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ENTRETIEN. L’Ukraine est une preuve tragique du coût du non-élargissement de l’Union européenne

Son pays, la Tchéquie, est entré dans l’UE il y a vingt ans, le 1er mai 2004. Et pour Lukas Macek, directeur du campus de Dijon de Sciences Po et du Centre Grande Europe de l’Institut Jacques Delors, ce fut un choix visionnaire et bénéfique pour toute l’Europe. À l’heure où se pose de nouveau la question de l’élargissement, il alerte sur les fausses bonnes idées concernant la fin de l’unanimité et du droit de veto.

Les Ukrainiens vivant en Belgique devant le bâtiment du Conseil européen, le 23 juin 2022.
Les Ukrainiens vivant en Belgique devant le bâtiment du Conseil européen, le 23 juin 2022. | ARCHIVES JOHANNA GERON, REUTERS
  • Les Ukrainiens vivant en Belgique devant le bâtiment du Conseil européen, le 23 juin 2022.
    Les Ukrainiens vivant en Belgique devant le bâtiment du Conseil européen, le 23 juin 2022. | ARCHIVES JOHANNA GERON, REUTERS

Lukas Macek sait ce que veut dire passer toutes les épreuves d’un processus d’adhésion. Son pays, la Tchéquie, était il y a encore trente-cinq ans sous la botte de l’Union soviétique. Et depuis 2004, elle est membre à part entière de l’Union européenne, entrée lors du cinquième élargissement.

Il nous donne son regard sur ce processus de nouveau d’actualité avec l’Ukraine et la Moldavie.

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Vingt ans après le grand élargissement de 2004, quel bilan tirez-vous pour l’UE et pour ces pays ?

De mon point de vue, la dynamique de l’élargissement, dans la longue durée et plus particulièrement celui de 2004, fait partie des réalisations les plus réussies de la construction européenne. C’est cela qui fait que le projet européen a réussi en tant que projet européen. Si vous imaginez que, soixante-dix ans plus tard, l’Europe était toujours une affaire de six pays, cela aurait été un échec du projet des pères fondateurs. La capacité de ce modèle de s’ouvrir, de se répandre et de réunir pratiquement tout le continent, je trouve que c’est un succès formidable. À la hauteur de l’échec qu’est le Brexit. Sur le temps long, c’est un succès. Cette idée de réunification de l’Europe, meurtrie par les deux guerres mondiales et séparée par le Rideau de fer, le fait d’avoir dépassé ces épreuves, c’est remarquable.

Lukas Macek, directeur du Campus de Dijon de Sciences-Po Paris, directeur du Centre Grande Europe de l’Institut Jacques Delors | INSTITUT JACQUES DELORS
Lukas Macek, directeur du Campus de Dijon de Sciences-Po Paris, directeur du Centre Grande Europe de l’Institut Jacques Delors | INSTITUT JACQUES DELORS

Dans le détail, tout n’est pas parfait pourtant…

Bien sûr. L’élargissement a été une opportunité, certains pays l’ont mieux saisie que d’autres. Mais justement, l’une des qualités de l’Union, c’est aussi la liberté et la marge de manœuvre très fortes qu’elle laisse aux États. Économiquement, c’est un succès. La dynamique de rattrapage économique en Europe centrale et orientale a aussi été un bénéfice pour l’Europe occidentale. Si les voisins de l’Est s’enrichissent, c’est une bonne nouvelle pour les pays de l’Ouest. C’est un facteur de pacification. Quand vous entrez dans un supermarché en Pologne, par exemple, il y a de fortes chances qu’il soit français. C’est une dynamique de convergence. Sur la dimension politique, c’est plus compliqué. On a laissé s’installer un complexe d’infériorité, une force de frustration et de ressentiment qui ont alimenté des euroscepticismes. À l’Ouest, on a laissé prospérer un discours qui occulte ce que je décrivais, à savoir l’importance existentielle de cette dynamique.

Le bilan n’est pas flatteur pour un pays comme la Hongrie ?

L’évolution de certains pays, comme la Hongrie, est bien sûr une grande déception. D’autres pays ont su développer une alternance démocratique très vive. D’autres ont su dépasser les écueils comme la Pologne. Et puis on a une sorte de contre modèle qui s’installe dans la durée à Budapest, qui défie le modèle de démocratie libérale. Mais ce n’est pas seulement un problème européen, ces tendances sont perceptibles ailleurs dans le monde démocratique, États-Unis compris.

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Le coût du non-élargissement

Le 24 février 2022, lorsque la Russie envahit l’Ukraine, vous avez repensé à cet élargissement de 2004, à l’entrée dans l’UE de votre pays, la Tchéquie ?

Bien sûr. La tragédie que vit l’Ukraine, et tout ce que cela implique pour nous en termes d’attaque contre nos valeurs, mais aussi d’argent que cela nous coûte, c’est comme une preuve tragique de ce qu’on pourrait appeler le coût du non-élargissement. Le coût de non-inclusion dans une dynamique européenne d’une partie du continent. De ce point de vue, si vous comparez des pays de tailles comparables, les pays Baltes et la Moldavie par exemple, ou la Pologne et l’Ukraine, le développement de ceux qui ont intégré l’UE met en lumière de manière criante les vertus de cette dynamique de coopération. La guerre en Ukraine est tragique, mais aussi une confirmation éclatante de la justesse de l’élargissement de 2004. Beaucoup de Polonais, de Tchèques, de Roumains, se sont dit il y a deux ans : on a eu de la chance d’être du bon côté lorsque le choix se faisait, dans les années 1990, entre les pays qui entraient dans l’orbite de l’UE et ceux qui restaient à l’écart.

Aujourd’hui, la question de l’élargissement revient à l’ordre du jour. C’est un processus inéluctable selon vous ?

En politique, on a toujours le choix, rien n’est inéluctable. C’est une mauvaise idée lorsque des hommes politiques disent qu’il n’y a pas d’alternative. Il y en a toujours une. La question, c’est de savoir s‘il y a une bonne alternative. Or, là, je crois qu’il n’y en a pas. Bien sûr, on peut ne pas élargir. Mais en faisant cela, on va justement exacerber le coût du non-élargissement, et tôt ou tard, on le paiera. Je crois que de nombreux responsables européens et français en ont pris conscience. Cette idée qu’on ne peut plus se permettre le luxe de laisser des zones grises sur la carte de l’Europe me semble profondément juste. Le fait de ne pas donner cette perspective à des pays qui le demandent, de leur opposer un refus, cela aurait des conséquences désastreuses et ce serait une grave erreur.

Rendre l’adhésion plus progressive

Faut-il réformer l’Europe pour qu’elle puisse s’élargir, et comment ?

Personnellement, je pense que c’est le processus d’adhésion lui-même qu’il faut d’abord réformer. Le rendre plus progressif. Autrement dit atténuer le côté binaire des élargissements précédents, avec un fossé fatal qui sépare les candidats des membres. Le fait de laisser stagner pendant trop longtemps une candidature a des effets délétères. On le voit avec les pays des Balkans occidentaux. Il faut tourner la page des élargissements « ancienne manière », qui avaient un côté « on passe de rien à tout », et rendre progressif l’accès aux bénéfices de l’UE. C’est la notion même du statut de membre qu’il faut repenser. Faire preuve d’imagination, pour que ce processus permette de rassurer les citoyens, des deux côtés, pour ne pas donner l’impression que l’on fait les choses de façon précipitée parce qu’il y a un impératif géopolitique. S’il y a une réforme à faire, selon moi, c’est celle-ci.

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Pas la fin de l’unanimité ?

Réformer le fonctionnement institutionnel est toujours évoqué, notamment en France, dès qu’on parle de l’élargissement. Avec toujours ce sentiment que, si on est plus nombreux, les mécanismes actuels ne vont pas fonctionner. Personnellement, je trouve ce débat très surestimé. On se laisse trop facilement convaincre par un raisonnement un peu basique qui consiste à dire que ce qui marchait à six ne peut pas fonctionner à vingt-sept. Empiriquement, on voit que l’inverse est vrai. Je ne vois pas comment on peut démontrer que l’UE à vingt-sept a été plus souvent paralysée que l’Europe à six ou douze. La pire crise, la plus violente, de la construction européenne, c’était au début, la « crise de la chaise vide » provoquée par le général de Gaulle, et on était à six. Et quand on dit, à propos du droit de veto, que plus il y a d’États plus le risque est grand qu’un pays l’utilise, cela peut s’entendre, mais on peut retourner l’argument. Poser son veto quand on est à un contre cinq, c’est plus facile que seul face à vingt-six ou trente. Je pense que la réforme institutionnelle de l’UE n’est pas nécessairement une priorité, si on utilise tout le potentiel d’innovations qui existent dans le traité de Lisbonne. Le problème, souvent, n’est pas tant dans les procédures que dans la volonté politique des États.

Mais des changements seront nécessaires ?

Oui, sans doute des ajustements seront nécessaires sur la composition du Parlement et de la Commission, si on a trente ou trente-cinq membres. Mais ce n’est pas le débat central.

Attention aux fausses bonnes idées sur le veto

Le passage au vote à la majorité qualifiée sur certains sujets comme la politique extérieure ne vous semble pas nécessaire ?

La pire des choses, c’est un vote à majorité qualifiée où la minorité ne respecte pas la décision. Le droit de veto, quelque part, évite ce risque. Souvent, en France, on ne se rend pas toujours compte que le droit de veto est perçu comme une assurance-vie par des petits pays. Ils se disent, tant qu’on a ce veto, les grands sont obligés de nous prendre au sérieux. Sinon, on risque de nourrir une frustration et un clivage entre les grands et les petits pays, qui peut être très dommageable.

D’autres solutions sont possibles ?

L’UE a fait preuve d’imagination par le passé. Par exemple, si on supprime le veto, on peut le remplacer par quelque chose de rassurant pour les États membres, un veto individuel pourrait être remplacé par un veto d’un trio d’États. Mais un passage brusque de l’unanimité à la majorité qualifiée actuelle, c’est-à-dire la nécessité pour un petit État de trouver douze alliés pour bloquer une décision, pourrait provoquer un choc que l’UE supporterait très mal.

La peur de l’agriculteur ukrainien

L’agriculteur ukrainien peut faire aussi peur que le plombier polonais en 2005 ? Que diriez-vous à tous ceux qui craignent l’entrée de l’Ukraine ?

Ce que je disais précédemment. Il faut une logique progressive, selon moi. Si on attend le jour où l’agriculture ukrainienne sera totalement intégrable dans l’UE, on la repousse à très loin. Or, le contexte géopolitique nous dicte de rassurer l’Ukraine sur son appartenance à la famille européenne. On ne peut pas attendre vingt ans. Il faut dans les négociations envisager une intégration progressive dans son jeu institutionnel, dans le marché intérieur, mais avec un traitement à part pour l’agriculture. Un temps d’adaptation est nécessaire. Ce n’est pas nouveau, d’ailleurs. Pour tous les élargissements on a créé des périodes de transition. Ce n’est pas simple, mais c’est la voie.

Les Balkans occidentaux sont intégrables ?

C’est une enclave. Et c’est toute la question. Veut-on la laisser devenir un ventre mou, où pullulent les influences plus ou moins hostiles à l’égard de l’UE ? La réponse est évidente. On ne peut pas se le permettre. En termes de coûts géopolitiques, de flux migratoires, à tous les niveaux, des Balkans non intégrés seront un problème majeur et qui nous coûtera très cher. Je paraphrase volontiers l’ancien président américain Lincoln sur l’élargissement. Si vous trouvez que l’élargissement coûte trop cher, essayez le non-élargissement. Les Balkans sont un bon exemple.

Compliqué, quand même ?

C’est une zone petite, une population assez faible, donc une dimension que l’UE est en mesure d’intégrer. Si volonté politique il y a. Les Balkans sont compliqués pour des raisons politiques, avec le problème Serbie-Kosovo notamment. Il y a un enchevêtrement de problèmes d’État de droit, de corruption, de litiges et de rivalités, et avec la question identitaire et de remise en question des frontières, qui rend les choses très compliquées. Mais il faut prendre un peu de hauteur de vue. En 1950, le problème de la Sarre n’était pas réglé entre la France et l’Allemagne. Et on sortait à peine de la guerre. L’essence même du projet européen, c’est de dépasser des obstacles qui semblent indépassables.

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