Pellerin-Carlin : Bruxelles se prépare à reconnaître le nucléaire comme une énergie « verte »

Le site de construction du réacteur nucléaire EPR de Hinkley Point C au Royaume-Uni. « EDF souhaite construire six nouvelles centrales du même modèle en France. Et pour faire tout ça, il faut énormément d’argent », relate Thomas Pellerin-Carlin. [EDF Energy]

Selon toute vraisemblance, la Commission européenne devrait dans les prochains mois faire une proposition pour inclure l’énergie nucléaire dans la taxonomie verte européenne, selon Thomas Pellerin-Carlin, chercheur à l’institut Jacques Delors. Mais elle a d’abord intérêt à attendre le dénouement des élections allemandes, souffle-t-il.

Thomas Pellerin-Carlin est chercheur à l’institut Jacques Delors où il a la direction du Centre Energie. Il s’est confié à Frédéric Simon pour EURACTIV à Bruxelles.

EN BREF:

  • L’inclusion du nucléaire dans la taxonomie verte est la décision « la plus probable » au regard des derniers rapports d’experts qui ont été rendus à la Commission européenne.
  • Selon ces rapports, il n’y a pas suffisamment de preuves que les déchets sont un problème qui cause un dommage « significatif » à l’environnement.
  • Une décision négative de l’Europe, a contrario, déclencherait des attaques virulentes contre « Bruxelles » et mettrait Emmanuel Macron dans une position délicate à l’approche des élections présidentielles de 2022.
  • Un label vert pour le nucléaire nuirait toutefois à la crédibilité de la taxonomie aux yeux des investisseurs Allemands, Autrichiens ou Italiens.
  • Dans l’hypothèse où la Commission saurait déjà qu’elle va proposer d’inclure le nucléaire dans la taxonomie, elle a intérêt à attendre le dénouement des élections allemandes

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Le ministre Français de l’économie Bruno Le Maire a souligné l’importance que revêt pour la France l’inclusion du nucléaire dans la taxonomie verte au niveau européen. Quels sont les enjeux pour la France ?

Il y a deux enjeux principaux, l’un économique et l’autre politique.

Du point de vue économique, le nucléaire en France est très lié à l’entreprise EDF qui est détenue par l’état à plus de 80%.  Et EDF a de gros problèmes de cash, avec une dette nette de plus de 40 milliards d’euros et des investissements massifs qui doivent être faits, en partie dans les énergies renouvelables et en partie dans le nucléaire.

Côté nucléaire, il y a deux types d’investissements : d’abord ce qu’on appelle « le grand carénage », c’est-à-dire la modernisation des centrales historiques construites dans les années 80, qui doivent répondre aux mesures de sûreté imposées par l’Agence de Sûreté Nucléaire (ASN).

L’autre type d’investissement – et c’est un choix de la part d’EDF – c’est le nouveau nucléaire, dont le fer de lance est le grand projet d’EPR de Flamanville, qui est un fiasco complet, une débâcle industrielle comme on en a rarement vu dans l’histoire de l’énergie. Pour vous donner un ordre de grandeur, l’EPR de Flamanville devait coûter initialement 3,5 milliards d’euros, alors qu’aujourd’hui on a une estimation comprise entre 12 milliards selon EDF, et 19 milliards selon la Cour des Comptes.

Et la construction n’est toujours pas achevée…

Le projet est né vers 2001-2003, la centrale devait être achevée en 2012, donc il ont déjà au moins dix ans de retard ! Au-delà du retard, il y a un coût financier énorme pour EDF. Et malgré cela, EDF souhaite construire six nouvelles centrales du même modèle en France.

Et pour faire tout ça, il faut énormément d’argent. Et EDF n’en a pas assez, l’entreprise a raté le tournant des renouvelables et elle ne génère pas assez de cash de ce côté-là bien qu’elle essaye de combler son retard.

Du côté nucléaire, EDF doit donc chercher des financements, publics ou privés. Et c’est là que la taxonomie entre en jeu. Si le nucléaire est considéré comme vert dans la taxonomie européenne, ça facilitera les financements aussi bien privés que publics.

Maintenant, soyons clair : l’énergie nucléaire a un impact nocif sur l’environnement. Une centrale nucléaire – comme un parc éolien d’ailleurs – nécessite du ciment, de l’acier, et des sols artificialisés. En plus, les centrales nucléaires peuvent poser un problème à la biodiversité et polluer les eaux, par exemple en cas d’incidents nucléaires ou de mauvaise gestion des déchets nucléaires. Pour la taxonomie, l’enjeu est de savoir si ce dommage à l’environnement est « significatif », c’est le principe du ‘Do No Significant Harm’.

La Commission européenne a justement commandé trois études d’experts sur le sujet, qui ont toutes conclu que le problème des déchets radioactifs était gérable. Sur cette base, la Commission doit maintenant faire une proposition pour inclure le nucléaire dans la taxonomie mais elle semble hésiter. Quelles seraient les conséquences au niveau industriel si le nucléaire devait être exclu ? Est-ce que ce serait le début de la fin pour le nucléaire en France ?

Non, je pense que ce serait plutôt un bâton dans les roues qui rendrait les capacités de financement du nucléaire plus difficiles et plus coûteuses. Pour une industrie comme le nucléaire où les coûts d’investissements sont extrêmement élevés, les taux d’intérêts auxquels les entreprises peuvent emprunter est un facteur fondamental de profitabilité.

Une exclusion éventuelle de la taxonomie rendrait également plus compliqués les financements publics, car le nucléaire serait dès lors reconnu dans le droit européen comme une technologie qui cause un dommage significatif à l’environnement. Ce serait dès lors plus difficile de justifier l’utilisation de fonds publics – les impôts de Mr et Mme tout-le-monde – pour financer quelque chose qui est déclaré dommageable pour l’environnement.

Une voie de sortie, ce serait d’aller chercher des financements hors d’Europe, notamment en Chine. EDF a déjà un partenariat avec la Chine, il y a un premier EPR en fonctionnement à Taishan. Et il y a le projet Hinkley Point C au Royaume-Uni que EDF construit avec un partenaire Chinois.

Economiquement, ce serait logique de continuer dans cette voie. Mais d’un point de vue géopolitique et diplomatique, que le nucléaire Français passe sous pavillon Chinois, ça poserait un problème majeur en termes de souveraineté et potentiellement de sécurité.

Avec les élections présidentielles en avril, quel serait selon vous l’impact politique en France si le nucléaire devait être exclu de la taxonomie verte ? 

D’abord, cela attiserait les attaques politiques françaises contre « Bruxelles ». Ce serait aussi un coup de pouce pour les Verts, qui est le seul parti français qui a toujours eu un positionnement antinucléaire très clair. Il y aurait probablement des attaques venant de la gauche historique, notamment de la part du parti communiste qui est très pronucléaire et imbriqué avec les syndicats de cette industrie.

Mais les attaques les plus virulentes viendraient certainement de l’extrême droite et de la droite conservatrice – le Rassemblement National (RN) et Les Républicains (LR). A l’exception de Michel Barnier, LR se montre aujourd’hui plus ambigüe sur l’Europe mais reste par contre très pronucléaire. Les candidats de cette famille politique par exemple dénonceraient probablement une décision technocratique et opaque de l’Europe qui ne tient pas compte des intérêts français, etc.

Cette critique anti-Bruxelles mettrait Emmanuel Macron dans une position délicate car le président français s’est toujours positionné comme un pro-européen convaincu, taper sur Bruxelles n’a jamais été son fonds de commerce.

Donc une décision négative sur le nucléaire au niveau européen pourrait mettre un bâton dans les roues de sa campagne en étant interprété comme un exemple de manque d’influence politique de la France à Bruxelles. A partir de janvier 2022, il compte utiliser la présidence française du Conseil de l’UE pour montrer à quel point il a été capable de faire bouger l’Europe, en phase avec le discours « une France forte dans une Europe forte ». Et ce message-là deviendrait du coup plus difficile à faire passer.

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L’opinion publique en France me semble aussi plutôt pronucléaire. Est-ce qu’il n’y a pas également un risque d’attiser les sentiments anti-européens au sein de la population ?

Ce risque est limité. Pour l’immense majorité des Français, la question du nucléaire n’est pas assez saillante pour provoquer des manifestations ou un changement de vote.

L’enjeu se situe plutôt au niveau des émotions que va susciter le sort d’EDF en tant qu’entreprise publique symbole du service public à la Française. L’imaginaire autour d’EDF est fortement associé à la puissance de l’Etat, qui est fondamentale dans la vision politique des français.

Donc à moins d’un scénario autour d’une faillite d’EDF, je ne pense pas que la question du nucléaire soit suffisamment importante pour provoquer un véritable problème politique dans le peuple français.

C’est je pense également pour cette raison qu’Emmanuel Macron a reporté les discussions autour de la réforme d’EDF à l’après élections, tant la question était éminemment politique.

L’inclusion du nucléaire dans la taxonomie et l’avenir d’EDF ne sont-ils pas liés ?

Oui, ils sont liés. Mais, je ne crois pas qu’une décision négative de la Commission sur le nucléaire puisse entrainer des impacts massifs sur EDF dans les mois à venir. Les impacts seraient importants bien sûr mais ils seront différés dans le temps, avec un accès au financement qui sera plus difficile.

Pour l’instant, avec des prix de l’électricité élevés, EDF a moins de problème de trésorerie. Ils n’ont pas de problèmes financiers à court terme. Et d’ici avril 2022, je ne pense pas qu’il y aurait un impact important sur EDF.

Du point de vue politique par contre, le débat sur le nucléaire et la taxonomie risque de soulever des questions sur le bilan européen d’Emmanuel Macron et de la place de l’Europe en France.

Et après les élections de 2022, le nouveau gouvernement quel qu’il soit devra bien s’attaquer à la question de l’avenir d’EDF. Et là, il y a un vrai risque politique si jamais EDF devait être scindé ou privatisé. Pour une large partie de l’opinion publique et de la classe politique Française, ce serait interprété comme un symbole de ce qu’ils perçoivent comme un déclin de l’Etat, un « déclin de la France ».

L’Allemagne fait partie des pays qui sont le plus farouchement opposés à l’inclusion du nucléaire dans la taxonomie. Les positions Allemandes et Françaises sont-elles selon vous devenues irréconciliables ?

Je pense qu’il faut différencier ce qui relève du discours politique et ce qui relève de l’accord qu’on trouve derrière des portes closes.

En Allemagne, le mouvement antinucléaire est profondément ancré et radical. Les manifestations des années 70-80 étaient parfois violentes, avec des centaines de blessés, des manifestants armés de cocktails Molotov. C’est un niveau de violence qui rappelle plus les Gilets Jaunes que les manifestations pacifiques du mouvement Fridays for Future. Pour le gouvernement Allemand, la position antinucléaire est donc profondément ancrée dans la société.

Après, il y a des accords qui sont trouvés entre diplomates sur ce sujet-là comme sur les autres. Et le rôle-clé c’est celui de la Commission européenne qui a le monopole de l’initiative au niveau législatif. Et de ce point de vue, il y a un rôle important joué par Thierry Breton, le commissaire au marché intérieur.

A priori la proposition de la Commission, quelle qu’elle soit, a de bonnes chances d’être adoptée car il est difficile de constituer une majorité pour renverser sa proposition.

On entend parfois parler d’un compromis possible entre Paris et Berlin. Pour faire simple, la France soutiendrait l’Allemagne sur le gaz en échange du soutien allemand sur le nucléaire. Un tel compromis vous paraît-il envisageable ?

L’inclusion du gaz, ce serait la fin de la taxonomie. Pour les investisseurs, il faut que la taxonomie soit crédible et le débat scientifique sur le gaz est tranché : le gaz fossile n’est pas vert, il ne peut pas entrer dans la taxonomie à cause des émissions polluantes de CO2 et de méthane qui y sont associées. Ce serait la mort de la taxonomie et un coup dur pour le Pacte Vert pour l’Europe (Green Deal), car ça enverrait le message que tout ça n’est qu’un grand exercice de greenwashing.

Un label vert pour le nucléaire, de son côté, nuirait à la crédibilité de la taxonomie aux yeux des investisseurs Allemands, Autrichiens ou Italiens.

A contrario, du point de vue d’un investisseur Américain, il n’y a pas de débat : le nucléaire c’est vert. Et ce serait la même chose aux yeux des investisseurs Chinois, Indiens, Australiens ou Canadiens. Des pays qui ont décidé de sortir du nucléaire, en dehors d’Europe, en fait je n’en connais pas.

Pour le nucléaire, de ce point de vue il n’y a pas de bon choix – que vous décidiez de l’inclure ou de l’exclure de la taxonomie, il n’y a que des mauvaises options. Mais à un moment, il faudra bien trancher.

Vous venez de le dire, sur le nucléaire il n’y a pas de bon choix. Comment la Commission européenne peut-elle sortir de cette impasse ?

Je ne vois pas comment elle pourrait faire. La taxonomie, soit on est dedans, soit on est dehors.

La taxonomie reconnaît pourtant les technologies dites « de transition ». Et sur le gaz, la Commission a trouvé une solution créative en disant qu’elle ferait une proposition législative séparée sur le rôle du gaz en tant qu’énergie de transition. Est-ce qu’une solution du même genre pourrait être envisagée pour le nucléaire ?

Oui, mais ça dénaturerait la taxonomie. L’objectif de la taxonomie, c’est de définir des seuils au-delà desquels un investissement est considérée comme vert ou pas.

En fait, une taxonomie crédible ne peut recouvrir que 1, 2 ou 3% du PIB actuel. A part les éoliennes, les batteries ou quelques autres investissements, la vaste majorité de l’économie aujourd’hui n’est absolument pas aligné avec les objectifs de la taxonomie, ou de l’Accord de Paris. Et la valeur ajoutée de la taxonomie, elle est là : identifier ces quelques secteurs qui sont réellement verts afin d’aider les investisseurs, les entreprises et les prometteurs de projet à comprendre quels objectifs ils doivent atteindre pour devenir vert. Inclure dans la taxonomie des secteurs qui, comme le gaz fossile, ne sont pas compatibles avec la neutralité climat, ce serait du greenwashing.

Tout le lobbying qui a été fait depuis deux ans, tant sur le nucléaire que sur le gaz ou les « activités de transition », tend à décrédibiliser la taxonomie aux yeux des investisseurs. Il y a un moment où ça casse.

La Commission devait faire une proposition d’ici la fin de l’été sur l’inclusion du nucléaire dans la taxonomie mais elle semble jouer la montre. Les élections allemandes de septembre ont-elles selon vous une influence sur ce retard ?

Je ne suis pas dans le secret des dieux. Mais la dynamique actuelle me laisse penser que la Commission fera une proposition dans ce sens en reconnaissant le nucléaire comme une technologie « verte » au sens de la taxonomie. Selon les rapports d’experts qui ont été rendus, il n’y a pas suffisamment de preuves que les déchets sont un problème qui cause un dommage « significatif » à l’environnement.

Dans l’hypothèse où la Commission saurait déjà qu’elle va proposer d’inclure le nucléaire dans la taxonomie, elle a effectivement intérêt à attendre la fin des élections allemandes.

Suite aux rapports d’experts, la Commission devrait donc logiquement proposer d’inclure le nucléaire dans la taxonomie et le reconnaître comme une technologie « verte » ?

Oui, c’est ce qui serait le plus cohérent avec la dynamique des derniers mois. C’est très compliqué aujourd’hui de faire une démonstration scientifique que les déchets nucléaires posent un problème « significatif » pour l’environnement qui ne peut pas être surmonté.

C’est peut-être aussi l’une des nouveautés de la politique européenne actuelle : si on compare les mandats de la Commission von der Leyen avec les Commissions précédentes, il y a désormais une priorité claire donnée au climat dans la hiérarchie des objectifs environnementaux et énergétiques. Le climat est clairement la priorité numéro un.

A court terme, fermer un réacteur nucléaire d’un gigawatt – la taille moyenne d’un réacteur actuellement – ça revient presque automatiquement à rajouter 2 à 3 millions de tonnes d’émission de CO2 en plus par an, selon que l’électricité produite en remplacement provient plus ou moins de nouvelles capacités renouvelables, ou d’une hausse du recours aux centrales à charbon et à gaz existantes.

Du coup, il y a un rôle nécessaire pour le nucléaire en Europe dans la décennie 2020 et probablement au-delà. Et dans les pays où on ferme des centrales – l’Allemagne, la Belgique, et même la France avec la centrale de Fessenheim – c’est avant tout le reflet d’un choix politique légitime, et qui en Allemagne est le fruit d’un soutien démocratique profond à la sortie du nucléaire.

Par ailleurs, au sein de la Commission, on sait que la Présidente Ursula von der Leyen n’est pas connue pour des prises de position anti-nucléaire, contrairement à nombre d’élus politiques allemands. Quant à Frans Timmermans, le Vice-Président Exécutif, il est prudent et ne ne s’oppose pas farouchement au nucléaire, sujet que connaît très bien son chef de cabinet, Diederik Samsom qui est diplômé en physique nucléaire.

Et puis au sein de la Commission il y a également Thierry Breton, qui est un homme-clé sur ce sujet, et qui outrepasse quelque peu ses prérogatives de Commissaire au marché intérieur en militant publiquement en faveur du nucléaire.

En fait, lorsque je regarde le Collège de Commissaires, je ne vois personne qui est farouchement antinucléaire. Alors que vous avez une majorité de Commissaires qui sont clairement pro-climat et qui ont accepté le nucléaire comme une énergie de transition et en tout cas comme un mal nécessaire en attendant la fin du charbon. Et vous avez aussi quelques Commissaires, dont Thierry Breton, qui sont farouchement pronucléaires.

Donc au regard de tout ça, ce qui me semble le plus probable effectivement c’est que la Commission fasse une proposition en faveur de l’intégration du nucléaire dans le cadre de la taxonomie.

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