« Les Européens ne veulent pas se couper des États-Unis »

Joseph de Weck, historien et politiste

« L’Europe a toujours essayé d’avoir une politique envers la Chine différente de celle des États-Unis. Elle a ses propres intérêts, et la question chinoise divisera probablement toujours Européens et Américains. Il reste que la priorité aujourd’hui pour les pays européens, c’est le maintien du soutien américain à l’effort de guerre de l’Ukraine et à la défense de l’Europe. Tout ce qui est fait pour renvoyer les Américains chez eux est perçu par la grande majorité des pays de l’Union européenne comme contraire à leurs intérêts.

Emmanuel Macron perd leur soutien en présentant le concept d’autonomie stratégique et de souveraineté européenne comme dirigé contre les États-Unis. Par ailleurs, la guerre en Ukraine est vue par l’administration américaine comme un précédent pour Taïwan, d’où la nécessité de tracer une ligne rouge.

Dans ce contexte, les propos d’Emmanuel Macron, laissant entendre que l’Europe ne s’opposerait pas à une modification du statu quo par la force dans le détroit de Taïwan, sont contre-productifs, même s’il est vrai que la plupart des pays européens ne souhaitent pas s’impliquer dans la défense de l’île. Un conflit dans le détroit de Taïwan aurait des conséquences désastreuses pour l’économie européenne et pour la stabilité de la région indo-pacifique, où la France a des intérêts importants. Emmanuel Macron semble aujourd’hui penser que la France n’a aucun rôle à jouer dans la défense de Taïwan et peut assurer ses propres intérêts de sécurité dans la région, non pas en participant à une dissuasion concertée, mais en entretenant une relation étroite avec Xi Jinping.

Le paradoxe est que la France se trouve à l’origine de la plupart des mesures commerciales défensives adoptées ces dernières années par l’UE contre la Chine. Des pays comme l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne sont plus hésitants, tout en prenant conscience de la dimension stratégique et géopolitique des relations commerciales avec la puissance chinoise.

Les déclarations récentes d’Emmanuel Macron vont à l’encontre de ses précédents discours sur la sécurité dans l’Indo-Pacifique. Le président français a souligné, en Australie et ailleurs, que la posture hégémonique de Pékin pose un défi sécuritaire à la France. 1,6 million de Français vivent dans l’Indo-Pacifique, et les territoires français d’outre-mer comprennent une immense zone économique exclusive.

Paris a tenté de construire un axe avec New Delhi et Canberra pour mieux peser sur Pékin. Des entretiens réguliers ont eu lieu avec Tokyo pour discuter des questions maritimes en mer de Chine orientale et méridionale. Et quand Paris a envoyé un sous-marin en mer de Chine méridionale en février 2021, le ministre de la défense a décrit la manœuvre comme une « preuve éclatante » de la capacité de la France à se déployer aux côtés de ses partenaires stratégiques : l’Australie, le Japon et les États-Unis. »

« Ne pas s’en remettre à un tiers pour promouvoir nos intérêts »

Cyrille Bret, chercheur en géopolitique à l’Institut Jacques-Delors et enseignant à Sciences Po Paris.

« L’Union européenne peut non seulement faire entendre sa voix, mais surtout elle le doit. Tout comme chacun de ses États membres, elle doit avoir sa propre position, doit identifier ses propres intérêts, ses propres leviers d’action et ses propres contraintes. S’en remettre à un tiers, aussi proche soit-il que les États-Unis, reviendrait à abdiquer totalement les intérêts européens spécifiques.

L’UE est un bloc à elle seule, du point de vue stratégique, commercial, industriel, académique et technologique. Les États-Unis cherchent à polariser les relations internationales dans une rivalité structurelle avec la Chine, et dans une rivalité secondaire avec la Russie. Pour l’UE, la République populaire de Chine est un possible allié pour poser une médiation dans le conflit russo-ukrainien.

L’UE et la Chine sont naturellement en désaccord sur les droits humains, en rivalité notamment en Afrique. Contrairement aux États-Unis, l’UE ne cherche pas et n’a pas les moyens de la confrontation sécuritaire. Elle peut s’engager dans des discussions plus approfondies avec la Chine. Il y a une lutte pour l’hégémonie entre les États-Unis et la Chine, mais pas entre l’UE et la Chine.

Les Européens ont un levier d’action, dont ne disposent pas les États-Unis : ils sont au bout des nouvelles routes de la soie, de sorte que le projet ne peut être un succès que si l’UE lui donne son concours. Si l’Europe menace de couper ces routes, la Chine y perdra beaucoup d’investissements.

Le premier moyen pour faire entendre la voix de l’UE est l’unité, qui est en cours d’élaboration. Le second moyen est la conceptualisation d’une position européenne. Le dernier plan d’action de l’UE face à la Chine date de 2019, il est antérieur à la crise du Covid-19 et au renouvellement du mandat de Xi Jinping en mars 2023.

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Sans armée européenne, les leviers de pression sont uniquement économiques. L’Union européenne n’a pas d’autre choix que de mettre en place une diplomatie de l’économie, du commerce et de la pression internationale vis-à-vis de la Chine. Personne ne défendra les intérêts de l’UE si ce n’est elle-même. Son poids commercial, industriel et académique lui donne des leviers de pression. Il faut les utiliser de manière coordonnée et délibérée pour obtenir les effets que nous souhaitons : une plus grande ouverture des marchés publics chinois. Mais la stratégie reste encore à définir et à mettre en œuvre.

Il serait déplorable pour l’UE de renoncer par avance à défendre ses intérêts face à la Chine, et rien ne serait pire que de s’en remettre à un tiers pour les identifier et pour les promouvoir. »