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Faustine Sayagh

Si les marchés publics européens sont totalement ouverts aux pays tiers, la réciproque est loin d'être vraie. (Illustration : Faustine Sayagh)

Faustine Sayagh

Un boulevard. Nous sommes au milieu des années 2010, et le français Forsee Power, spécialiste des batteries électriques pour véhicules lourds (bus, engins de chantiers, trains...), s'affirme comme l'un des leaders du marché aux Etats-Unis. Ce dernier est alors encore embryonnaire, mais Christophe Gurtner, PDG de Forsee Power, en est certain : le verdissement à venir des transports publics va le faire exploser. Un rêve américain à la sauce électrique qui va dérailler en 2017, avec l'élection de Donald Trump. A peine installé à la Maison-Blanche, le milliardaire renforce le Buy American Act. "Résultat, pour pouvoir candidater aux appels d'offres publics, il fallait que plus de 60 % de la valeur ajoutée de la batterie soit réalisée localement", précise le patron français. Intenable. Au pays de l'Oncle Sam, notre homme doit depuis se contenter des seuls contrats privés.

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La moitié des marchés publics mondiaux sont fermés aux entreprises européennes

Christophe Gurtner n'est pas le seul à avoir fait les frais du protectionnisme américain, et à avoir enragé de ne pouvoir bénéficier, en retour, d'aucune faveur sur les marchés publics du Vieux Continent. Le droit européen est ainsi fait qu'il interdit toute forme de discrimination à l'encontre des entreprises issues de pays tiers. "La philosophie du marché commun, c'est à la fois l'ouverture à l'intérieur entre les Etats membres, et le libre-échange avec l'extérieur", résume Pierre Sellal, ambassadeur de France et ancien représentant de la France auprès de l'Union européenne. Construction de routes, d'écoles, d'hôpitaux, renouvellement de parcs automobiles, achat de nouveaux PC, de missions de consulting, de stylos... Chaque année, les administrations et les collectivités locales des Vingt-sept passent commande à hauteur de 2400 milliards d'euros ! Une cinquantaine de milliards d'euros tombent directement dans l'escarcelle de sociétés battant pavillon étranger. Le problème, c'est que dans le même temps les entreprises du vieux continent ne parviennent à capter que pour 10 milliards d'euros de contrats en dehors de leurs frontières. Les Etats-Unis sont en effet loin d'être les seuls à jouer la carte du protectionnisme : selon les chiffres de la Commission, plus de la moitié des marchés publics mondiaux (8000 milliards d'euros par an) restent aujourd'hui totalement fermés aux groupes européens.

Comment expliquer que l'Organisation mondiale du commerce (OMC) laisse perdurer une telle dissymétrie, alors même qu'un accord sur la réciprocité en matière d'ouverture des marchés publics a été signé en 1994 sous son égide ? Pour commencer, comme on a pu le voir avec l'exemple des Etats-Unis, l'accord laisse une grande latitude aux signataires sur l'interprétation de la notion d'"ouverture". Surtout, en dehors de l'Union européenne, moins d'une vingtaine de pays l'ont paraphé, dont la Chine ou l'Inde ne font pas partie. Bien sûr, rares sont les Etats à interdire formellement l'accès à leurs appels d'offres publics. L'imagination et une bonne dose de mauvaise foi suffisent le plus souvent à endiguer les velléités des compétiteurs étrangers. En Indonésie, par exemple, seuls les travaux de construction d'une valeur de plus de 66 millions d'euros sont ouverts aux étrangers. La Chine et l'Inde exigent, elles, la création d'une entreprise commune avec un acteur local et un transfert massif de technologies. "Quant au Japon, il demande que les entreprises étrangères respectent à la lettre les règles de sécurité locales, mais ces dernières sont totalement opaques", déplore-t-on du côté d'Alstom, qui n'a jamais pu y vendre ses trains.

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L'urgence de revoir les règles avant le plan de relance

Des discriminations en série d'autant plus préoccupantes que Bruxelles s'apprête, avec le plan de relance, à injecter 750 milliards d'euros dans la tuyauterie communautaire. "Ce plan, qui se traduira par des commandes publiques de très grande ampleur, nécessite d'établir des garde fous afin que ces investissements profitent effectivement à l'industrie européenne", alerte Vincent Brenot, avocat-associé du cabinet August Debouzy. Heureusement, le temps de la naïveté européenne semble enfin révolu. "Et les Etats membres disposent déjà d'outils, avec les normes environnementales et sociales, pour rééquilibrer la balance", pointe Elvire Fabry, chercheuse senior à l'Institut Jacques-Delors.

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La France a d'ailleurs été parmi les premiers à s'en emparer. "Depuis deux ans, je travaille à faire de la commande publique un outil stratégique, souligne la ministre déléguée chargée de l'Industrie, Agnès Pannier-Runacher. Pour soutenir l'emploi local, il faut, selon elle, "multiplier les contrats exigeant un certain nombre d'heures favorisant le retour à l'emploi (chômeurs longue durée, handicapés, jeunes), et développer le critère environnemental, qui vise à réduire l'empreinte carbone, mais aussi à rééquilibrer la concurrence, alors que nos entreprises doivent suivre des normes plus exigeantes que celles des pays tiers". Le chemin est encore long : seulement 20 % des contrats publics hexagonaux prennent aujourd'hui en compte ces critères, mais le virage stratégique commence à porter ses fruits. Le vaste appel d'offres sur les bus électriques lancé par la RATP (800 millions d'euros pour 400 véhicules) a ainsi été remporté au printemps 2019 par un trio tricolore : Heuliez, Bolloré et Alstom, alors que les mastodontes chinois Yutong et BYD avaient candidaté avec des prix moins élevés.

Favoriser, enfin, l'écosystème européen

Une bonne volonté qui n'empêche pas les ratés. Comme le choix gouvernemental de l'américain Microsoft pour héberger la plateforme de centralisation des données de santé françaises à des fins de recherche (le Health Data Hub). Face au tollé, le secrétaire d'Etat chargé du numérique, Cédric O, a finalement annoncé vouloir le "transférer" sur des plateformes françaises ou européennes. "Cela révèle un problème structurel : au lieu de favoriser l'écosystème européen, 80 % de la commande des grands Etats vont vers des éditeurs et fabricants américains", peste Michel Paulin, le directeur général d'OVHcloud, le champion hexagonal du cloud. L'exact opposé de ce qui se pratique en Chine ou aux Etats-Unis, où les entreprises les plus prometteuses sont biberonnées dès leur plus jeune âge à la commande publique. "Les lanceurs de SpaceX, la société d'Elon Musk, n'auraient jamais connu une telle réussite sans les commandes surfacturées de la défense américaine, qui lui permettent ensuite de casser les prix sur les lancements de satellites commerciaux", dénonce un dirigeant de la filière spatiale française.

Bruxelles sort enfin de sa naïveté

La nouvelle Commission, aiguillonnée par une crise du Covid qui a montré les inquiétantes fragilités de l'industrie européenne, semble heureusement bien décidée à resserrer les mailles du filet. Pour commencer, les derniers accords bilatéraux, signés avec le Canada et le Japon, disposent d'une clause détaillée sur la réciprocité de l'ouverture des marchés publics. Des experts bruxellois pourraient même être diligentés pour s'assurer du respect de ce point particulier dans le temps. Mais la Commission, qui veut aller plus loin, a dévoilé ses propositions en juin dernier dans un livre blanc. "Il faut traiter le problème en amont. Notamment en nous armant d'un instrument qui nous permette d'identifier les entreprises subventionnées par leur pays, ce qui fausse la concurrence, et les exclure des appels d'offres", martèle un expert de la Commission. Autre piste, évoquée de longue date, celle de la taxe carbone aux frontières, afin de faire payer les entreprises issues de pays peu respectueux de l'environnement. L'idée est toujours la même : favoriser les entreprises européennes, mais sans jamais s'exposer à l'accusation de discrimination.

Des outils qui pourraient s'avérer redoutablement efficaces... à condition qu'ils finissent par voir le jour. Des pays comme le Danemark, les Pays-Bas, ou encore la Suède pourraient en effet s'y opposer. "Moins un pays a d'intérêts industriels nationaux à défendre, plus il est réticent à une préférence européenne et préfère continuer à acheter au prix le plus bas", analyse Pierre Sellal.

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"Mais on peut penser que le départ de la Grande-Bretagne pourrait aider à changer le logiciel européen", nuance l'ancien directeur général de l'OMC Pascal Lamy. La "perfide Albion" avait en effet la capacité d'agréger autour d'elle les plus libéraux des Etats membres. L'avenir dira si l'Europe a vraiment retenu les leçons de la pandémie.

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