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Enquête

Mark Rutte, le Hollandais gagnant

Le Premier ministre libéral néerlandais est bien placé pour remporter un quatrième mandat cette semaine. Après le départ d'Angela Merkel en octobre, il deviendrait alors le doyen d'un Conseil européen où il affiche un attachement viscéral à la rigueur budgétaire.

Mark Rutte, Premier ministre libéral néerlandais, affiche une modestie étonnante pour le Premier ministre d'un des pays les plus prospères d'Europe.
Mark Rutte, Premier ministre libéral néerlandais, affiche une modestie étonnante pour le Premier ministre d'un des pays les plus prospères d'Europe. (ANP via AFP)

Par Karl De Meyer

Publié le 15 mars 2021 à 07:30Mis à jour le 19 mars 2021 à 12:07

Il rend visite au roi Willem-Alexander à vélo. Il passe la serpillère quand il renverse par mégarde du café sur le sol du Parlement. Une fois par semaine, il donne des cours bénévoles à des élèves en difficultés. Il exprime son désintérêt pour les possessions matérielles. Son bureau lambrissé octogonal, situé dans le « Torentje », une petite tour médiévale qui s'élance tout à côté du Mauritshuis, mirifique collection de tableaux de l'âge d'or néerlandais, paraît étriqué par rapport à ceux de ses homologues. Mark Rutte affiche une modestie étonnante pour le Premier ministre d'un des pays les plus prospères d'Europe.

La simplicité de leur chef de gouvernement libéral, cinquante-trois ans, plaît aux Néerlandais, mais elle n'explique pas, à elle seule, sa longévité au Binnenhof de La Haye. Pour se maintenir au pouvoir depuis 2010, Mark Rutte a dû avant tout exceller dans l'art de solidifier des coalitions. Après avoir gouverné de 2010 à 2012 avec les chrétiens-démocrates et le soutien aux Etats généraux (le Parlement) de l'extrême droite, il s'est associé de 2012 à 2017 aux travaillistes, à qui il fait avaler tant de couleuvres qu'ils se sont effondrés aux législatives de 2017. Cette année-là, le Premier ministre sortant a su assembler un nouveau Meccano avec les chrétiens-démocrates de la CDA, les sociaux-libéraux pro-européens de D66 et l'Union chrétienne (CU), marquée par la religion. Un attelage qui a résisté jusqu'au début 2021.

Teflon Mark

Le 15 janvier, Mark Rutte a toutefois dû présenter la démission de son gouvernement , quand le pays, stupéfait, a découvert que l'administration fiscale avait pendant des années, sur la base d'un profilage ethnique, condamné à tort des familles à rembourser des aides sociales prétendument indues. Le chef du gouvernement est toutefois resté « en affaires courantes », jusqu'aux législatives, de toute façon prévues pour la mi-mars, afin de poursuivre au mieux le combat contre la pandémie. Le scandale semble n'avoir en rien atteint la popularité de Mark Rutte, qui mérite plus que jamais son surnom de « Teflon Mark », sur lequel ennuis et polémiques glissent sans l'atteindre.

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Cette semaine, les Néerlandais qui renouvellent la « Tweede Kamer » des Etats généraux, la chambre basse, devraient encore y renforcer le poids du VVD, son parti. « Comme l'ÖVP de Sebastian Kurz en Autriche, le VVP bénéficie de bonnes intentions de vote, car il se débrouille plutôt bien dans la crise quand beaucoup d'autres formations ne font que gesticuler sans apporter de solutions alternatives », remarque Caroline de Gruyter, essayiste et politologue néerlandaise. Mark Rutte devrait donc obtenir un quatrième mandat. Reste à voir combien de partis seront nécessaires pour rassembler une majorité, dans un paysage politique qui n'a cessé de se fragmenter ces dernières années.

Trente-sept partis en lice

Sur les 37 partis qui présentent cette année une liste, une quinzaine devrait parvenir à siéger à la Seconde Chambre, contre 13 dans la législature finissante et 11 dans la précédente. L'assemblée est élue « selon un scrutin purement proportionnel, explique Rem Korteweg, du think tank Clingendael. On divise tout simplement le nombre de votes exprimés par le nombre de sièges à attribuer [150, NDLR], et en fonction de la participation vous n'avez besoin que de 75.000 voix environ pour décrocher un mandat. » Ce qui explique la représentation de partis « exotiques » pour des yeux français : 50Plus, qui représente les intérêts des seniors, Denk, fondé en 2015 par des Néerlandais d'origine turque pour défendre les citoyens d'origine étrangère, le PvdD, qui milite pour les droits des animaux.

Parmi les deux partis qui pourraient obtenir au moins un député pour la première fois cette année figurent Volt et Ja21. « Volt est un petit parti très pro-européen, fédéraliste, qui séduit les déçus de D66, parti traditionnellement europhile, à qui ses sympathisants reprochent de ne pas avoir suffisamment contré les attaques de Rutte contre le plan de relance européen adopté en juillet 2020 », relate Rem Korteweg. Au printemps 2020, le Premier ministre néerlandais a dirigé le combat des pays dits « frugaux » contre un plan de reconstruction massif qui prévoyait d'accorder aux pays les plus touchés par la pandémie non seulement des prêts, mais aussi des subventions, grâce à un endettement commun des Vingt-Sept, un dispositif inédit.

Modèle radical

Ja21, l'autre nouvel entrant potentiel au Parlement, est issu de l'implosion du Forum pour la démocratie, un parti antisystème et anti-UE qui réclame un référendum sur le « Nexit ». « Les petites formations sont souvent nées de scission d'autres partis et tendent à exagérer leur différence pour justifier leur existence », analyse Caroline de Gruyter. Ce qui crée un certain brouhaha médiatique. A méditer au moment où le gouvernement français songe à introduire une dose de proportionnelle dans les législatives de juin 2022. Clément Beaune, le secrétaire d'Etat aux Affaires européennes, assure aux « Echos » qu'« il n'est pas question d'importer dans l'Hexagone ce modèle radical, qui correspond à une tradition néerlandaise et ne serait pas sans ralentir l'action politique et la capacité d'initiative. »

Rutte a une forte personnalité, veut être au centre des débats, peser. Comme dans son pays, il est habile à trouver des éléments de consensus entre leaders.

Enrico Letta Président de l'Institut Jacques Delors

De fait, dans cette chambre très éclatée, Mark Rutte devra peut-être rassembler quatre formations, voire cinq autour d'un contrat de coalition, selon les projections de la cellule de recherche d'ING. Cela pourra prendre longtemps. En 2017, sans atteindre les records de lenteur du voisin belge, les négociations ont duré deux cent vingt-cinq jours. Le Premier ministre libéral, qui cite volontiers Winston Churchill comme modèle, a deux principales options, a priori : une continuation de l'alliance sortante, ou une « grande coalition » qui engloberait les chrétiens-démocrates, les travaillistes et les Verts. Le deuxième scénario exigerait évidemment de sérieuses concessions sur le social et l'action climatique de la part des libéraux et de la CDA. Mais, à Mark Rutte, rien ne semble impossible.

Le drame de sa vie

Le chef de gouvernement, engagé dès l'âge de seize ans chez les jeunes libéraux, capitalise au mieux sur les compétences acquises dans les années 1990 aux ressources humaines du géant anglo-néerlandais Unilever. Il est aussi reconnu, dans le monde politique, pour son implication totale. Célibataire, on ne lui a jamais connu de partenaire, homme ou femme. Il explique sa discipline et son énergie par un événement tragique : la perte d'un frère aîné, du Sida, en 1989, alors qu'il n'a que vingt-deux ans. « Sa mort a totalement changé le cours de ma vie, a confié Mark Rutte, en 2006. J'ai alors compris que je n'allais vivre qu'une fois. Il n'y a pas de répétition, il n'y a qu'une représentation du spectacle. »

La famille Rutte a connu bien des drames. Izaäk Rutte, père de Mark, qui travaillait aux Indes orientales néerlandaises pour une société d'importation, a perdu sa première femme pendant la Seconde Guerre mondiale dans un camp d'internement japonais. Il épousera en secondes noces sa soeur, mais perdra ses biens dans les nationalisations de l'indépendance indonésienne. De retour aux Pays-Bas, il lui faut repartir de zéro.

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La mémoire de l'Europe

L'élection de cette semaine est suivie de près par les capitales européennes, car Mark Rutte joue déjà un rôle éminent au Conseil européen. « C'est quelqu'un dont on sent la présence physiquement lors d'un sommet, se souvient Enrico Letta, le président de l'Institut Jacques Delors, qui a « pratiqué » le Néerlandais lorsqu'il était président du Conseil italien, de 2013 à 2014. Rutte a une forte personnalité, veut être au centre des débats, peser. Comme dans son pays, il est habile à trouver des éléments de consensus entre leaders. Je vous rappelle qu'on a cité son nom pour devenir président du Conseil européen dès 2014, et de nouveau en 2019. »

S'il remporte un quatrième mandat, Mark Rutte sera, en outre, le doyen du club des chefs d'Etat et de gouvernement, après le départ d'Angela Merkel cet automne - avec Viktor Orban, l'« illibéral » Premier ministre hongrois, qui fait peu de cas des valeurs fondamentales de l'Union et donne des migraines à ses homologues. « Mark Rutte a participé à la gestion de la crise de la zone euro au début de la dernière décennie, il a vécu la crise migratoire, et maintenant la crise sanitaire, il a toute cette mémoire qui ajoute à son assise », constate Clément Beaune.

Cigales et fourmis

Quel Européen Mark Rutte sera-t-il ? Après le départ du Royaume-Uni, les Néerlandais voudront-ils prendre sa place dans la défense du libre-échange, du marché, du moins d'Etat ? Après avoir été très dur envers les pays méditerranéens, sur le vieux thème des cigales et des fourmis, le leader batave va-t-il persister à vouloir limiter les mécanismes de solidarité entre Etats-membres ? Rem Korteweg relativise : « il y a des différences majeures avec le Royaume-Uni, une île beaucoup plus grande que les Pays-Bas, qui, à cause de son passé, peut rêver d'un destin solitaire. Les Pays-Bas sont un delta fermement attaché au continent et à l'économie allemande, ils sont un pays fondateur de l'UE, membre de la zone euro et de l'espace Schengen. »

Les Pays-Bas cherchent désormais à développer une relation bilatérale plus forte avec la France pour éviter un face-à-face nécessairement déséquilibré avec l'Allemagne.

Clément Beaune

Le chercheur rappelle, en outre, que, « l'an dernier, les attaques les plus virulentes contre l'UE venaient non de Mark Rutte, mais de Wopke Hoekstra, son ministre des Finances ». Ce dernier avait même levé en 2018 une « nouvelle ligue hanséatique » formée de huit pays du nord de l'Europe contre les plans d'Emmanuel Macron pour renforcer la zone euro. « Le Brexit en 2016 et le départ de Wolfgang Schäuble du ministère des Finances allemand en 2017 ont créé un vide sur le front de la discipline budgétaire, que cette ligue avait pour but de combler », analyse Enrico Letta.

Une capitale influente

Mais maintenant que le plan de relance s'est fait à Vingt-Sept (mais de manière moins généreuse qu'initialement prévu, notamment à cause de La Haye), cette alliance nordique n'a plus de réalité. Après le Brexit, avec un barycentre européen décalé vers le sud, « les Pays-Bas cherchent désormais à développer une relation bilatérale plus forte avec la France pour éviter un face-à-face nécessairement déséquilibré avec l'Allemagne », selon Clément Beaune.

Il se trouve qu'Emmanuel Macron cherche lui aussi, parallèlement au nécessaire franco-allemand, à enrichir ses discussions avec d'autres Etats-membres. Il entretient une relation chaleureuse, franche, avec son homologue hollandais , qu'il a déjà convié à La Rotonde, sa brasserie fétiche du boulevard Montparnasse. L'an dernier, Mark Rutte a rendu la politesse en invitant le président français dans un restaurant de Scheveningen, sur la côte, dans lequel il était assis… sous un hachoir géant.

Des récents mouvements tectoniques au sein de l'Union, Caroline de Gruyter tire finalement une conclusion : « Les Pays-Bas boxent clairement au-dessus de leur catégorie. » L'essayiste s'appuie notamment sur une étude de l'ECFR (European Council on Foreign Relations) de juillet 2020, menée auprès de 800 experts européens, selon laquelle La Haye est la troisième capitale la plus influente de l'UE, derrière Berlin et Paris.

La cinquième économie du continent peut, il est vrai, se prévaloir d'un business model robuste : le PIB n'a reculé que de 3,8 % l'an dernier - en partie grâce à des pratiques fiscales très accommodantes qui attirent les multinationales en quête d‘optimisation agressive. La place d'Amsterdam a dépassé en janvier celle de Londres pour le négoce d'actions. Le géant Universal Music a récemment choisi la Venise du Nord pour sa future cotation. Tout cela concourt à faire souffler un vent favorable dans le dos de Mark Rutte, qui pourra continuer à réclamer des réformes à ses partenaires méditerranéens. Plus que jamais, il pourra coller à la devise de Guillaume 1er d'Orange-Nassau (1533-1584), devenue celle des Pays-Bas : « je maintiendrai ».

Karl De Meyer

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