► « Les alliés des États-Unis peuvent se poser des questions »

Bertrand Badie, professeur émérite de relations internationales à Sciences Po Paris (1)

« Les événements d’Afghanistan mettent une nouvelle fois en échec l’interventionnisme américain. La politique étrangère américaine n’a longtemps existé qu’à travers un projet messianique. L’idée était d’intervenir militairement dans les pays tiers pour installer des régimes favorables aux États-Unis. Cela a fonctionné pendant de longues années, mais ce n’est plus le cas. Le Vietnam, la Somalie, l’Irak, aujourd’hui l’Afghanistan, démontrent l’incapacité de la puissance américaine à résoudre ce type de conflits.

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Depuis plusieurs années, ces défaites incitent les États-Unis à revoir leur stratégie politique à l’international. L’idée que ces guerres sont coûteuses et inefficaces a aussi gagné l’opinion publique. Le président Biden lui-même avait d’ailleurs déclaré vouloir réinventer la politique extérieure américaine au moment de sa prise de fonctions au début de l’année. En réalité, personne ne sait vraiment ce que sera cette posture dans les mois à venir.

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Cette nouvelle attitude reste floue et inquiète les alliés des États-Unis. Ils peuvent légitimement se poser des questions sur la teneur du soutien américain dont ils bénéficient. Un pays d’Asie comme Taïwan observe nécessairement la débâcle américaine en Afghanistan avec inquiétude, compte tenu de la menace chinoise toute proche. Les États-Unis vont-ils oser s’opposer à la Chine en cas d’escalade des tensions, alors qu’ils ont fini par céder face aux talibans ? Taïwan peut se le demander. La même interrogation se pose en Europe de l’Est vis-à-vis de la Russie.

C’est d’ailleurs pour cela que Kamala Harris a insisté sur la fiabilité du soutien américain lors de son récent déplacement en Asie du Sud. Il y a la volonté de rassurer les alliés, mais en langage diplomatique, affirmer son soutien peut signifier que ce dernier ne va plus forcément de soi. Cela dit, les États-Unis souhaitent toujours défendre leurs partenaires face aux puissances que sont la Russie et la Chine. Ils restent persuadés qu’un camp occidental qui repose sur des valeurs démocratiques existe et qu’il faut le défendre.

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L’analyse de l’échec américain en Afghanistan doit donc aller plus loin qu’une simple remise en cause de la puissance américaine. Cette défaite questionne l’idée même de puissance. Les Britanniques, les Soviétiques, les Américains : tous ont échoué en intervenant dans ce pays. Les instruments militaires déployés ne se sont pas montrés décisifs pour résoudre une crise enracinée dans un contexte local. D’où la réflexion profonde à mener par les autorités américaines pour repenser leur politique extérieure. »

► « L’Otan est la première victime de ce retrait précipité »

Cyrille Bret, spécialiste des relations internationales, maître de conférences à Sciences Po Paris et contributeur à l’Institut Jacques-Delors

« Le retrait américain d’Afghanistan, aussi bien dans son principe que dans ses modalités et ses effets, fragilise la position internationale des États-Unis. Il montre que l’une des campagnes les plus longues, les plus onéreuses et les plus consommatrices de ressources menées par les États-Unis ne parvient pas à maintenir un résultat durable. Et il est très préoccupant pour les alliés des États-Unis, particulièrement pour les Européens, qui constatent qu’il n’y a pas de différence entre l’unilatéralisme de Donald Trump et celui de Joe Biden : les modalités du retrait n’ont pas fait l’objet d’une discussion, voire d’une information, de la part des deux administrations présidentielles.

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Cela veut donc dire que les alliés des États-Unis sont traités comme des quantités négligeables, sont subordonnés aux décisions de Washington, alors même que les troupes européennes étaient majoritaires en Afghanistan. Cela endommage très nettement les relations au sein de l’Otan, et cela dégrade fortement la crédibilité de l’administration Biden quand elle prétend relancer le cadre de l’alliance transatlantique et montrer du respect envers les alliés européens.

Sur les effets généraux, ça veut dire que les États-Unis se préoccupent assez peu de la sécurité de leurs alliés et privilégient les affaires intérieures. L’affichage d’un retrait avant l’anniversaire des attentats du 11-Septembre, de fait, c’est un agenda politique interne qui prévaut sur la sécurité des troupes alliées sur le terrain et sur la sécurité de l’ensemble de la région.

Pour moi, l’Otan est la première victime de ce retrait précipité, mal organisé, unilatéral. La crédibilité de l’administration Biden et la confiance transatlantique qui venait tout juste d’être restaurée en sortent gravement endommagées. Et cela entraînera une défiance supplémentaire de la part des Européens à l’égard de la diplomatie américaine, et un réinvestissement de l’Asie centrale par la Chine et la Russie, donc l’annulation des gains stratégiques que les États-Unis espéraient engranger.

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Le retrait de la puissance américaine suscite toujours des remous à très long terme dans les relations internationales. Au Moyen-Orient le retrait américain d’Irak a complètement rebattu les cartes. Ce qui est catastrophique pour Joe Biden, c’est qu’il est maintenant vu par les Européens comme l’équivalent de Donald Trump. C’est aussi une opportunité pour les Européens, le problème étant que les Français vont bientôt entrer en campagne électorale et que les Allemands y sont déjà pleinement. Il faudra donc attendre au moins dix-huit mois pour obtenir une position stratégique européenne définie sur la question. »

(1) Son dernier ouvrage : Les puissances mondialisées, repenser la sécurité internationale, Odile Jacob, 2021.