poser les bases d’une économie plus responsable.

(1) Value(s). Building a Better World for All, Éd. William Collins, 2021, non traduit en français. (2) Augustin Landier et David Thesmar, Le Prix de nos valeurs, Flammarion, 2022, 272 p., 20 €. (3) Un temps pour changer, Flammarion, 2020, 224 p., 16,90 €.