En plus des efforts d'investissements dans la défense européenne, l'offensive russe en Ukraine pourrait bien rebattre les cartes sur les stratégies énergétiques des pays du Vieux Continent. Et notamment celle de l'Allemagne, de facto sous perfusion de Moscou pour son approvisionnement en gaz, puisque la Russie lui fournit 55% de ses importations en ce combustible fossile. Pour s'en défaire, c'est donc une refonte profonde que le gouvernement devra engager, avec un possible glissement du calendrier de sortie du nucléaire civil, prévue dès la fin de cette année. De quoi faire sauter un puissant tabou outre-Rhin, dix ans après la décision forte de sortir de l'atome.
Interrogé ce dimanche sur un éventuel report de la date de sortie du nucléaire par le radiodiffuseur ARD, Robert Habeck, le ministre fédéral allemand de l'économie et de la protection du climat, qui est par ailleurs l'une des figures du parti écologiste outre-Rhin, a ainsi déclaré :
« Je ne le rejetterai pas pour des raisons idéologiques ».
Et pour cause, la décision prise en 2012 par Berlin de fermer ses centrales atomiques l'a non seulement poussé à investir dans les énergies renouvelables, mais également à persister dans sa dépendance au gaz, en même temps qu'une baisse de son exposition au charbon. Résultat : si les sanctions imposées aujourd'hui par les Européens à Moscou touchent l'aéronautique ou le système bancaire, les Vingt-Sept se refusent encore à s'attaquer directement aux flux d'énergie, de peur d'en pâtir lourdement. Des milliers de mètres cubes de gaz affluent donc toujours de la Russie vers l'Europe, et notamment l'Allemagne, en dépit des tensions.
14 GW de capacités nucléaires en moins
Dans ces conditions, « ne serait-ce qu'envisager de prolonger les trois centrales qui devraient être fermées d'ici à fin 2022, Isar 2, Emsland et Neckarwerstheim 2, constitue un changement majeur par rapport à ce qui a été fait ces dernières décennies », commente Jacques Percebois, économiste et directeur du Centre de Recherche en Economie et Droit de l'Energie (CREDEN).
« Seule une guerre pouvait faire bouger les Verts sur cette question, alors que le rejet du nucléaire reste très puissant outre-Rhin », glisse de son côté un expert du secteur énergétique.
De fait, même l'explosion des prix de l'énergie n'avait pas suffi à faire ciller le gouvernement : alors que les cours du gaz et de l'électricité atteignaient des records fin 2021, Berlin avait en effet maintenu la date de fermeture de trois autres réacteurs nucléaires, et stoppé définitivement, comme prévu, leur production avant le mois de janvier.
C'est d'ailleurs la suite logique d'un long désinvestissement de cette source d'énergie : en vingt ans, pas moins de 14 GW de capacités nucléaires ont été coupés du réseau. Ainsi, alors qu'en 2000, l'atome représentait 30% du mix électrique du pays contre 7% pour les renouvelables, la tendance s'est depuis inversée : en 2020, l'électricité provenait à 11% du nucléaire et à plus de 40% de l'éolien et du solaire.
Dans le même temps, la part du gaz fossile est passée de 9 à 16%. Et pour cause, le solaire photovoltaïque et l'éolien restent non pilotables : en l'absence de solutions de stockage de l'électricité, ils doivent être complétés par des sources d'énergie capables de servir d'appoint en cas de baisse de production. Sans nucléaire, l'Allemagne n'a donc d'autre choix, à moyen terme, que de s'appuyer sur le gaz naturel et le charbon. Dans ces conditions, et alors que la guerre en Ukraine promet de faire durer la flambée des prix du gaz, renoncer à fermer les dernières installations nucléaires pourrait donc permettre de préserver des marges, en produisant de l'électricité pilotable, bas carbone et abordable.
Pas de décision officielle
Mais rien n'est encore acté : selon Robert Habeck, un « examen préliminaire » demandé par le gouvernement aurait montré que la prolongation des trois centrales encore en fonctionnement « n'aiderait pas » à traverser la période.
« Cet examen pourrait concerner le retour des exploitants des trois réacteurs en question, même si rien n'est officiel. En fait, ça pourrait être une façon pour eux d'affirmer que s'ils se lancent dans des opérations permettant de maintenir les centrales plus longtemps que prévu, celles-ci devront durer plus que quelques mois. Autrement dit, ils pourraient demander des garanties car le maintien des réacteurs exige un minimum d'investissements », fait valoir Jacques Percebois.
D'autant que la prolongation des installations impliquerait un changement de la loi allemande sur le nucléaire, sans quoi les opérateurs refuseraient de prendre le risque de travaux de prolongement.
Le directeur général d'Orano, Philippe Knoche, a en tout cas rapidement réagi, et affirmé lundi sur RMC que si l'Allemagne et les exploitants « le souhaitaient », Orano serait prêt à « travailler nuit et jour pour les aider » et « trouver des solutions », aussi bien pour gérer les équipes que pour renouveler le combustible.
Le charbon va profiter de la crise
Pour l'heure néanmoins, un tel scénario n'est pas sur la table.
« La seule chose qui est sûre, c'est que les Allemands fermeront moins vite leurs centrales à charbon que prévu, afin de compenser la perte en gaz », continue Jacques Percebois.
Car même si Berlin a annoncé la construction future de deux terminaux de gaz naturel liquéfié (GNL) dans le nord du pays, les goulots d'étranglement seront nombreux. Le chancelier allemand, Olaf Scholz (SPD), a d'ailleurs affirmé il y a quelques jours que Berlin chercherait à constituer une réserve de charbon pour faire face à la menace russe. Alors qu'en 2021, la production d'électricité à partir de charbon avait déjà crû de près de 18% le conflit en Ukraine devrait donc amplifier le phénomène.
« Il risque, en effet, d'y avoir un 'switch' sur le court terme, qui se justifie d'un point de vue géopolitique. La hausse des prix du gaz donne forcément un avantage au charbon, et notamment au lignite [extrait directement sur le territoire, ndlr], qui est la plus polluante de tous », abonde Thomas Pellerin-Carlin, directeur du Centre Énergie à l'Institut Jacques Delors.
Quelle que soit la décision sur un éventuel prolongement des dernières centrales nucléaires, la décarbonation de l'économie allemande risque donc de pâtir des événements actuels, y compris en cas de coupure des importations russes de gaz fossile.
Malgré tout, la nouvelle coalition en place ne renonce pas à l'objectif ambitieux du pays de parvenir à la neutralité carbone d'ici à 2045. C'est même l'inverse : loin de renoncer à la transition, le gouvernement compte prochainement soumettre un projet de loi visant à garantir que les énergies renouvelables représentent 100% du mix électrique d'ici à 2035, soit 80 GW de gaz et de charbon en moins ! Mais la route est sinueuse avant d'atteindre cet objectif, et la période de troubles actuelle n'arrangera pas les choses.
Sujets les + commentés