Il n’y a pas eu de bras levés en l’air, ni de « V » de la victoire, à Bruxelles dans la nuit de dimanche à lundi 27 mai. Les chefs de file des partis européens sont bien montés sur scène, dans un hémicycle pour l’occasion transformé en salle de presse géante. Mais aucun d’entre eux ne s’est montré certain de l’issue des longues tractations qui s’annoncent.

Victoire à la Pyrrhus

Le Bavarois Manfred Weber, leader du parti le plus puissant, le Parti populaire européen, a parlé le premier, mais il n’était pas à la fête. Si on suit à la lettre le processus de nomination des « Spitzenkandidaten », c’est pourtant lui, avec 180 élus, qui est le mieux placé pour postuler à la succession de Jean-Claude Juncker à la tête de la Commission. Il a d’ailleurs invité au « respect » de ce principe, soulignant qu’il n’y « aura pas de majorité stable sans le PPE ».

Pourtant, ses concurrents lui ont bien fait comprendre qu’il n’était plus la clé de voûte du Parlement, à cause du recul du PPE, d’une quarantaine de sièges. « À présent, plus aucun parti n’est incontournable », lui a rétorqué le social-démocrate Frans Timmermans. Quant à Margrethe Vestager, cheffe de file des centristes et libéraux, qui comptent plus de 100 élus, elle se félicite d’avoir « cassé les monopoles ».

Européennes 2019, vers de nouvelles alliances

Guerre des chefs

Arithmétiquement, ils ont raison. Le duopole gauche-droite qui faisait la loi au Parlement depuis la première élection, en 1979, n’est plus. Et parmi les (nombreuses) combinaisons possibles, la gauche radicale (GUE, 39 sièges), les sociaux-démocrates (145 sièges), les Verts (69 sièges) et les centristes (ADLE, 109 sièges) pourraient très bien, par exemple en se ralliant au Mouvement 5 étoiles italien, atteindre les 376 sièges indispensables à une majorité.

Mais Éric Maurice, directeur de la Fondation Schumann n’y croit pas trop. « Cela me paraît difficile de contourner à ce point le parti central, on ne peut pas aisément déconnecter le Parlement européen du Conseil, où beaucoup de chefs d’État et de gouvernement sont PPE », estime-t-il.

La présidence de la Commission n’est pas pour autant acquise pour Manfred Weber, même avec une participation qui, pour la première fois depuis vingt ans, dépasse la barre des 50 %. L’expert mise plutôt sur une présidence de Margrethe Vestager ou de Michel Barnier. « Margrethe Vestager pourrait être mise en avant, car c’est une femme, et elle est libérale (sans les libéraux rien ne se fera), mais cette personnalité danoise vient d’un pays qui ne fait partie ni de Schengen ni de la zone euro. C’est un handicap. Si on veut un candidat qui respecte la sortie des urnes, alors Michel Barnier, membre du PPE, est un candidat plus consensuel », poursuit-il.

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Divergences de fond

Mais la future coalition – quelle que soit la forme – devra se souder autour d’idées partagées par tous ses membres. Manfred Weber s’est dit ouvert à toutes les contributions, autant pour le programme que pour les nominations. De l’autre côté de l’échiquier politique, le socialiste Frans Timmermans appelle à l’élaboration d’un « programme pour les cinq prochaines années » qui réponde « aux rêves et aux peurs » des Européens.

Alors qu’en 2014, les sociaux-démocrates avaient quasi immédiatement soutenu la candidature du conservateur Jean-Claude Juncker, cette fois, la donne est différente. Frans Timmermans entend bien imposer autant sa personne (comme futur président du Parlement européen) que ses idées (par exemple celle d’un Smic européen).

Entre les autres groupes aussi, il pourrait y avoir des étincelles : l’ADLE pousse à l’émergence d’une défense européenne, ce qui n’est pas une priorité des Verts à la tradition pacifiste solidement ancrée.

Pas sûr non plus que les idées libérales séduisent l’ensemble des écologistes, même si les Verts allemands, moins à gauche et plus réalistes sur le plan économique que les Français, sont jugés compatibles avec les centristes.

Vers un dénominateur commun ?

Une entente reste malgré tout possible. « On sent monter une pression pour prendre en compte la thématique environnementale de manière transversale dans toutes les politiques », souligne Elvire Fabry de l’Institut Jacques Delors. « Ce n’est pas un sujet d’opposition, au contraire, il s’agit plutôt d’un pont, à l’image de la France, où tous les partis ont intégré une dose écologique dans leur programme ».

Les sociaux-démocrates, les Verts et les libéraux pourraient pousser le PPE à promouvoir les normes environnementales européennes sur la scène internationale. « Je ne pense pas que le PPE commencera à dire qu’il « faut faire du climat à tout va », mais c’est certain : chacun devra verdir sa position », acquiesce Éric Maurice, pour qui les Verts et centristes pourront bâtir des alliances de circonstances pour affaiblir les conservateurs.

Les quatre premiers groupes pourraient également coordonner une réponse sur la montée de la Chine, à l’image du contrôle des investissements étrangers voté en début d’année. « En revanche, ils ont des sujets plus clivants comme la fiscalité, voire la politique commerciale, sur lesquels il sera plus difficile de s’entendre », poursuit Elvire Fabry.

À tout cela s’ajoute une complication : les eurodéputés, au moment de voter pour ou contre un collège de commissaires, ne se rangent pas nécessairement derrière le candidat de leur famille politique au niveau européen. Ainsi en France, la liste de gauche emmenée par Raphaël Glucksmann n’a pas garanti son soutien au travailliste Frans Timmermans comme candidat à la tête de la commission. Et le premier ministre portugais Antonio Costa, associé à la gauche radicale dans son pays, a affirmé lors d’une visite lundi 20 mai à l’Élysée qu’il souhaitait s’allier au niveau européen à Emmanuel Macron – qui a reçu lundi soir le président du gouvernement espagnol, le socialiste Pedro Sanchez.

Dans l’ombre des États

Les équilibres seront, quoi qu’il en soit, très délicats à trouver. D’autant que les États vont eux aussi mettre leur grain de sel dans les nominations de la Commission européenne. Ce sera le cas dès mardi 28 mai au soir, alors que les grands postes européens seront à l’ordre du jour d’un sommet post-électoral.

Depuis le traité de Lisbonne (2009), les États membres, faute de consensus, peuvent se prononcer à la majorité qualifiée pour désigner le président de la Commission, alors que l’unanimité était jusque-là requise. En 2014, Jean-Claude Juncker n’était pas le candidat favori d’Angela Merkel, qui a bien dû s’y résoudre. Cette année, la chancelière allemande soutient le poulain du PPE, Manfred Weber, tandis qu’Emmanuel Macron mise sur la formation d’un bloc centriste pour bousculer le jeu.

Il serait toutefois réducteur de résumer le jeu d’influence à un duel entre Paris et Berlin. « Il y a aussi des équilibres Est-Ouest à trouver, ce qui en 2014 avait mené à la nomination du Polonais Donald Tusk comme président du Conseil européen », rappelle Francisco Roa Bastos, chercheur au CNRS, spécialiste des partis européens.

Le calendrier presse pour résoudre ce casse-tête : les chefs d’État proposeront un nom pour la présidence de la Commission au Conseil du 20 au 21 juin. Il sera soumis au vote au Parlement européen entre le 15 et le 18 juillet.