Le siège de la Commission européenne à Bruxelles, en octobre 2019

Bruxelles a confirmé la suspension du Pacte de Stabilité jusqu'à la fin 2022.

afp.com/Kenzo TRIBOUILLARD

Ce n'est pas la fin du traité de Maastricht - cet ensemble de règles notamment budgétaires qui cadrent le fonctionnement de la zone euro - mais leur remise en cause est sur les rails. Les seuils de 3% de déficit et de 60% de dette rapportés au PIB pourraient peut-être un jour se retrouver au cimetière des règles enterrées. Reconnaissons-le, ces limites sont depuis longtemps "virtuelles" alors que de nombreux pays de la zone euro, au premier rang la France, ne les respectaient plus. Il y a un an, face à la violence du choc économique, la Commission de Bruxelles mettait sous cloche le Pacte de Stabilité et ces fameux critères, ouvrant la voie au "quoi qu'il en coûte".

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Mercredi, Bruxelles a confirmé que cette dérogation serait maintenue jusqu'en 2022 à condition que le PIB ait retrouvé à ce moment-là le niveau d'avant la pandémie. Surtout, la Commission entre-ouvre la porte à une redéfinition du Pacte. Un chantier prioritaire pour la France qui assumera la présidence du Conseil européen au premier semestre 2022. A l'automne 2019, dans une interview fleuve accordée à l'hebdomadaire The Economist, Emmanuel Macron commençait à déboulonner la statue maastrichtienne en affirmant que la règle des 3% de déficit rapporté au PIB relevait "d'un débat d'un autre siècle". Alors, changer tout, oui, mais pour quoi faire ? On imagine déjà les querelles de chapelle entre les pays du Nord, Allemagne en tête, tenants de la règle, et le Sud, plus imaginatif... Pour lancer le débat, L'Express a sondé quatre personnalités du monde économique et politique européen.

Olivier Blanchard, ancien chef économiste du FMI, conseiller au Peterson Institute

"Passons de mauvaises règles à de bons principes"

Pour les insomniaques, Olivier Blanchard a un bon conseil : la lecture du vade-mecum de 160 pages écrit par la Commission pour la compréhension des règles du pacte de stabilité. "C'est le texte le plus compliqué qu'il m'ait été donné de lire ces dernières années", assure l'ancien chef économiste du Fonds monétaire international. Les chiffres magiques de 3% de déficit et de 60% de dette rapportés au PIB n'ont aucun sens dans cet environnement de taux d'intérêt bas. Ce qui compte, c'est la soutenabilité des finances publiques. Or elle est fondamentalement différente d'un pays à l'autre. Plutôt que d'imposer des règles strictes identiques à tous les Etats membres, mieux vaut passer à un régime de standards, de grands principes. "Chaque pays pourrait se fixer une trajectoire de moyen terme, à cinq ou dix ans, pour ses finances publiques, explique l'analyste. Ensuite, la Commission la validerait ou demanderait des corrections si elle estime que le chemin choisi n'est pas soutenable. Puis ce serait au Conseil européen, à la majorité qualifiée, voire à la Cour de justice de l'Union de sanctionner un mauvais élève en cas de non-respect de la trajectoire." Un système inspiré du modèle néo-zélandais, qui fonctionne très bien depuis longtemps. Séduisant sur le papier... encore faut-il passer par la case de la réécriture des traités !

Clemens Fuest, président de l'institut de recherche économique IFO de Munich

"Focalisons-nous seulement sur la maîtrise des dépenses publiques"

Les temps changent même en Allemagne. Clemens Fuest fait partie du club des économistes les plus écoutés outre-Rhin. Il a même présidé le groupe d'experts chargé de conseiller le ministre des Finances. Et ce qu'il confie à L'Express est presque révolutionnaire, même s'il utilise habilement le conditionnel : "Il serait souhaitable de commencer à débattre de la refonte des règles fiscales et de gouvernance au sein de la zone euro. Le cadre actuel est trop complexe, et certains critères de convergence sont tellement stricts qu'ils sont devenus impossibles à respecter." Ce que cet ancien professeur de fiscalité à Oxford a en tête ? Le fameux plafond de la dette publique fixé dans le traité de Maastricht à 60% du PIB. "Nous devons regarder la réalité en face. La plupart des pays membres sont tellement loin de cette limite qu'il leur faudrait des décennies pour rentrer dans les clous." Plutôt que cette règle rigide, le président de l'IFO préfère réfléchir à un système basé sur la maîtrise de la dépense publique : "Chaque pays s'engagerait à respecter une trajectoire de dépenses, de façon que le ratio d'endettement public diminue sur longue période. Si un gouvernement souhaite dépenser davantage, alors il devra financer ce surplus par une augmentation d'impôts. Inversement, un pays ne devrait pas être obligé à couper dans ses programmes, notamment sociaux en période de récession." Ce n'est pas la fin de l'orthodoxie allemande, mais une nouvelle définition de la rigueur made in Germany.

Bruno Colmant, économiste, membre de l'Académie royale de Belgique et président de la banque Degroof Petercam

"Ne changeons rien, continuons à faire semblant !"

Il y a des totems qu'il vaut mieux ne pas démolir. La monnaie en est un, pour le banquier Bruno Colmant. "L'euro est une sorte de divinité assise sur un corpus de règles, sur un cadre qui assure la confiance que nous avons en elle. Changer le cadre risquerait d'entraîner un grave problème de crédibilité. Or, la confiance, c'est le socle de la pérennité d'une devise." En clair, il ne faut pas réécrire l'Evangile même si de plus en plus de pratiquants sont agnostiques. Pour l'ex-président de la Bourse de Bruxelles, mieux vaut ne pas se lancer dans un débat politique et juridique qui risque de durer des années. La solution ? Continuer à faire semblant ! Aucun risque en effet de crise d'insolvabilité : la monnaie peut être imprimée indéfiniment par la Banque centrale européenne (BCE), qui renouvellera la dette lorsque les échéances tomberont. "Ce qui m'inquiète le plus aujourd'hui, ce n'est pas le niveau d'endettement public, mais le risque social, la désobéissance civile, la révolte fiscale si, lorsque le pire de la récession sera passé, les Etats européens se lancent dans une politique de rigueur insensée à la seule fin de respecter quelques chiffres magiques." Un écran de fumée qui pourrait bien hérisser le poil des rigoristes allemands.

Enrico Letta, ancien Premier ministre italien, président de l'Institut Jacques-Delors

"Introduisons enfin des critères sociaux dans le pacte de stabilité"

Combien de temps l'Italie pourra-t-elle tenir ? Frappé de plein fouet par la crise du Covid-19, le pays a vu sa dette publique grimper à près de 158% du PIB à la fin 2020, soit près de 2600 milliards d'euros. De fait, dans la Péninsule, de plus en plus de voix s'élèvent pour qu'une partie en soit effacée. "La BCE devrait envisager de conserver à jamais la dette publique qu'elle a achetée pendant la crise pour aider les nations à se remettre sur pied", soutient Enrico Letta, l'ancien Premier ministre italien. Une façon de transformer le fardeau Covid en une forme de dette perpétuelle. Mais il plaide aussi pour de la créativité dans la réécriture d'un pacte de stabilité post-Covid. "Impossible de repartir avec les règles du passé. A côté des objectifs financiers et budgétaires, ce nouveau corpus de règles doit désormais intégrer aussi des critères sociaux, sur l'éducation, la santé, le salaire minimum." Un chantier titanesque.

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