Au col de Banyuls, passage interdit entre la France et l'Espagne

Le col de Banyuls, lieu de passage transfrontalier entre la France et l'Espagne. ©Radio France - Raphaël Krafft
Le col de Banyuls, lieu de passage transfrontalier entre la France et l'Espagne. ©Radio France - Raphaël Krafft
Le col de Banyuls, lieu de passage transfrontalier entre la France et l'Espagne. ©Radio France - Raphaël Krafft
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Depuis deux ans, pour "lutter contre l’immigration clandestine et le terrorisme", près d’une dizaine de points de passage sont fermés entre la France et l’Espagne. Au col de Banyuls, dans les Pyrénées-Orientales, des rochers barrent la route et bouleversent cette petite communauté transfrontalière.

Avec
  • Yves Pascouau Chercheur indépendant, spécialiste de la politique migratoire de l’Union européenne

La frontière franco-espagnole sera-t-elle complètement rouverte cet été ? Neuf passages sont fermés depuis maintenant deux ans dans les Pyrénées-Atlantiques et les Pyrénées orientales.  À l’origine de cette mesure : une annonce d’Emmanuel Macron faite lors d’un déplacement dans la commune frontalière du Perthus.

Le 5 novembre 2020, une semaine après l’attentat de la basilique de Nice (perpétré par un Tunisien en situation irrégulière)… Le chef de l’État a annoncé un durcissement des contrôles aux frontières, et s’est dit favorable à une refondation "en profondeur" des règles régissant l’espace Schengen.

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Les habitants ont supporté un temps les restrictions de circulation, mais ne comprennent pas que la situation s’éternise. Vendredi dernier, le collectif « Esborrem la frontera » (nous effaçons la frontière, en catalan) a mené une action d’éclat : il a dégagé à la tractopelle la route du col de Banyuls pour permettre aux Français de se rendre à la foire de l’huile d’olive d’Espolï, en Catalogne.

A Barcelone la semaine dernière, les gouvernements français et espagnols ont annoncé la création d’un groupe de travail sur la question migratoire, avec en perspective la réouverture des points de passage, Elle est réclamée par Madrid, mais Paris la refuse tant qu’il n’y a pas de brigades mixtes franco-espagnoles pour surveiller la frontière.

Dans ce "Grand reportage", nous accueillons aujourd’hui Yves PASCOUAU, chercheur indépendant, spécialiste de la politique migratoire de l’Union européenne. Vous collaborez notamment avec l'Institut Jacques Delors.

"Ça nous est arrivé comme la misère sur les pauvres ! Comme si quelques pierres pouvaient empêcher le trafic de drogue ou le passage de migrants !"

Le 11 janvier 2011, sans avoir été consulté au préalable, Jean-Michel Solé, le maire de Banyuls-sur-Mer (66), a découvert avec stupéfaction que la route qui mène de son village vers l’Espagne serait fermée jusqu’à nouvel ordre :

"Ça nous est arrivé comme la misère sur les pauvres ! Comme si quelques pierres – il y en a six ou sept – pouvaient empêcher le trafic de drogue ou le passage de migrants !"

Deux ans plus tard, les sept rochers déposés en travers de la route sur la ligne frontière sont toujours là. Le col de Banyuls est un col de voisinage entre deux communautés catalanes, française au nord, espagnole au sud aux destins mêlés par l’histoire, la culture et les liens familiaux tissés de part et d’autre de la frontière. Jean-Michel Solé, comme nombre d’habitants de Banyuls-sur-mer est un enfant de la Retirada :

"Le Col de Banyuls, c’est un chemin de la liberté. De tout temps, il y a eu des passages, quand les Républicains espagnols étaient pourchassés par les fascistes, beaucoup sont arrivés en France par ce col. Beaucoup d’aviateurs, de résistants, de Juifs sont passés par là [pendant la seconde guerre mondiale]. Même pendant la guerre, même pendant le fascisme, il n’a jamais été fermé."

C’est le père de Philippe Barbe, président l’association du Foment de la Sardane qui a transformé le sentier en route, dans les années 60 :

"À la mort de mon grand-père, mon père a hérité des vignes juste en dessous le col. On ne pouvait y accéder qu’à pieds alors mon père a pris le bulldozer et il a tracé la route, c’était du temps de Franco. La Guardia civil a mis une chaîne. Comme mon père était le capitaine des sapeurs-pompiers, la police espagnole lui a donné la clef pour intervenir en cas d’incendie. Nous avions la clef de l’Espagne !"

"Le dictateur a toujours laissé ce col ouvert et c’est la République française qui le ferme !"

Marta au milieu de ses vaches.
Marta au milieu de ses vaches.
© Radio France - Raphaël krafft

Au-delà des symboles, le col de Banyuls était, jusqu'à sa fermeture, le chemin le plus court pour qui voulait se rendre en Espagne depuis Banyuls et les villages alentour. Si l’interdiction de l’emprunter n’a que peu d’incidence sur l’économie du département, il complique l’existence des quelques acteurs économiques transfrontaliers que comptent Banyuls et le village espagnol d’Espolla, de l’autre côté de la montagne. Ce qui prenait une vingtaine de minutes à Marta Carola, éleveuse sur le versant espagnol pour livrer sa viande à Banyuls, lui prend désormais près d’une heure et demi de son temps. Comme beaucoup ici, elle ne comprend pas cette mesure :

"Depuis quarante ans que je vis ici, j’ai dû voir quinze fois des migrants passer."

Idem pour Serge Riba, patron d’une entreprise de construction à Banyuls : "Je suis chasseur et je ne vois jamais de migrants et encore moins de terroristes quand je sors le week-end dans le Massif des Albères."

Portbou, vu du Col des Bellitres.
Portbou, vu du Col des Bellitres.
© Radio France - Raphaël Krafft

Ses huit employés espagnols doivent, eux aussi, faire un long détour pour venir travailler. Ils se lèvent plus tôt et consomment plus d’essence à devoir emprunter la route côtière pour passer la frontière entre Portbou en Espagne et Cerbere en France.

Ce point de passage est resté ouvert et, de contrôles, nous n’en avons vu aucun lors de nos différents passages par cette route. Pierre Becque, ancien maire de Banyuls et président de l’association Albères sans frontière qui milite pour la réouverture du Col de Banyuls a longtemps exercé la profession d’avocat :

"Par réflexe professionnel, j’ai fait établir un constat d’huissier pour démontrer qu’entre Cerbere et Portbou, il n’y a là jamais aucun contrôle."

À la station service située en haut du Col des Bellitres, côté espagnol, Montse, la pompiste, note scrupuleusement les passages quotidiens de migrants comme lui ont demandé les membres de Caritas de Portbou : "Il en est passé un aujourd'hui et cinq hier."

"Environ 150 par mois au plus fort de l’été" nous révèle Marie-Josée, chargée de la banque alimentaire tenue par Caritas à Portbou, côté espagnol. Depuis la révolte dite du Hirak en Algérie, les passages qui se concentraient auparavant essentiellement au Pays Basque ont fortement augmenté dans la partie orientale des Pyrénées. La majorité sont des hommes jeunes, parfois mineurs, originaires d’Algérie ou du Maroc.

Marie-Josée (à gauche), responsable de Caritas à Portbou en Espagne.
Marie-Josée (à gauche), responsable de Caritas à Portbou en Espagne.
© Radio France - Raphaël Krafft

L’un d’eux, Abdelilah, venu du Rif marocain, que nous avons croisé marchant sur la route et par grand vent en direction de Banyuls a été renvoyé en Espagne par deux fois par la Police aux frontières françaises présente à la gare de Cerbère. Elle notifie d’un refus d’entrée chaque personne en situation irrégulière trouvée dans les trains en provenance d’Espagne ou à la sortie du tunnel ferroviaire qui relie la France à l’Espagne.

Le cas d’Abdelilah illustre la toute relativité des chiffres avancés par la préfecture des Pyrénées-Orientales puisqu'elle décompte non pas des individus, mais la quantité de personnes notifiées d’un refus d’entrée sur le territoire français, un peu plus de 12 000 pour l’année 2022. Marc Defresne, secrétaire départemental adjoint du syndicat Alliance Police dans les Pyrénées-Orientales, en convient, tout le monde finit par passer :

"La frontière est un gruyère, c’est pour ça que nous demandons davantage de moyens pour la surveiller."

La fermeture du Col de Banyuls et de la dizaine d’autres points de passage secondaires fermés sur l’ensemble de la chaîne pyrénéenne était censée permettre le redéploiement des fonctionnaires de la police aux postes frontière principaux. Le préfet des Pyrénées-Orientales, Rodrigue Furcy, ne s’est pas rendu disponible pour répondre à nos questions, notamment sur l’absence de contrôles sur la route de Portbou à Cerbere. Pour les habitants de Banyuls, c’est la preuve que la fermeture de leur col est une décision arbitraire, inefficace et, surtout, incompréhensible.

La mesure a été prise à la suite de la visite du président de la république au col du Perthus quelques jours après l’attentat de la basilique Notre Dame de Nice perpétré par un ressortissant tunisien passé par l’Italie. Si elle visait à lutter contre le terrorisme et l’immigration illégale, d’aucuns y voient une façon de rassurer l’opinion publique et donner des gages aux partisans de la fermeture des frontières.

Ça n’a pas empêché le Rassemblement National de rafler les quatre circonscriptions des Pyrénées-Orientales dont Michèle Martinez, élue députée de la 4e où se situe le col de Banyuls. Elle n’a pas donné suite à nos demandes d’interview. Elle a tôt fait de devenir membre de l’association Albères sans frontière qui compte déjà plus de 1200 adhérents en lutte pour la réouverture de leur frontière. À Gérald Darmanin, le 28 octobre 2022, Michèle Martinez écrivait :

"Cette mesure a pour unique point positif, de fédérer contre elle, l’ensemble des habitants et élus des Pyrénées-Orientales."
"Afin de rendre cette surveillance plus efficace, je recommande la mise en place d’une barrière, moyen légèrement plus étanche que des pierres espacées"

Quoique n’ayant pas été retenue à l’ordre du jour du sommet franco-espagnol de Barcelone, le 19 janvier dernier, la réouverture des points de passage secondaires entre la France et l’Espagne sera conditionnée selon Gérald Darmanin à la mise en place et à l’évaluation préalable de brigades mixtes franco-espagnoles de surveillance des frontières.

"C’est inadmissible de devoir attendre l’été prochain, a réagi Jordi Solé, député européen membre de la Gauche républicaine de Catalogne rencontré à Barcelone. Nous allons demander à la commission européenne qu’elle utilise tous ses moyens pour mettre fin à cette situation. J’aimerais connaître les arguments qui ont conduit à ces décisions. Peut-être est-ce une façon de mettre la pression sur le gouvernement espagnol pour renforcer le contrôle de sa frontière extérieure à l’Union européenne ? Mais là n’est pas le problème, c’est une atteinte à la liberté de circulation qui est une liberté fondamentale de l’Union Européenne, et nous réfléchissons [avec d’autres députés européens] à intenter une action en justice."

  • La chanson en fin de reportage s'intitule "Venim del nord, venim del sud", elle est interprétée par Lluis Llach, chanteur et écrivain catalan.

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