Il faut toujours revenir au texte. La déclaration du 9 mai 1950 offrait un formidable espoir matérialisé par la construction européenne qui a contribué à la pacification et à la prospérité du continent au lendemain du second conflit mondial. Que proposait Robert Schuman ? Une « solidarité de fait ».

La construction européenne a d’abord réalisé un travail de rédemption, après le suicide collectif des deux guerres mondiales, et de sublimation des rivalités politiques nationales par le rejet de la logique de puissance, ce qui a conduit à la stabilisation et la pacification du continent. Dans ce processus d’unification, l’économie a joué le rôle majeur et a d’abord été instrumentale : dans le projet des pères fondateurs, les « solidarités de fait » créées par le marché intérieur devaient créer des intérêts économiques communs, décourageant le chacun pour soi et permettant de surmonter les nationalismes.

Sous le parapluie de l’Otan, le discours européen pouvait en outre jouer sur le rôle mobilisateur de la menace soviétique et du « sens de l’histoire », celui de la réunification du continent. Une deuxième période correspond à l’initiative de Jacques Delors appuyé par Mitterrand et Kohl : après la paix et l’unification, l’idée était que la prospérité et la solidarité devaient guider l’adhésion des Européens au projet de la Grande Europe.

Une succession de crises européennes

La succession des crises depuis quinze ans a montré les fragilités de la construction européenne mais aussi sa capacité de résilience. La solidarité européenne a été mise à rude épreuve par les crises qui ont affecté les Européens : crise des dettes souveraines, crise migratoire, crise sanitaire et aujourd’hui crise énergétique. De manière générale, la montée de l’eurodéfiance dans certains pays ces dernières années est un phénomène qui a pu être expliqué dans les pays du Sud par la perception d’une solidarité insuffisante face aux crises : coût perçu comme disproportionné de l’ajustement économique et budgétaire demandé en contrepartie du soutien financier européen (Grèce, Portugal) mais aussi incapacité de l’UE à réguler les flux migratoires (Italie).

Dans les pays du centre, du nord et de l’est de l’UE, c’est au contraire le refus d’une solidarité excessive qui a alimenté l’euroscepticisme d’une partie de la population et certaines politiques gouvernementales, qu’il s’agisse des questions financières (Allemagne, Finlande) ou de la question des réfugiés (groupe de Visegrad). Dans certains cas, les mêmes pays qui demandent la solidarité sur un volet la refusent sur un autre. Le souverainisme accompagne également dans certains États l’émergence d’un populisme nationaliste autoritaire et « illibéral » (en Hongrie et en Pologne mais aussi à l’Ouest et au Sud comme en France et en Italie).

L’union au-dessus des clivages

Plus récemment, la crise sanitaire du Covid-19 a révélé dans un premier temps la réapparition d’un clivage entre le Nord et le Sud comme pendant la crise grecque. Pourtant, la situation était très différente : en 2010, la crise avait mis en évidence la défaillance de certains États membres, et il s’agissait d’une crise asymétrique ; en 2020, aucun État membre n’était responsable de cette crise sanitaire mondiale qui a touché tout le monde (crise symétrique).

Les oppositions initiales entre les États et les opinions publiques qui demandaient de la solidarité et ceux qui la refusaient ont eu des conséquences très négatives et notamment la dégradation des relations entre chefs d’État et de gouvernement, ce qui n’a pu produire que du ressentiment et de la rancœur. De ce point de vue, l’événement le plus fondamental de l’année 2020 à l’échelle de l’UE a été l’adoption du plan de relance européen (Next Generation EU). L’accord sur le principe d’un endettement commun a des implications fondamentales en termes politiques, de souveraineté et de solidarité.

Du point de vue de l’UE, l’accord sur un endettement commun a constitué un symbole puissant en termes d’union politique et un engagement très fort sur l’avenir pour rembourser en commun de façon solidaire. Cette décision a posé les bases d’un Trésor européen – la Commission européenne a commencé à jouer ce rôle – et la possibilité d’une émission de dette souveraine commune servira de protection européenne aux dettes nationales. Néanmoins, la question essentielle qui se pose est la suivante : cette décision est-elle temporaire et exceptionnelle ? Ou bien la décision sera-t-elle prise d’inscrire un tel engagement et un tel changement de nature fondamentale durablement dans le temps ?

Crise la plus grave depuis 1945

Aujourd’hui, dans le contexte de la guerre en Ukraine, les Européens sont confrontés à la crise énergétique la plus grave depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cette crise met en jeu la capacité des Européens à être unis et solidaires afin de faire face aux circonstances exceptionnelles qu’ils doivent affronter. Or, cette unité et cette solidarité ne vont pas de soi aujourd’hui et, bien au contraire, des tensions politiques très fortes pourraient menacer la cohésion de l’Union européenne, dans un contexte où la stratégie de Poutine consiste à utiliser le gaz comme une arme de chantage énergétique pour diviser les Européens.

En outre, ce risque de fracture est accru par l’hétérogénéité de l’exposition des États membres au gaz russe. La solidarité énergétique européenne et l’effort de cohésion politique sont des nécessités. Il est indispensable de reconnaître que la réponse doit être européenne et qu’en protégeant les pays ayant commis de lourdes erreurs en matière de stratégie énergétique ces dernières années, on protège l’Europe. Il faut surmonter à tout prix le risque de dislocation énergétique et faire bloc.

Repli nationaliste

Si la solidarité entre les États membres de l’Union n’est pas organisée, l’ouverture européenne ne manquera pas de laisser la place au repli nationaliste. Or, cela ne saurait apporter en elle-même la solution à une crise qui dépasse manifestement les nations européennes comme c’est le cas de la crise énergétique actuelle. Ne pas prendre au sérieux l’exigence de solidarité européenne reviendrait à revenir à l’« Europe d’avant » et renouer le fil d’une histoire de divisions politiques que la construction européenne n’a pas fait disparaître mais qu’elle a su entourer de garde-fous. Répondre à cette exigence de solidarité est dans l’intérêt national de tous les États membres et dans l’intérêt commun de l’Union.

Ce texte a été publié en italien dans le journal L’Espresso.