Plusieurs hauts responsables militaires tirent la sonnette d'alarme: l'Europe doit-elle craindre une attaque de la Russie ?
Plusieurs hauts responsables militaires européens ont évoqué cette possibilité au cours de déclarations alarmistes. Si la menace reste relativement éloignée, les pays frontaliers de la Russie ont toutefois commencé à relever leur niveau de préparation.
- Publié le 11-02-2024 à 20h58
- Mis à jour le 12-02-2024 à 11h46
Tout au long du mois de janvier, les avertissements ont fusé. «Nous entendons des menaces du Kremlin presque tous les jours. Nous devons prendre en compte le fait que Vladimir Poutine pourrait attaquer un jour un pays de l’Otan», a prévenu Boris Pistorius, le ministre de la Défense allemand, le 19 janvier. «L’Ukraine n’est qu’une étape, pas la fin de l’histoire. La guerre pourrait arriver en Suède», avertissaient de concert quelques jours plus tôt, le ministre suédois de la Défense civile et le commandant des forces armées. Chez le voisin norvégien, le général en chef Eirik Kristoffersen, estime que son pays «manque de temps» pour se renforcer face à une Russie imprévisible. «Nous avons une fenêtre d’un ou deux ans, peut-être trois, pour mettre en place des défenses solides», a-t-il indiqué.
La période de répit avant que la menace ne se fasse plus prégnante varie – selon les experts allemands du ministère de la Défense, l’Europe disposerait d’une fenêtre de cinq à huit ans pour se préparer à une attaque – mais les inquiétudes se font de plus en plus présentes, alimentées par plusieurs facteurs. En Ukraine, l’armée russe s’est reprise depuis l’année dernière, après les déroutes subies en 2022. «Après presque deux ans de combat en Ukraine, les capacités guerrières de la Russie sont plus importantes que ce que suggèrent les impressions actuelles. Le pays utilise les revenus de ses exportations d’hydrocarbures pour transformer son industrie de défense en industrie de guerre», indique un rapport du Conseil allemand des relations étrangères publié en novembre.
«Déclarations maximalistes»
«La Russie pourrait chercher d’autres champs d’affrontement avec ses voisins dans les mois qui viennent, après la stabilisation du front en Ukraine. La tension pourrait augmenter en Baltique, en Arctique ou dans le Caucase, pour mettre la pression sur l’Occident. Mais je ne vois pas de menace militaire immédiate», explique Cyrille Bret, chercheur à l’institut Jacques-Delors. Les incertitudes que pourrait créer le potentiel retour de Donald Trump à la Maison Blanche incitent aussi l’Europe à renforcer sa défense, pour moins dépendre du parapluie américain. Selon un article publié au début de l’année par le magazine allemand Bild, des services de renseignements européens craignent une potentielle attaque russe à l’hiver 2024-2025 si Trump remporte les élections américaines à l’automne.
«J’ai du mal à comprendre l’intérêt de déclarations tellement maximalistes, à un moment où l’Europe fait déjà face à de nombreux défis bien réels. Il me semble qu’il n’est pas nécessaire d’agiter le chiffon rouge d’un conflit ouvert avec la Russie pour que les Européens prennent conscience du très grand risque géopolitique posé par Moscou, tempère Cyrille Bret. S’il est tout à fait adéquat de renforcer la vigilance des Etats européens, notamment du Nord, je pense que les menaces russes prendront la forme d’actions de déstabilisation plutôt que d’une attaque militaire franche.»
«Les Ukrainiens nous achètent du temps»
Dans ce contexte incertain, l’une des meilleures manières pour l’Europe de se protéger est de continuer à soutenir l’Ukraine. «Le Kremlin commence à se réjouir d’être en train de nous battre, nous, l’Occident. S’il pense pouvoir gagner en Ukraine, face à la volonté politique des Etats-Unis et de l’Europe, il deviendra pire dans les années à venir, alerte Dara Massicot, chercheuse à la Fondation Carnegie pour la paix internationale, dans une analyse publiée en ligne. Chaque fois que les Russes pensent avoir gagné un conflit sous Poutine (la Géorgie en 2008, l’Ukraine en 2014, la Syrie en 2015), ils prennent confiance en leurs capacités et, quelques années plus tard, ils tentent des opérations plus audacieuses. Avant 2022, les Russes pensaient être dans une position de désavantage économique, politique et militaire par rapport à l’Otan. S’ils remportent une victoire en Ukraine en épuisant l’Occident, ils réviseront à la baisse leur évaluation de la puissance otanienne.»
Son analyse recoupe celle portée par l’Ukraine et ses alliés baltes depuis le début de l’invasion. «Si les Ukrainiens l’emportent, ils nous achètent du temps. Ils l’achètent avec leur sang, avec leurs vies, avec tout ce qu’ils ont. Mais nous ne savons pas combien de temps ils pourront encore gagner pour nous», a encore expliqué récemment Gabrielius Landsbergis, le ministre lituanien des Affaires étrangères.
Les experts militaires appellent également l’Alliance atlantique à se préparer dès aujourd’hui à un potentiel conflit avec la Russie. Selon le rapport du Conseil allemand des relations étrangères, la Russie n’aurait besoin que de six à dix ans pour reconstituer ses forces armées une fois la guerre en Ukraine terminée ou gelée. Les pays européens doivent anticiper pour ne pas se retrouver pris de court. «L’Otan doit rapidement augmenter ses capacités à faire la guerre et le démontrer de manière visible à la Russie. Elle doit comprendre qu’un conflit serait sans espoir dès le départ», écrivent les auteurs. A leurs yeux, il est d’autant plus urgent de commencer à se préparer que la machine industrielle européenne est lente à se mettre en route, comparativement à l’économie de guerre déjà partiellement opérante en Russie.
«Economie de guerre légère»
Les pays les plus exposés à une attaque, notamment les Etats baltes, l’ont bien compris. Réunis à Riga en janvier, les dirigeants estoniens, lettons et lituaniens ont signé un accord pour construire une ligne de défense commune à leur frontière avec la Russie et le Bélarus. Les premiers bunkers, sur les centaines prévus, devraient être construits dès cette année en Estonie. «L’expérience ukrainienne a montré qu’il était nécessaire de pouvoir s’appuyer rapidement sur des abris en béton plutôt que d’avoir à les construire avec de la terre et des rondins en situation de combat», a souligné Tarmo Kundla, chef du département des opérations de l’état-major estonien. En parallèle, des manœuvres conjointes sont prévues pour avril par la Lituanie et la Pologne dans le «corridor de Suwalki». Cette région, située à la frontière des deux pays, est prise en étau entre le Bélarus et l’exclave russe de Kaliningrad. Elle est notoirement considérée comme l’un des premiers objectifs de la Russie, si une guerre devait éclater avec l’Otan.
Plus au nord, la Finlande, qui partage 1 300 kilomètres de frontière avec la Russie, est entrée dans une «économie de guerre légère», selon Mina Alander, chercheuse à l’Institut finlandais des affaires internationales. «Le pays a activé certaines clauses de “réservation de production”, ce qui signifie que des entreprises produisent à la demande des forces armées pour remplir leurs besoins logistiques, explique-t-elle sur X (anciennement Twitter). La production concerne tout ce qui est nécessaire pour soutenir des opérations de guerre de longue durée mais aussi les munitions : la Finlande produit déjà cinq fois plus de munitions d’artillerie lourde qu’avant 2022.»