L'Europe dans la tourmente

Les Vingt-Sept ont accordé jeudi 23 juillet à l'Ukraine le statut de candidat à l'Union européenne ©AFP - Kenzo Tribouillard
Les Vingt-Sept ont accordé jeudi 23 juillet à l'Ukraine le statut de candidat à l'Union européenne ©AFP - Kenzo Tribouillard
Les Vingt-Sept ont accordé jeudi 23 juillet à l'Ukraine le statut de candidat à l'Union européenne ©AFP - Kenzo Tribouillard
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Comment qualifier ce qui se passe aux confins de l’Europe depuis presque cinq mois maintenant ? Et dans ce contexte de guerre de haute intensité, l’Europe apparaît-elle comme un rempart ?

Avec
  • Stéphane Audoin-Rouzeau Historien, directeur d'études à l'EHESS, spécialiste de la Grande Guerre
  • Céline Spector Philosophe, professeure de philosophie politique à Sorbonne Université
  • Enrico Letta Président de l’Institut Jacques Delors. Ancien Doyen de l’École des affaires internationales de Sciences Po Paris (PSIA) et ancien Président du Conseil des ministres italiens.

Depuis que le maître du Kremlin a lancé ses chars et ses missiles sur l’Ukraine, laissant piller, tuer et violer sans complexe, nous voyons en direct sur les chaînes de télévision en continue et sur les réseaux sociaux l’horreur quotidienne d’une attaque qui menace à chaque instant de passer par-dessus les frontières fragiles de l’Union européenne et de l’Otan. Plusieurs observateurs ont parlé dès le 25 février du "retour de la guerre" en Europe, du retour du tragique, du retour de l'histoire. Comment qualifier ce qui se passe aux confins de l’Europe depuis presque cinq mois maintenant ? Et dans ce contexte de guerre de haute intensité, l’Europe apparaît-elle comme un rempart ? Tenter de cerner ce à quoi on assiste est le fil conducteur de cette première table ronde des Rencontres de Pétrarque 2022.

Les invités

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  • Enrico Letta, Secrétaire du Parti démocrate italien, président de l'Institut Jacques Delors
  • Stéphane Audoin-Rouzeau, historien, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et président du Centre international de recherche de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne
  • Céline Spector, philosophe, professeure à l’UFR de Philosophie de Sorbonne Université, membre honoraire de l'Institut Universitaire de France.

"Nous sommes face à une guerre de haute intensité, largement symétrique, et qui, pour un historien de la Grande Guerre, est devenue très frappante par sa proximité avec le premier conflit mondial. Passés les premiers mouvements du début, le front s'est fixé sur 900 km, soit 200 km de plus que le front franco-allemand pendant la Première Guerre mondiale. Nous assistons à ce phénomène typique de la guerre moderne, qui est ce qu'on appelle la guerre continue, où les avancées sont très lentes, extrêmement coûteuses en matériel et en hommes, et où l'artillerie est devenue, à la stupeur générale, l'arme de domination du champ de bataille, comme en 1916. (...) Avec néanmoins une différence majeure, soulignée par le Général Desportes dès le début du conflit, qui a énoncé cette vérité très simple et terrorisante, au point que nous ne l'avons pas entendue : 'La porte du feu nucléaire est ouverte'. Et à ce jour, elle n'a pas été refermée", affirme l'historien Stéphane Audoin-Rouzeau.

Le retour du fait guerrier et militaire

"Ce qui me frappe beaucoup dans ce qui se passe, c'est notre propre stupeur. La déprise du fait guerrier en Europe occidentale est maintenant ancienne : pour la France, elle remonte à la guerre d'Algérie ; pour d'autres pays, à 1945. La déprise du fait miliaire l'est également, avec la disparition du lien longtemps insécable entre citoyenneté et port de l'uniforme et des armes. La guerre n'était donc plus dans notre horizon d'attentes, du moins pas une guerre comme celle-là. Nous sommes donc pris par cette stupeur devant l'éclatement de la guerre, devant sa prolongation, devant ses atrocités. Mais que croyait-on ?", poursuit Stéphane Audoin-Rouzeau.

"La proposition de Mitterrand en 1989 de créer une confédération européenne, avec tout le monde dedans, y compris la Russie, n'a pas été suivie de conséquences, rappelle Enrico Letta. Nous avons pensé pendant dix-huit ans que la Russie n'était plus la menace. Nous nous sommes réveillés en 2008 avec l'invasion de la Géorgie. Puis il y a eu la Crimée, et la Syrie, qui est de mon point de vue le point essentiel, car les grandes puissances à ce moment-là parlent de ligne rouge. Et lorsque cette ligne rouge est franchie, pas de conséquences. Cela donne à Vladimir Poutine l'idée qu'il existe un décalage entre ceux qui sont capables de faire la guerre, d'envoyer des soldats mourir, et ceux qui n'en sont plus capables. Nous avons compris le 24 février, qu'une parenthèse s'est refermée. Mais nous avons tous changés pendant ces trente ans et nous ne sommes pas prêts, aujourd'hui, à vivre cette menace", analyse le Secrétaire du Parti démocrate italien.

Penser l'Europe de la défense

"Le 24 février est le jour où l'Europe doit devenir adulte dans un domaine dans lequel elle a été jusqu'à maintenant la plus faible. Il s'agir de devenir, ensemble, en matière de sécurité de défense ce que nous ne sommes jamais devenus. Il y a là un défi vital pour l'Europe : elle doit démontrer qu'une guerre qui se passe en Europe va devoir se résoudre en Europe. Où la paix de la guerre en Bosnie a-t-elle été signée ? En Ohio. Aujourd'hui, il faut que l'Europe prenne le sens de son devoir historique. C'est vital pour notre avenir", poursuit Enrico Letta.

"Montesquieu nous apprend que les républiques se défendent en s'associant, ce que l'on tente de faire dans l'Union européenne. Les empires, eux, se défendent en se séparant, en construisant une sphère d'influence, un glacier protecteur, en essayant de satelliser les États qui sont féodaux, analyse quant à elle Céline Spector. Nous avons trop longtemps cru que l'ADN de l'Europe, était, d'un côté le doux commerce et de l'autre, la paix perpétuelle. On voit maintenant que cela fonctionne uniquement à l'intérieur de la fédération des Républiques mais pas à l'extérieur", continue la philosophe.

"Nous n'avons pas repensé la sécurité collective en Europe depuis la chute du mur de Berlin. Nous n'avons pas réussi à penser la fin de la guerre froide. On appelé cette période la 'détente', mais cela ne veut en fin de compte pas dire grand chose. Aujourd'hui, cet échec de la communauté politique européenne de défense nous revient en plein visage. Nous n'avons en effet pas assumé notre défense et voyons aujourd'hui que nous sommes tributaires, vassaux dirait Vladimir Poutine, des États-Unis au sein de l'Otan. Il faut donc prendre en main notre défense, si l'on veut pouvoir prétendre à une forme d'autonomie stratégique. C'est là, je pense, la grande leçon, de cette guerre venue à nos portes",  estime Céline Spector.

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