Les raisons du forcing de la France pour inclure le nucléaire dans la taxonomie européenne
Paris pousse à l’inclusion du nucléaire dans la classification européenne des investissements verts. Bruxelles devrait rendre ses arbitrages dans les prochains jours.
C’est la grande bataille du moment à Bruxelles : faut-il, ou non, considérer le nucléaire comme un investissement vert ? Depuis des mois, Bruno Le Maire, le ministre de l’Economie français, mouille la chemise pour défendre l’intégration de l’atome dans la taxonomie européenne, cette classification des activités compatibles avec la protection de l’environnement. A la tête d’une coalition de douze pays, parmi lesquels figurent la Finlande et la Pologne, la France considère que l’Europe devra continuer à investir dans le nucléaire si elle veut décarboner son mix énergétique. Face à elle, cinq pays, emmenés par l’Allemagne et l’Autriche, refusent de donner un label vert au nucléaire, mettant en avant la gestion problématique des déchets.
L’issue est proche. Après avoir longtemps tergiversé, la Commission européenne doit publier l’acte délégué sur la taxonomie européenne concernant le nucléaire « dans les jours qui viennent » a confirmé Bruno Le Maire mardi 30 novembre. La commissaire européenne à l’Energie, Kadri Simson, l’a annoncé lors du World nuclear forum. Paris veut croire que la partie est bien engagée. Son soutien à l’inclusion du gaz, avec le nucléaire, dans la liste des énergies nécessaires à la transition, pourrait lever les blocages. Deux rapports remis en juillet à la Commission européenne se prononçaient par ailleurs en faveur du nucléaire dans la taxonomie.
Des effets très limités à court terme
Que changerait la taxonomie pour le nucléaire ? Compte tenu de l’importance du financement dans le coût total de production d’un kilowattheure, la moindre réduction des coûts financiers représente un gain énorme en matière de compétitivité. Si le nucléaire obtient son sésame vert, il pourrait, en théorie, bénéficier de financements accrus et accéder à de meilleures conditions de marché. Mais même les partisans de l’atome reconnaissent que son exclusion n’aurait qu’un effet limité dans l’immédiat. « Ne pas être dans la taxonomie ne serait pas rédhibitoire pour financer de nouveaux EPR », reconnaît Ludovic Dupin, le directeur de l’information de la société française de l’énergie nucléaire (SFEN).
La taxonomie concerne les acteurs financiers. Elle vise à orienter les fonds étiquetés finance durable vers les activités les plus respectueuses de l’environnement. Or, en l’état, les investisseurs institutionnels et privés considèrent les projets nucléaires trop risqués pour participer à leur financement, si l'on se fie aux surcoûts et délais observés sur les derniers chantiers EPR. La taxonomie n’est pas en mesure de changer cette donne. Pour les prochains projets de construction de réacteurs en France, le soutien public, sous forme de financement direct ou de garanties à des prêts, sera déterminant. La taxonomie européenne ne dit rien sur la possibilité ou d’accorder des financements publics. Chaque Etat membre est libre de déterminer son mix énergétique.
Un effet boule de neige possible
Si la France met autant d’énergie à sécuriser la place du nucléaire, c’est que le champ d’application de la taxonomie est amené à s’étendre. Sur le plan juridique, la taxonomie ne concerne, par exemple, pas les obligations vertes, sauf les « European green bonds ». Mais il est probable que les standards convergeront. Si le nucléaire est jugé vert, EDF pourrait émettre des green bonds pour refinancer sa dette d'entreprise. Avec à la clé, un coût de financement un peu bonifié... Même si, là aussi, le gain n’est pas évident. « Au regard du niveau des taux actuels, cela ne fait pas une différence majeure, même si la capacité à lancer un green bonds est bien vue par les marchés », met en avant un financier.
Mais cela pourrait devenir plus discriminant à long terme, si la finance durable continue sur sa lancée. « Il peut y avoir des effets en cascade sur toute la filière », avance Marc-Antoine Eyl Mazzega, le directeur du centre énergie de l’Ifri, qui fait état d'une possible situation « où les grandes banques ne voudront pas prêter aux utilities ayant des portefeuilles nucléaires, ni financer des projets et des entreprises dans le nucléaire ».
« Se posera ensuite la question des garanties publiques pour les projets à l’export », poursuit le chercheur. Les Etats-Unis, la Chine et le Japon élaborent eux aussi leurs propres taxonomies et n'affichent pas la même prudence que l’Europe sur le nucléaire. Cela pourrait avantager leurs industriels, qui pourraient proposer des offres de financements plus attractives. Ce qui fait dire à Jean-Bernard Levy, le PDG d'EDF, que les divisions européennes font le jeu de ses concurrents russes et chinois.
Un enjeu d'image
Pour la filière nucléaire, la bataille de la taxonomie est au moins autant une guerre d’image, que de conditions de financement. « L’urgence climatique crée un momentum qui est en train de changer l’image du nucléaire », reconnaît la SFEN, désireuse de surfer sur cette nouvelle image. L’étiquette verte pourrait rendre plus facile à faire accepter aux contribuables, les dépenses publiques pour la construction de nouveaux réacteurs. Dans le contexte pré-électoral, « pouvoir faire graver dans le marbre au niveau européen, que le nucléaire est vert, permet aussi d’avoir des arguments face aux opposants au nucléaire », pointe Thomas Pellerin Carlin, le directeur du centre énergie de l’institut Jacques Delors.
Même si le nucléaire est considéré comme vert, rien ne dit que cela suffira à garantir un accès plus aisé au financement. Thomas Pellerin Carlin rappelle que « la taxonomie fonctionne comme les labels bio ». « Son impact dépend de la crédibilité du label et de la façon dont les acteurs s’en saisissent », souligne-t-il. Les acteurs financiers pourront continuer à fixer des cadres plus stricts à leurs investissements. Il est peu probable que les assureurs allemands ou autrichiens, par exemple, puissent financer à l’avenir le secteur.
La bataille de la taxonomie n’est pas la seule condition qui pourrait freiner le financement du nucléaire en Europe. « De plus en plus de parties prenantes à Bruxelles militent pour se débarrasser des tarifs de rachat à long terme de l’électricité, que la baisse des coûts des énergies renouvelables rend moins nécessaire pour ce secteur », remarque Marc-Antoine Eyl Mazzega. Or, ces mécanismes qui réduisent les risques sont incontournables pour viser un prix compétitif du nucléaire.