Avant d’être amis, les peuples doivent apprendre à ne plus être ennemis. C’est sans doute le grand œuvre de l’Union européenne, d’avoir réussi à garantir plus d’un demi-siècle de paix pour la première fois dans l’histoire du Vieux Continent. Les programmes d’échange, l’enchevêtrement des intérêts économiques, l’espace de libre circulation ont créé une interdépendance neutralisant les conflits. Mais pas seulement. Des millions d’hommes et de femmes ont fait, ensemble, l’expérience sensible de l’Europe, se sont enrichis de ses nombreuses cultures, traditions et langues. Des amitiés fortes en sont nées comme pour épouser la devise de l’UE, « Unie dans la diversité ».

Mais voilà que l’Union fédère moins. L’édifice se lézarde sur fond de populisme et de crise des identités, comme l’a montré le Brexit, et plus récemment les velléités séparatistes catalanes. Les raisons de l’adhésion sont de moins en moins audibles. C’est justement pour raviver la flamme que les Semaines sociales de France consacrent leur 92e session à la question « Quelle Europe voulons-nous ? », en renouant avec les méthodes qui ont fait leur preuve.

L’édition s’est nourrie d’une année d’échanges et des « voyages apprenants » à Bruxelles et à Berlin, à la rencontre de ces « autres » européens. C’est aussi le choix de La Croix de revenir aux sources de ce qui nous unit. Par le témoignage de ces citoyens qui, grâce à leur expérience d’Europe, ont noué des liens d’amitié indéfectibles. Par la mise en lumière de ce qui, dans l’histoire, nous a permis de surmonter nos divergences. Par les initiatives innovantes qui ont pris le relais et qui continuent à provoquer la rencontre.

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Des liens nés dans le syndicalisme

Jean-Pierre Bobichon et Slawomir Czarlewski

L’un est conseiller de Notre Europe-Institut Jacques-Delors, l’autre est diplomate.

Quand on leur demande à quand remonte leur amitié, aucune hésitation ! La date du 13 décembre 1981 vient spontanément, même s’ils s’étaient croisés avant. Des photos d’archives prises à Paris lors de manifestations devant l’ambassade de la République populaire de Pologne en témoignent. Entre le Français Jean-Pierre Bobichon et le Polonais Slawomir Czarlewski, c’est un tournant de l’histoire qui a forgé le lien.

Une amitié par les gestes

À cette date précise en Pologne, l’état de guerre était déclaré par le pouvoir communiste pour contrer le syndicat Solidarnosc, « suspendu » par décret du général Jaruzelski, avant d’être interdit un an plus tard. Au même moment, le militant CFDT Jean-Pierre Bobichon revenait in extremis de Varsovie où il conduisait une délégation de son syndicat en soutien à la protestation sociale. Slawomir Czarlewski, 26 ans, lui, était directeur de section de Solidarnosc à Gdansk. En séjour à Paris, il s’est retrouvé dans l’impossibilité de rentrer dans son pays, comme plusieurs centaines de ses compatriotes. L’entraide qui a suivi a fait le reste.

« La base de notre amitié a été émotionnelle. Quand je vois le visage souriant de Jean-Claude Bobichon, c’est toute la générosité spontanée et collective de l’époque que je perçois. Nous n’avions nulle part où aller et nous avons été hébergés », se souvient Slawomir Czarlewski. Une amitié par les gestes plus que par la parole. « Seuls 3 ou 4 d’entre nous parlaient français. Les intellectuels liés à la CFDT nous ont poussés à nous inscrire à l’Alliance française pour apprendre la langue », poursuit-il.

La CFDT, sous l’impulsion de son secrétaire général Edmond Maire, avait été le premier syndicat européen à envoyer un syndicaliste européen, le métallo Claude Sardais, sur les chantiers navals de Gdansk pour épauler les travailleurs en grève, en août 1980. Fin 1981, toute une organisation se met en branle depuis Paris, immédiatement ouverte aux autres centrales syndicales de l’époque – FO, CFTC, FEN, CGC mais pas la CGT. Un comité de coordination de Solidarnosc en France codirigé par Slawomir Czarlewski est créé.

Retrouvez notre dossier :Histoires d’amitié

Concrétiser les liens

Aujourd’hui, les deux hommes ne se voient pas tous les jours. Mais l’un finit les phrases de l’autre lorsqu’il s’agit de raconter les anecdotes de l’époque : la file des quidams venus en masse faire la queue devant la CFDT pour acheter le badge Solidarnosc en signe de soutien ; le soutien à la clandestinité du mouvement en Pologne, avec l’envoi de camions chargés d’aide de première nécessité, mais aussi de machines à écrire, rotatives, papier ; les bulletins d’informations hebdomadaires qui donnaient des nouvelles fraîches de la situation sur place.

Ils rient ensemble en se souvenant qu’ils ont obtenu une messe de Jean-Marie Lustiger, alors archevêque de Paris, en mémoire de Tadeusz Mazowiecki, dont la rumeur disait – à tort – qu’il avait été torturé et tué par le régime communiste. Quelques années plus tard, l’homme devait être le premier chef de gouvernement non communiste d’un pays signataire du pacte de Varsovie.

Autre temps partagé : l’organisation à la hâte d’un meeting à la Mutualité, le 23 décembre, pour concrétiser le réseau de liens entre les syndicalistes, la société civile et les intellectuels. « Deux jours avant Noël, c’était fou, il y avait salle comble, avec le soutien de Michel Foucault, Simone Signoret, Jacques Le Goff, Yves Montant, Alain Touraine, etc. », raconte Jean-Pierre Bobichon.

Peu à peu, les liens spontanés se sont structurés. « J’ai proposé des jumelages », confie Slawomir Czarlewski. La CFDT Paris (à laquelle appartenait Jean-Pierre Bobichon) aidait Varsovie, FO Bretagne épaulait Gdansk, la CFTC Paris Cracovie… Des petits cailloux semés pour plus tard. « Par la suite, l’organisation des collectivités territoriales françaises a beaucoup inspiré les institutions polonaises », ajoute Slawomir Czarlewski.

« Il fallait s’engager »

Les carrières des deux hommes se sont recroisées plus tard, à Bruxelles cette fois. Jean-Pierre Bobichon s’y trouvait en poste auprès du président de la Commission européenne Jacques Delors, dont il est encore aujourd’hui le conseiller.

Slawomir Czarlewski, lui, y était à la direction de la représentation de Solidarnosc (1982-1984) puis en tant qu’ambassadeur de Pologne au royaume de Belgique (2007-2012). « Il fallait s’engager. Chacun à sa hauteur pouvait faire des miracles », affirme ce dernier.

Sous l’impulsion de Jacques Delors, une représentation de la Commission européenne est envoyée au 2e congrès de Solidarnosc à Gdansk en 1990, dix ans après le congrès fondateur. « Le message en direction de la Pologne était très fort : la place du pays était dans la communauté européenne », souligne Slawomir Czarlewski. « Que la Pologne d’aujourd’hui s’en souvienne », ajoute Jean-Pierre Bobichon.

Europe, aux sources de ce qui nous unit

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Deux entrepreneurs au lien « franc et entier »

Renaud Blanc et Tatjana Obrazcova

Lui est PDG de Mont-Blanc Hélicoptères et elle entrepreneuse dans l’aviation d’affaires.

Tout a commencé il y a deux ans par une prise de contact entre deux entrepreneurs, à 2 000 km de distance. Renaud Blanc est alors PDG de Mont-Blanc Hélicoptères (secours, opérations de levage, prises de vue aériennes…) et, en tant que pilote professionnel, comptabilise les 2 000 secours en montagne. ­Tatjana Obrazcova vient de démissionner de son poste, en Lettonie, de directrice marketing d’une société de services dans l’aviation d’affaires, pour monter sa propre structure, dont un site d’actualité internationale sur ce secteur.

« J’avais besoin d’une expertise extérieure pour le projet d’un client. Des amis communs m’ont orientée vers Renaud. Il est venu en Lettonie. J’ai vu son sérieux et sa simplicité, malgré la différence de taille de nos structures : moi et mes deux salariés, lui et ses 27 bases avec plus de 300 salariés en France et en Suisse. Surtout, il faisait ce qu’il disait, ce qui est rare », raconte Tatjana.

Ils deviennent rapidement amis. « C’est loin d’être courant dans le milieu des affaires, où j’ai appris à me méfier, et a fortiori dans les pays post-soviétiques, où le capitalisme a amené de
la criminalité. Sur le plan personnel comme professionnel, je peux compter sur lui. »

Amis et collègues

Pour Renaud, 45 ans, la passion de l’aviation a été le premier lien. À la tête d’une entreprise familiale, il se dit aussi « naturellement porté sur l’affectif ». En Tatjana, il a senti « le caractère fort des pays de l’Est… un peu comme nous, les Savoyards : un peu bruts de décoffrage au début, mais francs, entiers, fidèles dans l’amitié ». Il apprécie chez elle une combativité, le sens de la compétition, un vrai charisme.

Plus tard, dans d’autres cercles français, Tatjana a rencontré son futur mari. La boucle était bouclée, pour elle qui avait fait toute sa scolarité à l’école française, à Riga, et avait passé trois mois à Paris à 16 ans.

Elle s’installe bientôt à Strasbourg, où, comme consultante pour des acteurs locaux, elle étudie l’opportunité de créer une base d’hélicoptères. Mont-Blanc Hélicoptères a fait de ce projet une réalité en septembre, sur l’aéroport d’Entzheim. Tatjana, embauchée depuis par la société, en est la représentante commerciale (parallèlement à son activité indépendante) et apporte son précieux carnet d’adresses de la clientèle d’affaires russophone.

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Rapprochées par la « magie européenne »

Marta Garda et Lucie Rousselle

L’une est fonctionnaire européenne et l’autre, cadre dans le privé.

« Même si on a deux langues, deux cultures différentes, nous avions des expériences semblables », explique Marta Garda, 28 ans, quand on lui demande pourquoi elle s’est si bien entendue avec Lucie Rousselle, dès le début de leur stage au sein de la direction générale du commerce à la Commission européenne. La première est italienne, la seconde belge. Parmi leurs « expériences semblables », elles évoquent surtout des séjours prolongés, seules, à l’étranger.

Avant de se rencontrer, l’une comme l’autre comptaient déjà des amis issus d’horizons variés, mais entre elles, c’est bien la « magie européenne » qui a opéré : dans cette institution communautaire, elles découvraient une reproduction miniature de cette Europe qu’elles connaissaient déjà bien – dans toute sa diversité, sa beauté, mais aussi sa bizarrerie.

« Nous sommes profondément européennes, dans le sens que cela revêt aujourd’hui », expose Marta Garda. Elle dessine des cercles avec son doigt : le premier, c’est l’Italie, le deuxième la Belgique, le troisième la France, et ainsi de suite. Elle pointe l’intersection entre les ronds : « Nous, en Europe, on est là. Dans l’intergroupe. » Elle résume : « En cinq mois de stage, ce n’est pas sur le plan professionnel que nous avons le plus appris. Nous avons expérimenté l’Europe à l’âge adulte. C’est bien différent d’un séjour Erasmus en tant qu’étudiant. »

Depuis, Marta Garda a été recrutée par la Commission, tandis que Lucie Rousselle a rejoint le privé. Les deux restent rarement à Bruxelles le week-end : purs produits de la « génération Easyjet », elles s’envolent vers des contrées plus ou moins éloignées. Prochain arrêt : Kiev, en Ukraine.