Le cinquième anniversaire du discours prononcé par Emmanuel Macron à la Sorbonne le 26 septembre 20171 invite à un exercice de bilan et perspectives d’autant plus nécessaire après les récents succès obtenus par la Présidence française du Conseil de l’Union européenne (PFUE) et alors que la guerre en Ukraine modifie profondément le contexte géopolitique dans lequel s’ouvre le second quinquennat du Président de la République2. Articulée autour du renforcement de la souveraineté et de l’identité européennes, la stratégie qu’il a exposée en Sorbonne a pu être mise en œuvre sur la base d’une série d’initiatives normatives, financières et diplomatiques dont il importe de dresser l’inventaire, comme l’emblématique Plan de relance « Next Generation EU », qui ne figurait pas en tant que tel dans son discours et a été adopté pour faire face à la crise pandémique. C’est le signe que les circonstances, dont Emmanuel Macron a su se saisir, ont aussi joué un rôle non négligeable au cours des cinq dernières années, et qu’il importe que la constance dont il a fait preuve jusqu’à alors puisse désormais s’ajuster à la « nouvelle ère »3 évoquée par Olaf Scholz après l’agression russe de l’Ukraine.

À la Sorbonne comme par la suite, Emmanuel Macron s’est d’abord posé comme « architecte » de la construction européenne, sur la base d’une vision claire et ambitieuse, avant de se muer en « maçon » opiniâtre et parfois impatient, puis d’enfiler son casque de « pompier » afin de gérer des crises successives. C’est sur ces trois registres politiques distingués par Jacques Delors qu’il convient de mettre en perspective les mérites et les limites de la pensée et de l’action du Président de la République4, en indiquant pourquoi et comment la souveraineté et l’identité européennes ont pu progresser depuis 2017, puis si et à quelles conditions elles le pourraient encore à l’horizon 2027.

Une souveraineté et une identité européennes qui se sont affirmées  : du discours aux actes

Le discours de la Sorbonne est d’abord axé sur le renforcement de la souveraineté européenne, dont Emmanuel Macron souhaite trouver les « clés » en matière de sécurité et de défense, de maîtrise des frontières et des défis migratoires, de politique étrangère et de développement, de transition écologique et énergétique, en matière numérique et enfin en matière économique, industrielle et monétaire. Son discours a aussi le mérite d’appeler à renforcer ce qui a vocation à constituer le socle de cette souveraineté à savoir l’identité européenne  : c’est en effet parce qu’ils auront davantage conscience qu’ils se ressemblent – fut-ce unis dans la diversité – que les Européens verront mieux l’intérêt de se rassembler, dans un monde dont ils sont de moins en moins le centre et qui devient de plus en plus adverse. C’est sur ce double registre qu’un bilan positif et contrasté peut-être établi cinq ans après.

Une souveraineté européenne renforcée par la crise sanitaire et la guerre en Ukraine

Le narratif politique sur la « souveraineté européenne », développé à différentes occasions depuis le discours de la Sorbonne, a des justifications fortes5  : tout d’abord, les défis internationaux mettent en question la capacité collective des Européens à répondre aux transformations géopolitiques mondiales et à faire face aux enjeux de puissance (c’est le cas par exemple pour l’organisation de leur sécurité collective mais aussi pour la régulation des flux migratoires)  ; ce projet prend également son sens du point de vue de la gestion des nouveaux rapports de force géoéconomiques mondiaux, tant sur le plan environnemental et énergétique, numérique, technologique que dans le domaine commercial et aussi fiscal. 

Les justifications au fondement de l’agenda de « souveraineté européenne », porté stratégiquement au plus haut niveau de l’État par le Président de la République, ont été renforcées sous l’effet de la crise sanitaire.

Yves Bertoncini et Thierry Chopin

Les justifications au fondement de l’agenda de « souveraineté européenne », porté stratégiquement au plus haut niveau de l’État par le Président de la République, ont été renforcées sous l’effet de la crise sanitaire. L’événement le plus fondamental de l’année 2020 à l’échelle de l’Union a ainsi été l’adoption du Plan de relance européen6, tandis que la crise sanitaire a aussi renforcé le « réveil géopolitique de l’Europe »7, en provoquant une prise de conscience qu’elle fait face à une compétition géopolitique pour la santé et la technologie notamment avec la Chine mais aussi avec les États-Unis. La crise pandémique a aussi montré que les Européens étaient mal équipés et qu’il est nécessaire pour l’Union européenne, dans un monde de ressources rares et d’échanges conditionnés aux intérêts domestiques, de réinvestir dans la technologie8, afin d’améliorer la résilience de l’Union et de ses membres face aux chocs.

L’invasion russe en Ukraine a elle aussi suscité des réponses historiques de l’Union qui marquent un «  tournant européen »  : livraison d’armes létales aux Ukrainiens via les Facilités de paix  ; large accueil des réfugiés ukrainiens dans l’Union ; sanctions économiques et politiques sans précédent contre la Russie ; décision d’augmenter de manière durable les dépenses militaires allemandes… Il convient de souligner ici le rôle joué par les autorités françaises au titre de la PFUE du premier semestre 2022, qui a constitué une opportunité de faire progresser le débat et l’agenda européens et d’affirmer l’Union européenne comme l’acteur stratégique qu’elle n’est pas encore suffisamment, notamment dans le domaine de la sécurité. Les enjeux de « puissance » ont été placés au cœur de l’agenda de cette PFUE, avec l’idée de renforcer la « capacité à agir » (terme préféré et utilisé en Allemagne – « Handlungsfähigkeit ») aux échelles régionale et mondiale pour protéger ses intérêts. 

L’évaluation de la politique européenne de la France sous le premier quinquennat d’Emmanuel Macron met dès lors en lumière un bilan positif si l’on rapporte les résultats obtenus dans ce domaine au programme énoncé lors du discours de la Sorbonne (septembre 2017) et aux priorités fixées pour la PFUE.

En matière de sécurité et de défense, le Fonds européen en matière de défense créé sous la présidence de François Hollande est entré en action, tandis que des livraisons d’armes financées par l’Union ont été décidées pendant la PFUE. Cette dernière a fait aboutir le projet de « Boussole Stratégique » lancé sous présidence allemande, tandis que «  l’initiative stratégique européenne  » initiée par Emmanuel Macron a elle aussi contribué à l’émergence d’une «  culture stratégique commune  ». En outre, dans le contexte de guerre en Ukraine, la Déclaration de Versailles9 a fixé l’objectif d’un renforcement des capacités militaires européennes, sans préciser suffisamment les objectifs visés10 (s’agit-il d’accroître les capacités nationales des États membres  ? Ou bien de renforcer les capacités partagées de l’Union européenne  ?) ni les moyens d’y parvenir. Un travail de cadrage politique s’avère encore nécessaire afin de favoriser la convergence stratégique, industrielle et politique entre les États membres de l’Union pour que le «  tournant européen  » en cours puisse déboucher sur des avancées opérationnelles concrètes11

Des avancées utiles mais moindres ont été enregistrées sur d’autres enjeux régaliens clés identifiés à la Sorbonne. À titre d’exemple, lors de la conférence de presse qu’il avait donnée en  décembre 2021 juste avant le commencement de la PFUE, le Président de la République avait mis l’accent sur les enjeux liés à la maîtrise des frontières et aux défis migratoires en affirmant sa volonté de « refonder » l’espace Schengen, de créer un mécanisme de soutien d’urgence en cas de crise et de faire progresser le paquet « asile-migration » européen autour de différents axes (travailler avec les pays d’origine et de transit  ; protéger les frontières extérieures de l’Union, harmoniser les règles en matière d’asile notamment). Or, il semble que de moindres résultats aient été obtenus sur ces sujets, constat qui témoigne de la très grande difficulté à forger des accords au niveau européen sur ces enjeux mais aussi parfois à définir des positions claires au niveau national sur ces sujets politiquement très épineux et clivants. Au total, c’est peut-être sa décision de réinstaurer des contrôles aux frontières françaises après l’attentat dans une église niçoise qui restera la plus marquante, alors qu’elle traduit l’exercice d’une souveraineté nationale bien plus qu’européenne…

Au total, c’est peut-être sa décision de réinstaurer des contrôles aux frontières françaises après l’attentat dans une église niçoise qui restera la plus marquante, alors qu’elle traduit l’exercice d’une souveraineté nationale bien plus qu’européenne…

Yves Bertoncini et Thierry Chopin

Des résultats plus tangibles ont été obtenus sur d’autres enjeux clés et concrets identifiés dès 2017, en réponse aux grands défis auxquels les Européens doivent faire face. Approfondissement de la souveraineté européenne en matière technologique avec notamment l’adoption des législations sur les marchés et les services numériques — DMA et DSA — permettant notamment de mieux réguler les géants du numérique, même si la taxe européenne sur les « GAFAM » promue par la France a finalement été transformée en taxation minimale de l’ensemble des multinationales sous l’égide de l’OCDE. Lutte contre le changement climatique sur des enjeux faisant fortement écho aux préférences collectives des Européens : mise en œuvre du pacte vert européen, insertion de clauses environnementales dans les accords commerciaux de l’Union, lancement d’un « mécanisme d’ajustement carbone » à ses frontières (CIBAM), fût-ce de manière ciblée et plus modeste que prévu. 

En matière de souveraineté économique, industrielle et monétaire, on peut relever que le « budget pour la zone euro » proposé à la Sorbonne est toujours dans les limbes, tandis qu’un débat incertain va s’engager sur la révision éventuelle du pacte de stabilité et de croissance, qui a fait la preuve de sa grande souplesse. Mais la crise pandémique a conduit au lancement d’un grand emprunt européen de 750 milliards d’euros pour financer le Plan de relance « Next Generation EU », sous l’impulsion d’Emmanuel Macron et d’Angela Merkel mais aussi de leurs partenaires méridionaux italien et espagnol. Cet accord sur le principe d’un endettement commun a des implications fondamentales en termes de solidarité mais aussi en termes de souveraineté, dès lors que la constitution d’un emprunt relève historiquement d’une prérogative politique nationale : ce n’était certes pas la première fois que les Européens empruntaient ensemble, mais bien la première fois qu’ils le faisaient avec une telle ampleur, non seulement pour prêter mais aussi pour subventionner… Il reste à engager avec efficacité l’essentiel des centaines de milliards d’euros ainsi collectés, tout en s’accordant sur les modalités du remboursement d’un tel emprunt, la création de nouvelles ressources propres promises à cette fin par le Président français demeurant à confirmer.

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Revendication traditionnelle des autorités françaises portée avec succès par Emmanuel Macron et son gouvernement, la crise pandémique aura conduit à accélérer la mise en place d’« alliances industrielles » et de « projets importants d’intérêt européen commun » dérogeant au droit de la concurrence  : ils ont vocation à dynamiser la production continentale dans des secteurs considérés comme stratégiques, tels ceux des batteries électriques et de l’hydrogène, des semi-conducteurs et des plastiques circulaires ou encore des matières premières critiques… Au même titre que le durcissement de Washington et de Pékin, la crise pandémique aura aussi favorisé l’affermissement de la politique commerciale de l’Union européenne, qui n’a pas craint de résister à l’administration Trump et s’est désormais dotée d’outils permettant de mieux déjouer l’impact des subventions étrangères et de répondre à l’instrumentalisation du commerce à des fins politiques (à la suite des sanctions chinoises contre la Lituanie),  ces évolutions-là étant aussi conformes à celles proposées par Emmanuel Macron à la Sorbonne.

Un sentiment d’appartenance renforcé, pour quelle identité commune  ? 

À la Sorbonne, à Athènes et par la suite, Emmanuel Macron a eu le grand mérite d’invoquer l’identité commune des Européens et les voies et moyens de la consolider,  les enjeux relatifs à l’« appartenance » étant l’un des trois éléments du triptyque structurant l’agenda de la PFUE.

Sur ce registre, on peut relever que de très utiles avancées opérationnelles ont pu être enregistrées entre 2017 et 2022, non seulement au niveau de l’enseignement supérieur avec la création des premières Universités européennes mais aussi avec la volonté de renforcer la dimension européenne dans l’enseignement secondaire, l’apprentissage des langues vivantes étrangères et la démocratisation de la mobilité. On peut aussi relever des avancées en matière sociale avec par exemple l’adoption d’une directive sur les salaires minimaux dans l’Union européenne et une régulation accrue du travail détaché.

Ces progrès ont pu être consolidés par les réactions unitaires à la fois ressenties et forgées par les Européens face au Brexit, au péril pandémique et à la guerre en Ukraine. La dynamique consécutive au référendum britannique a en effet bien illustré la nécessité d’identifier un dedans et un dehors12 et la manière dont l’identification d’un dehors peut permettre de renforcer la cohésion interne. Le fait que les vingt-sept gouvernements nationaux aient eu à négocier avec ce qui est devenu un pays tiers a eu pour effet de les unir davantage13. Plus récemment, le retour de la guerre aux frontières de l’Union depuis l’invasion russe en Ukraine le 24 février 2022 a suscité non seulement une vive émotion dans les opinions publiques européennes mais aussi une unité des 27 États membres conduisant à une solidarité forte ainsi qu’à un soutien politique, humanitaire et militaire à l’Ukraine inédit de la part de l’Union14. Il reste bien sûr à voir si cette unanimité se maintiendra à mesure notamment que les sanctions contre la Russie produiront des effets sur les économies des 27, notamment en matière de hausse des prix de l’énergie.

L’identité européenne renvoie aussi à l’existence d’un sentiment d’appartenance à une communauté politique civique ce qui implique une réflexion et des propositions sur ce registre.

Dans cette perspective, le combat porté par le Président de la République en faveur de l’État de droit depuis le discours de la Sorbonne apparaît logique et bienvenu  : il a notamment donné lieu à la mise en place d’un mécanisme de conditionnalité en matière de versement des fonds européens qui devrait produire ses premiers effets. Il est néanmoins souhaitable que les termes de ce débat soient clarifiés tant la confusion entre les valeurs politiques de l’État de droit et les valeurs sociétales autour du clivage entre progressistes et conservateurs est préjudiciable.

Si le Président défend un certain nombre de propositions allant dans le sens de la démocratisation de l’Union (à l’exemple de la création de listes transnationales pour les élections européennes), « en même temps », ses réserves vis-à-vis de la procédure des « Spitzenkandidaten ».

Yves Bertoncini et Thierry Chopin

Sur le registre civique, il est possible de mettre en exergue l’organisation en 2018 des « Consultations citoyennes pour l’Europe » proposées par le discours de la Sorbonne, tout en regrettant leur très faible impact politique et opérationnel. La proposition d’Emmanuel Macron d’organiser une « Conférence sur l’avenir de l’Europe » en 2021 et 2022 a donné lieu à un exercice de démocratie participative beaucoup plus ample d’un point de vue institutionnel et géographique  : ses débouchés restent cependant vagues à ce stade et pourraient s’avérer déceptifs au regard des attentes créées15

Par ailleurs, si le Président défend un certain nombre de propositions allant dans le sens de la démocratisation de l’Union (à l’exemple de la création de listes transnationales pour les élections européennes), « en même temps », ses réserves vis-à-vis de la procédure des « Spitzenkandidaten » (candidats têtes de liste proposés par les partis européens) pour le choix de la Présidente ou du Président de la Commission européenne font peser une ambiguïté persistante sur la position française en la matière, dès lors qu’il s’agit de la véritable clé d’entrée dans le processus de démocratisation de la vie politique européenne.

C’est donc plutôt en raison du contexte géopolitique créé par la crise pandémique et la guerre en Ukraine que l’Union a pu enregistrer quelques progrès en matière identitaire y compris à l’occasion de la PFUE  : c’est parce que les Européens se sont ressentis comme tels face à l’agression russe qu’ils ont pu mieux agir ensemble. De tels progrès ont pourtant été largement contrebalancés par le positionnement français à la fois traditionnel et erratique sur la question des limites géopolitiques de la construction européenne, redevenue fondamentale sous l’effet de la guerre en Ukraine, ainsi qu’à l’égard des deux enjeux diplomatiques les plus fondamentaux pour la construction européenne, à savoir la nature des relations avec les États-Unis et avec la Russie.

Tout en se voulant rassembleur et unitaire, le discours de la Sorbonne avait mis l’accent sur l’approfondissement de la construction européenne en appelant à créer des « groupes de la refondation » qu’auraient pu rejoindre les pays soucieux d’incarner une avant-garde européenne, lesquels groupes ne se sont jamais réunis… Les perspectives européennes sont toutes autres cinq ans plus tard  : alors qu’Emmanuel Macron avait axé son discours de la Sorbonne sur l’Afrique, la guerre en Ukraine a ravivé la question de l’élargissement de l’Union, la demande d’adhésion de l’Ukraine ayant été déposée dès le début du conflit par le président Zelensky, suivie par la Géorgie et la Moldavie, tandis que l’Union a accordé à l’Ukraine et à la Moldavie le statut de candidat en un temps record lors du Conseil européen des 23 et 24 juin 2022. Compte tenu de la durée des processus d’adhésion, ces circonstances historiques exceptionnelles ont conduit Emmanuel Macron à lancer au Parlement européen le 9 mai 2022 le projet de « Communauté politique européenne » (CPE)16 afin de permettre « aux nations européennes démocratiques adhérant à notre socle de valeurs de trouver un nouvel espace de coopération politique, de sécurité, de coopération en matière énergétique, de transport, d’investissements, d’infrastructures, de circulation des personnes et en particulier de nos jeunesses ».

La Communauté politique européenne ne peut fonctionner que si elle ne se transforme pas en purgatoire pour les Etats candidats qui sentent que leur entrée dans l’Union ne se fera jamais17. C’est ainsi que l’insistance d’Emmanuel Macron dans son discours du 9 mai au Parlement européen sur le fait que l’adhésion prendra des « décennies » est une maladresse. Il en va de même de sa déclaration sur le fait que la Grande-Bretagne pourrait faire partie de la Communauté politique européenne, alors même qu’elle a décidé de quitter l’Union, que tant d’autres pays voisins souhaitent ardemment rejoindre. Dans ce cas, le projet donne l’impression de négliger totalement l’objectif de l’élargissement même si le Président a changé de pied en déclarant plus clairement que la CPE n’était pas une alternative à l’adhésion. Le format de la première  réunion de la Communauté Politique Européenne organisée à Prague le 6 octobre 2022 pourrait être élargi à 44 chefs d’État et de gouvernement représentant les 27 Etats membres, les candidats à l’Union européenne des Balkans et d’Europe de l’Est, des États partageant les règles du marché européen (Islande, Norvège, Suisse), mais aussi la Grande-Bretagne et la Turquie. Si l’Union européenne s’oriente dans cette voie, la Communauté Politique Européenne risquera d’être un simple forum d’échange et de dialogue avec l’Union européenne, certes utile dans le contexte actuel, mais guère plus, et donc de rater son objectif de stabilisation géopolitique des marges orientales du continent.

La Communauté Politique Européenne ne doit par ailleurs pas être dissociée du futur élargissement de l’Union européenne. Les États membres de l’Union européenne qui refusent cette réalité se trouveront nécessairement marginalisés. L’Allemagne semble l’avoir compris comme en témoignent les propos très clairs du Chancelier Scholz dans son discours de Prague soutenant l’idée de la Communauté Politique Européenne : « Je suis favorable à l’élargissement de l’Union européenne, pour inclure les États des Balkans occidentaux, l’Ukraine, la Moldavie et à terme la Géorgie ». De son côté, en lançant le projet de la CPE, la France semblait vouloir démentir sa réputation de frilosité vis-à-vis de l’élargissement et notamment vers l’Est du continent18. Opter pour une CPE déconnectée de la perspective d’adhésion constituerait un étonnant pas en arrière, dommageable tant pour l’Europe que pour l’influence française en son sein. De ce point de vue, il reste une vraie difficulté chez les élites politico-administratives françaises à considérer que la géopolitisation de l’Union est compatible avec le projet original de la construction européenne19 et à l’expliquer d’une façon satisfaisante à une opinion publique sceptique20. Depuis la fin de la Guerre froide, l’identité française de la petite Europe «  carolingienne  » est devenue en réalité un désavantage stratégique pour la France auprès des 27, alors que la géopolitique aux marges du continent guide de plus en plus le processus de la construction européenne.

La Communauté Politique Européenne ne doit pas être dissociée du futur élargissement de l’Union européenne. Les États membres de l’Union européenne qui refusent cette réalité se trouveront nécessairement marginalisés.

Yves Bertoncini et Thierry Chopin

C’est sur le registre géopolitique et identitaire connexe des relations établies avec les États-Unis et avec la Russie que les limites de la stratégie européenne déployée depuis le discours de la Sorbonne apparaissent les plus flagrantes. Pour le dire succinctement, la guerre en Ukraine a puissamment réactivé la communauté euro-atlantique, sur le plan militaire comme sur le plan politique : comme au moment du lancement de la construction européenne, les pays du continent sont plus que jamais soudés autour du projet de conjurer les menaces venant de Moscou en profitant de la protection de Washington. Dans ce contexte, si on ne peut pas reprocher à Emmanuel Macron d’avoir voulu se distinguer de l’Amérique incarnée par Donald Trump, néanmoins ses propos sur « l’OTAN en état de mort cérébrale »21 et ses appels récurrents à « l’autonomie stratégique » vis-à-vis des États-Unis apparaissent en profond décalage avec l’état d’esprit de ses partenaires européens. De même, Emmanuel Macron avait de bonnes raisons de tendre la main à Vladimir Poutine en le recevant à Versailles au début de son premier  quinquennat ; en revanche, poursuivre ce dialogue de manière trop peu coordonnée, en dépit des réserves du Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères22, en le recevant au Fort de Brégançon n’a pu que fortement crisper nombre de capitales et de peuples de l’Union, que l’invasion russe de l’Ukraine a plus que conforté dans leurs positions. Sans doute les Européens les plus atlantistes auront-ils davantage voix au chapitre au cours des prochaines années qu’un Président français suspecté d’en revenir à un positionnement « gaullien » peu adapté aux temps nouveaux…

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Le maçon au pied du mur  : un deuxième quinquennat européen lourd de défis

Le bilan cursif de l’action européenne d’Emmanuel Macron à l’été 2022 montre d’importants progrès au regard des objectifs énoncés à la Sorbonne  : il permet de souligner qu’il est à mi-chemin à défaut d’être à mi-parcours, mais aussi qu’il a encore le temps d’enregistrer de nouvelles avancées tout en adaptant son cap à un contexte géopolitique évolutif et volatil23. La « refondation » de l’Europe pourra certes toujours attendre, mais de nouveaux approfondissements de la construction européenne pourront advenir à l’horizon 2027, si le Président de la République maintient ses ambitions en matière communautaire tout en procédant à des ajustements substantiels sur le registre discursif et en matière politique. Ces nouvelles avancées seront également tributaires de l’ampleur des ressources politiques externes et internes dont pourra bénéficier la France au niveau européen, et qui pourraient s’avérer plus limitées qu’en 2017.

La nécessité de changer de registre discursif et politique « Au commencement était le verbe…  », et après  ? 

La question de la méthode est fondamentale. Un changement de registre discursif doit permettre de faire avancer les ambitions européennes de la France de manière renouvelée : moins d’effet de style et plus d’humilité, plus de concertation en amont, plus de débats publics avec des résultats concrets. Il s’agit de faire « plus de Robert Schuman, moins de Victor Hugo »24. Il est en outre nécessaire de lever les ambiguïtés du discours français traditionnel sur l’Europe : ni mise en cause de l’indépendance nationale de la France, ni promotion des seuls intérêts français en Europe. De là découle une double exigence : faire la pédagogie en interne du projet qui est porté notamment en matière de « souveraineté européenne » pour expliquer que cela ne conduira pas à une dissolution de l’indépendance nationale française ; doubler cette première dimension d’une pédagogie à l’échelle européenne pour montrer qu’il ne s’agit pas de promouvoir des intérêts purement français ; il faut lever l’ambiguïté (au cœur de la logique de projection caractéristique du rapport de la France et des Français à l’Europe) qui pourrait laisser penser parfois chez certains de nos partenaires que le projet d’ « autonomie stratégique » viserait en réalité à rompre les dépendances européennes extérieures vis-à-vis de certaines puissances (États-Unis, Chine) pour opérer un nouveau transfert de dépendance, interne cette fois, et notamment vis-à-vis de la France. Le deuxième quinquennat européen d’Emmanuel Macron fournit ainsi une occasion de renouveler le « discours français » sur l’Europe qui est pris depuis plusieurs décennies dans une logique de « projection » (le fameux « levier d’Archimède » cher au Général de Gaulle) produisant une ambiguïté fondamentale et des effets négatifs tant à l’échelle européenne qu’en France25.

Changer de registre discursif doit aussi conduire Emmanuel Macron à mieux maîtriser ses propos et à éviter des sorties de route verbales pour le moins contreproductives. À titre d’exemple, Emmanuel Macron aura commencé son premier quinquennat en critiquant la Première Ministre polonaise de l’époque pour ses positions sur le travail détaché – ce qui est tout à fait légitime – tout en ajoutant que le « peuple polonais mérite mieux » – de quel droit a-t-il dit cela ? Il aura terminé ce même quinquennat en qualifiant l’actuel Premier ministre polonais d’« antisémite  », ce qui est factuellement non avéré et diplomatiquement plus que contreproductif… Au-delà de ses grands discours programmes, il est probable que les Européens retiendront d’abord du premier quinquennat d’Emmanuel Macron son diagnostic sur « l’Otan en état de mort cérébrale » et son appel à « ne pas humilier la Russie », deux propos qui ont choqué et braqué nombre d’acteurs clés du jeu politique européen et qui demeureront longtemps ancrés dans les esprits ainsi blessés… Quelques saillies plus ou moins calculées du Général de Gaulle sont elles aussi passées à la postérité, sauf que le Général de Gaulle était un souverainiste national, oeuvrant dans un contexte géopolitique bien différent, et qui n’affichait pas une volonté réaffirmée de faire progresser la CEE en entraînant tous ses États-membres.

La question de la méthode est fondamentale. Un changement de registre discursif doit permettre de faire avancer les ambitions européennes de la France de manière renouvelée : moins d’effet de style et plus d’humilité, plus de concertation en amont, plus de débats publics avec des résultats concrets.

Yves Bertoncini et Thierry Chopin

Revenir sur ces deux propos présidentiels emblématiques, assumés et jamais regrettés, sur l’OTAN et la Russie conduit en outre à mettre en évidence les évidentes limites d’un registre discursif à la fois intellectuel et technique, qui semble négliger et sous-estimer la dimension émotionnelle et mémorielle des enjeux. Proclamer la mort (cérébrale) de l’OTAN alors qu’elle est indispensable à la protection des Européens et se soucier de ménager la Russie au moment où ses soldats massacrent et violent en Ukraine est à cet égard extrêmement dommageable  : les peuples européens et leurs dirigeants perçoivent et façonnent l’avenir de notre continent à partir de leurs cœurs, de leurs âmes et de leurs tripes bien davantage que sur la base d’une seule analyse froide et rationnelle  : le « néo-cortex » n’est pas tout en politique, moins encore au niveau européen, il faut s’adresser davantage au cerveau « reptilien » (où siège l’instinct de survie) et au cerveau « limbique » (où siège la mémoire) afin d’entrainer les foules…

Le « gaullo-macronisme » au défi du cavalier seul 

Emmanuel Macron doit relever un deuxième défi politique majeur à l’horizon 2027, s’il souhaite vraiment donner corps à la souveraineté européenne qu’il défend, comme jadis le Général de Gaulle la souveraineté nationale. Cette souveraineté européenne se construira en effet et par nature via le partage de l’exercice des souverainetés nationales, et donc par des évolutions marquantes qui ne sont pas nécessairement compatibles avec le maintien en l’état de l’héritage gaulliste.

La volonté présidentielle de positionner la France comme une « puissance d’équilibre » et d’exercer un leadership diplomatique tous azimuts est-elle en effet compatible avec l’émergence de la politique étrangère et de sécurité commune qu’Emmanuel Macron a appelé de ses vœux à la Sorbonne ? Ne serait-ce pas à l’Europe devenir cette « puissance d’équilibre », sur la base d’initiatives certes inspirées par la France, mais dont la formulation et la conduite sont partagées ? Dans ce contexte, s’il pouvait apparaître utile de maintenir un canal de discussion avec Vladimir Poutine, avant et après son invasion de l’Ukraine, n’était-il pas contreproductif de le faire avec une telle intensité et une telle publicité, au risque de braquer à la fois les autres dirigeants de l’Union européenne et le Président ukrainien Volodymyr Zelenski, au point qu’il faille une visite présidentielle à Kiev pour que ce dernier annonce qu’il acceptait de « tourner la page » ? Légitimement choquées par la dénonciation australienne du contrat de fourniture de sous-marins français au profit de fournisseurs anglais et américains (dans le cadre de l’« Aukus »), les autorités françaises pouvaient-elle obtenir autre chose qu’un soutien officiel et formel de ses partenaires européens sans s’aviser qu’il s’agissait-là d’une démarche industrielle et diplomatique purement nationale, dans le cadre d’une stratégie « indopacifique » tout juste en voie d’européanisation ? Se sont-elles suffisamment avisées que face à la montée en puissance chinoise perçue par l’Australie et tous les pays de la région, seuls les États-Unis peuvent être considérés comme un contrepoids suffisamment puissant, et non la France ? Tout a-t-il été fait pour européaniser notre présence militaire au Mali et éviter le retrait d’une « force Barkhane » d’autant plus aisément dénoncée (à tort) comme néocoloniale qu’elle a été lancée et dirigée par notre seul pays ? Quels ont été les résultats tangibles des voyages et initiatives diplomatiques qu’Emmanuel Macron a entrepris au Liban, sans que leur coordination avec les actions de l’Union soit très visible ? N’était-il pas contreproductif d’organiser à la Celle Saint Cloud un sommet sur la Libye dont nos voisins italiens et européens se sont sentis exclus, ce que les nouveaux dirigeants italiens gardent en mémoire ? Comme de nombreuses analyses de guerre en Ukraine nous le rappellent26, l’activisme diplomatique louable d’Emmanuel Macron est souvent fondé sur une compréhension aigüe des enjeux : sa mise en scène permanente, qui rappelle parfois celle du Général de Gaulle, ne fait-elle cependant pas obstacle à une articulation intime et continue avec les acteurs européens concernés, sans laquelle l’émergence d’une « souveraineté européenne » en matière diplomatique demeurera très difficile ?

Il suffit d’analyser la portée des objectifs fixés par la Déclaration adoptée par les chefs d’État et de gouvernement réunis à Versailles27 en mars 2022 pour illustrer la difficulté de faire advenir une authentique souveraineté européenne en matière militaire, énergétique et économique afin de renforcer notre « autonomie stratégique » vis-à-vis de la Russie et du reste du monde.

Comment faire advenir une véritable « Europe de la défense » dans un pays dont le Président s’échine à se distancier ici et là des États-Unis, au moment-même où ils sont plus que jamais perçus comme les protecteurs efficaces et ultimes de notre continent  ? Comment faire progresser « l’Europe de l’armement », notamment via le projet de « système d’avion de combat du futur », sans désespérer Dassault, qui rechigne toujours à partager son savoir faire avec les industriels allemands, et qui se verrait bien produire seul un nouvel héritier national des glorieux Mirage et Rafale  ?

En matière énergétique, comment promouvoir l’unité et la souveraineté des Européens en érigeant à ce point la filière nucléaire comme une priorité politique et financière  ? Si la France est parfaitement libre de le faire pour son propre compte et pour son bien, sa croisade européenne sur ce registre suscite nombre de réserves en Europe, dès lors que les mix énergétiques de nos voisins accordent plutôt la priorité aux énergies renouvelables. La campagne française visant à inclure le nucléaire dans les investissements reconnus comme verts par la «  taxonomie  » européenne n’est-elle pas une victoire à la Pyrrhus comparable à celle qu’obtint le Général de Gaulle lorsqu’il obtint de soustraire la France aux contrôles de la Communauté européenne de l’énergie atomique (Euratom) fondée par l’autre Traité de Rome  ?

En matière économique, il est loisible de plaider pour la souveraineté alimentaire voire « protéinique » de l’Europe, mais c’est au risque de passer avant tout pour le défenseur zélé des agriculteurs français et de leurs syndicats, dont les craintes avaient poussé le Général de Gaulle a provoqué « la crise de la chaise vide » afin de conjurer les risques supposés d’un passage au vote majoritaire dans la gestion de la Politique agricole commune. Comment entraîner l’essentiel des Européens dans son sillage économique et politique en continuant à soutenir à ce point les agriculteurs nationaux face aux tentatives de verdissement proposées par la Commission européenne et contre les projets d’accords de libre-échange conclus entre l’Union d’une part, le Mercosur et la Nouvelle Zélande d’autre part  ?

En un mot, comment être crédible et efficace dans la promotion d’une souveraineté européenne en maintenant en l’état des fleurons du souverainisme gaulliste tels que les armements produits par Dassault, les centrales nucléaires pilotées par EDF et le monde agricole cogéré avec la FNSEA  ? En relevant dans ses mémoires que la construction européenne pouvait être le « levier d’Archimède de la France », le Général De Gaulle a affiché des objectifs nationaux clairs et cohérents avec son positionnement à l’égard de l’Europe  : si cette projection des intérêts français est à la fois naturelle et perceptible dans les discours plus europhiles d’Emmanuel Macron, aura-t-il la volonté et les moyens politiques de trancher les quelques nœuds gordiens nationaux qui renforcent sa crédibilité auprès de ses partenaires de l’Union européenne et favoriseront l’avènement d’une véritable souveraineté européenne  ?28

Atteindre les objectifs ambitieux fixés à la Sorbonne suppose enfin qu’Emmanuel Macron puisse disposer de ressources politiques suffisantes pour convaincre les autres acteurs européens d’aller de l’avant, ce qui est loin d’être garanti.

Yves Bertoncini et Thierry Chopin

Des ressources politiques limitées pour aller plus loin  ?

Atteindre les objectifs ambitieux fixés à la Sorbonne suppose enfin qu’Emmanuel Macron puisse disposer de ressources politiques suffisantes pour convaincre les autres acteurs européens d’aller de l’avant, ce qui est loin d’être garanti.

Sur le registre institutionnel, il ne pourra plus bénéficier du rôle de catalyseur de la récente Présidence tournante du Conseil et devra, faute de mieux, continuer à s’appuyer sur la famille politique libérale-démocrate, qui n’est que la troisième force au Conseil européen, à la Commission et au Parlement européen, mais peut jouer un rôle pivot compte tenu de son positionnement central. Il ne sera pas aidé par l’accession au pouvoir en Italie d’une coalition composée de l’extrême droite et de la droite, qui non seulement refermera la parenthèse Draghi, mais renforcera l’influence européenne de ces forces politiques, également au pouvoir en Hongrie, en Pologne et en Suède. 

Son plus grand défi sera cependant de pouvoir exercer son leadership dans une Union encore plus fragmentée qu’elle ne l’était au début de son premier quinquennat. La crise pandémique a accru le clivage politique et budgétaire entre pays du Nord présumés vertueux et pays du Sud réputés dispendieux, vers lesquels la France a lentement glissé. Surtout, la guerre en Ukraine a renforcé l’influence des pays d’Europe centrale et orientale et des pays nordiques, à la fois parce qu’ils sont en première ligne mais aussi parce qu’ils estiment avoir eu raison sur la Russie, contrairement à la France et à l’Allemagne. Il n’est pas indifférent que l’ancien Premier ministre danois et ex-Secrétaire général de l’OTAN Anders-Fogh Rasmussen fasse partie des critiques les plus vifs du positionnement d’Emmanuel Macron vis-à-vis de Poutine et de l’Ukraine29. Et il était donc d’autant plus salutaire qu’Emmanuel Macron puisse récemment utiliser la tribune de l’Assemblée générale des Nations Unis pour préciser et clarifier sa stratégie en la matière aux yeux des Européens et du monde30 – il reste à espérer qu’il les aura convaincus.

Alors que le discours de la Sorbonne s’adressait d’abord à l’Allemagne « merkélienne », aux lendemains de ses élections fédérales de septembre 2017, il s’agit désormais de rallier des pays européens beaucoup moins proches de la France, et qui ne s’accommoderont plus vraiment du leadership franco-allemand. Il s’agit aussi d’œuvrer aux côtés d’une Allemagne gouvernée par une coalition plus ou moins cohérente, largement tournée vers des défis domestiques, alors que la nouvelle donne internationale en matière énergétique, commerciale et diplomatique contraint à des ajustements particulièrement lourds et chronophages. Cette situation nouvelle pourrait être d’autant plus pénalisante alors même que l’Allemagne se trouve plus que jamais au centre de l’avenir de notre continent31, qu’elle peut sans doute encore mieux analyser et façonner que la France compte tenu de son histoire, de sa géographie, de son atlantisme traditionnel et de son poids économique.

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Dans ce contexte, il sera d’autant plus délicat de faire progresser les ambitions françaises en matière européenne que notre crédibilité nationale ne s’est guère accrue depuis 2017. Exemple emblématique  : alors qu’Emmanuel Macron a débuté son premier quinquennat en annonçant que le budget français serait à l’équilibre en 2022, il a lancé son second en annonçant que la France reviendrait sous les 3 % de déficit en 2027, ce sur quoi bien peu parieraient à Bruxelles et ailleurs… Si la France a amélioré un peu sa situation économique et sociale entre 2017 et 2022, elle reste engluée dans le dernier tiers voire le dernier quart du classement européen en matière de finances publiques, de commerce extérieur, de croissance et même de chômage, tout en se rapprochant de la moyenne européenne en termes de PIB/habitant32. De même, si la France a pu obtenir le lancement de nombreuses initiatives industrielles européennes très bienvenues, elle ne pourra indéfiniment entraîner ses partenaires dans une croisade visant à leur « réindustrialisation » ou à des « relocalisations »33, dès lors que la «  désindustrialisation  » dont souffre la France ne les concerne pas pleinement et a des racines d’abord nationales34. Il en va de même des réticences françaises à l’égard de la politique commerciale européenne, qui se veut désormais plus « durable » et « ferme » tout en demeurant « ouverte »35, et dont l’évolution ne pourra à elle seule limiter un déficit commercial national qui a dépassé les 100 milliards d’euros annuel courant 2022, dans une Union en excédent commercial global, comme la plupart de ses États-membres. Que dire enfin des doutes apparus quant aux capacités françaises à honorer ses promesses de livraison d’armes à l’Ukraine, alors qu’elle restera perçue comme le leader européen en la matière aussi longtemps que les investissements massifs annoncés par l’Allemagne n’auront pas produit leurs effets  ? Ces faiblesses hexagonales continueront à entretenir les doutes de ses partenaires européens à l’égard de la France et des pouvoirs de son Président à améliorer sa situation après un quinquennat marqué par une « crise des gilets jaunes » largement endogène, alors qu’il ne peut désormais s’appuyer que sur une majorité relative à l’Assemblée nationale.

Car c’est aussi en fonction de l’ampleur des ressources politiques dont il dispose sur le plan intérieur qu’Emmanuel Macron pourra projeter efficacement ses ambitions au niveau européen. Il dispose à cet égard de deux atouts  : la grande liberté institutionnelle que lui confère ses prérogatives présidentielles en matière de politique européenne et étrangère, alors que ses homologues du Conseil européen sont sujets à un contrôle parlementaire souvent très strict, ainsi que la liberté politique liée au fait qu’il ne peut chercher à être réélu en 2027. Au registre des handicaps, le Président de la République pourra continuer à pâtir de ses relations présumées défiantes avec le Ministère de l’Europe et des Affaires  et étrangères, qu’il est allé jusqu’à mettre publiquement en accusation à l’été 2020 en pointant les résistances de «  l’Etat profond  » face à sa stratégie d’ouverture vis-à-vis de Poutine. De même, la nomination de 5 secrétaires d’État ou ministres des Affaires européennes en 5 ans fait obstacle à un travail approfondi de débat et de pédagogie sur l’Europe en France. 

Alors que le discours de la Sorbonne s’adressait d’abord à l’Allemagne « merkélienne », aux lendemains de ses élections fédérales de septembre 2017, il s’agit désormais de rallier des pays européens beaucoup moins proches de la France, et qui ne s’accommoderont plus vraiment du leadership franco-allemand.

Yves Bertoncini et Thierry Chopin

Cette situation est d’autant plus regrettable qu’Emmanuel Macron aura à soumettre nombre de décisions européennes à l’accord formel de l’Assemblée nationale, notamment afin de transposer les directives de portée législative, d’approuver les accords commerciaux «  mixtes  » conclus par l’Union européenne, de valider la contribution financière française au budget communautaire ou encore de ratifier les Traités d’approfondissement et d’adhésion, autant de sujets et d’enjeux d’autant plus sensibles en ces temps de majorité relative et en amont des élections européennes de mai 2024. Au-delà même de l’Assemblée nationale, le Président français se trouve face à un paysage politique national qui évoque celui ayant conduit au rejet parlementaire du projet de « Communauté européenne de défense » en 1954, sur la base d’une coalition entre souverainistes de droite (les gaullistes de l’époque), communistes et socialistes désorientés… La plus récente enquête eurobaromètre disponible fait directement écho à cette situation inconfortable, en classant l’opinion publique française comme la plus eurosceptique des 2736  : l’europhobie, c’est-à-dire la volonté de quitter l’Union, ne fait certes plus recette en France, y compris grâce à la victoire éclatante d’Emmanuel Macron contre Marine Le Pen en 2017 et à sa réélection en 2022  ; mais la confiance en l’Union y est particulièrement faible, dans un pays où les partis eurosceptiques et radicaux de gauche et de droite ont tiré parti du positionnement central du Président et peuvent d’autant plus façonner les débats sur la construction européenne.

Du texte au contexte

Ouvert par l’hymne à la joie, puis le discours de la Sorbonne, le premier quinquennat d’Emmanuel Macron lui aura permis d’énoncer et de préciser à loisir sa vision ambitieuse de la construction européenne, mais aussi d’engranger nombre de succès notables en matière normative et diplomatique. Plusieurs de ces avancées sont largement dues au contexte pandémique et guerrier ayant marqué la deuxième partie du quinquennat (au premier chef le Plan de relance «  Next Generation EU  » et la livraison européenne d’armes à l’Ukraine), mais aussi à l’habilité avec laquelle le Président français aura su faire avancer la mise en œuvre de son agenda initial.

Enregistrer de nouveaux progrès au cours des cinq prochaines années suppose dès lors de bien faire la part entre ce qui relève de la prescience et la constance intellectuelles et politiques du Président et ce qui découle des circonstances inattendues et globalement favorables à la promotion de la souveraineté et de l’identité européennes évoquée à la Sorbonne. Cette distinction est d’autant plus essentielle que le contexte géopolitique sur lequel s’ouvre le deuxième quinquennat est fort différent de celui de 2017  : il ne s’agit plus aujourd’hui de faire face au Brexit ni de s’accommoder de Donald Trump, mais à l’invasion russe de l’Ukraine, au raidissement chinois et aux risques de stagflation ou de récession. C’est donc davantage sur l’air de « l’hymne à la peur » que la construction européenne est appelée à évoluer, cette dernière en appelant à des instincts et à des réflexes que de grands discours-programme peineront à mobiliser.

Il serait donc salutaire que le Président de la République et les autorités françaises puissent analyser avec acuité les facteurs ayant permis à la France de faire progresser ses ambitions au cours des dernières années, les limites et obstacles auquel elle s’est heurtée, ainsi que l’impact des changements tectoniques engendrés par la guerre russo-ukrainienne. Plus elles feront preuve d’humilité et de résipiscence, plus les autorités françaises pourront prendre toute leur part dans cette analyse, sans succomber à l’illusion que l’agenda de l’Union ne saurait être autre chose qu’un écho plus ou moins fidèle aux diagnostics et propositions qu’elles n’ont cessé de formuler. Nul n’est prophète en son continent  : mieux vaudra délaisser le costume du grand architecte surplombant et endosser celui du maçon dévoué afin de construire l’Europe souveraine et unie que le discours de la Sorbonne appelle lyriquement de ses vœux.

Si le contexte géopolitique actuel semble entrer en résonnance avec la vision française de la construction européenne, cette dernière ne saurait par nature être une « France en plus grand »  : c’est sur cette ligne de crête que doit continuer à s’engager l’hôte de l’Élysée et tous ceux qui veulent œuvrer en faveur de l’Union plus forte, plus solidaire et plus démocratique dont nous avons plus que jamais besoin pour faire face aux grands défis de l’heure.

Sources
  1. Emmanuel Macron, «  Initiative pour l’Europe. Pour une Europe souveraine, unie, démocratique  », discours prononcé à La Sorbonne, 26 septembre 2017 https://www.elysee.fr/front/pdf/elysee-module-795-fr.pdf
  2. La présente contribution prolonge et actualise celle esquissée à mi-quinquennat dans Yves Bertoncini et Thierry Chopin, «  Macron l’Européen  : de l’hymne à la joie à l’embarras des choix  », Le Débat, 2020/1 n°208, 2019.
  3. Sur la vision européenne d’Olfa Sholz, voir la version intégrale de son discours prononcé à l’Université Charles à Prague le 29 août 2022, traduite et commenté sur le site du Grand Continent  : https://legrandcontinent.eu/fr/2022/08/29/discours-de-prague-comprendre-le-tournant-de-scholz-sur-lunion/
  4. Dans cette perspective, voir aussi Shahin Vallée, “Why Macron’s European Policy Keeps Failing”, Foreign Policy, August 2022.
  5. Thierry Chopin et Jean-François Jamet, «  Comment répondre aux attentes des Européens  ?  », Commentaire, n°155, Automne 2016, p. 503-512  ; et Thierry Chopin, «  Défendre l’Europe pour défendre la vraie souveraineté  », Institut Jacques-Delors-Fondation Robert Schuman, avril 2017
  6. Voir aussi Clément Beaune, «  L’Europe, par-delà le Covid-19  », Politique étrangère, IFRI, Automne 2020, p. 9-29.
  7. Luuk van Middelaar, Le réveil géopolitique de l’Europe, Editions du Collège de France, 2022  ; et du même auteur Pandemonium. Europe’s Covid Crisis, Columbia University Press, 2022.
  8. Jean-François Jamet, «  L’Europe au défi de la souveraineté technologique  », La Revue des juristes de Sciences Po, n°22, Mars 2022, p. 60-64.
  9. Les 10 et 11 mars 2022, les Chefs d’État et de gouvernement des Etats membres de l’UE se sont réunis à Versailles et ont adopté une déclaration sur l’agression russe contre l’Ukraine, ainsi que sur le renforcement des capacités de défense, la réduction de la dépendance énergétique et la construction d’une base économique plus solide – https://presidence-francaise.consilium.europa.eu/media/x0wf4oy3/20220311-versailles-declaration-fr.pdf
  10. Voir Samuel H. Faure, «  Une politique du «  gentle reminder  »  : le bilan de Versailles en 10 points  », Le Grand Continent, mars 2022
  11. Cf. Yves Bertoncini, «  Europe de la défense  : des critères pour une convergence  !  », Euractiv, 10 mars 2022 – –http://yvesbertoncini.eu/developpement/europe-de-la-defense-la-necessite-de-criteres-de-convergence-y-compris-pour-la-france/
  12. Voir sur ce point les travaux de Michel Foucher, L’obsession des frontières, Perrin, 2007 ; et du même auteur, Le retour des frontières, Editions du CNRS, 2e édition, 2020.
  13. Cf. Thierry Chopin et Christian Lequesne, “Disintegration Reversed : Brexit and the Cohesiveness of the EU27”, Journal of Contemporary European Studies, 29 (3), 2021, p. 419-431.
  14. Les enquêtes d’opinion les plus récentes mettent en évidence une hausse de la confiance vis-à-vis de l’UE dont la réponse à l’invasion de l’Ukraine par la Russie et les politiques énergétiques recueillent un fort soutien, la France faisant cependant exception (voir §-3.3.). Cf. Eurobaromètre Standard 97, Septembre 2022 – https://europa.eu/eurobarometer/surveys/detail/2693
  15. Voir le site de la Conférence sur le futur de l’Europe pour un inventaire des propositions formulées et des suites données – https://futureu.europa.eu/?locale=fr
  16. Cf. Thierry Chopin, Lukas Macek, Sébastien Maillard, «  La communauté politique européenne. Nouvel arrimage à l’Union européenne  », Institut Jacques Delors, mai 2022 – https://institutdelors.eu/wp-content/uploads/2022/05/PB_220517_La-Communaute-politique-europeenne-nouvel-arrimage-a-lUE_Chopin_Macek_Maillard_FR.pdf  ; voir aussi, dans une autre perspective, Franz C. Mayer, Jean Pisani-Ferry, Daniela Schwarzer et Shahin Vallée, «  Une feuille de route pour la Communauté politique européenne  », Le Grand Continent, septembre 2022 –  https://legrandcontinent.eu/fr/2022/09/22/une-feuille-de-route-pour-la-communaute-politique-europeenne/
  17. Thierry Chopin et Christian Lequesne, « L’Union européenne dans un continent en guerre », Politique étrangère, IFRI, Automne 2022.
  18. Sur cet enjeu voir Joseph de Wech, «  Europe Needs Macron to Overcome his Fetishisms  », Internationale Politik Quarterly, septembre 2022 https://ip-quarterly.com/en/europe-needs-macron-overcome-his-fetishisms
  19. Christian Lequesne, La France dans la nouvelle Europe. Assumer le changement d’échelle, Presses de Sciences Po, 2008.
  20. Bruno Cautrès, Thierry Chopin, Emmanuel Rivière, «  Un euroscepticisme à la française. Entre défiance et ambivalence  », Rapport n°119/2, Sciences Po – CEVIPOF, Institut Jacques Delors, Kantar Public, Décembre 2021 –  https://institutdelors.eu/wp-content/uploads/2021/11/Dec21_R119.2_EuroscepticismeFrancais_Cautres_Chopin_Riviere_FR_VDef.pdf
  21. Entretien avec Emmanuel Macron publié par The Economist le 7 novembre 2019.
  22. Sur ce sujet voir par exemple Clément Beaune, « L’Europe, par-delà le Covid-19 », op. cit.
  23. Sur la nécessité d’adapter pleinement la stratégie européenne de la France au nouveau contexte géopolitique, voir Michel Duclos, «  Diplomatie – Emmanuel Macron et Olaf Scholz sont dans un bateau…  », Institut Montaigne, Septembre 2022 https://www.institutmontaigne.org/analyses/diplomatie-emmanuel-macron-et-olaf-scholz-sont-dans-un-bateau
  24. Une Europe pour aujourd’hui et pour demain. Souveraineté, solidarités, identité commune, rapport remis à Clément Beaune, secrétaire d’Etat chargé des Affaires européennes, par le comité de réflexion et de proposition pour la présidence française du Conseil de l’Union européenne présidé par Thierry Chopin, La documentation française, 2022 – https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/284512.pdf
  25. Sur cet enjeu central, voir Yves Bertoncini et Thierry Chopin, « La « FrancEurope » 70 ans après la déclaration Schuman : projet commun ou projection nationale ? », Le Grand Continent, mai 2020 – https://legrandcontinent.eu/fr/2020/05/08/franceurope-declaration-schuman-chopin-bertoncini/
  26. Voir par exemple Un Président, l’Europe et la guerre, Documentaire (110 min – Juin 2022) – Réalisation Guy Lagache https://www.francetelevisions.fr/et-vous/notre-tele/a-ne-pas-manquer/un-president-leurope-et-la-guerre-12479
  27. Voir la «  Déclaration de Versailles  » des 10 et 11 mars 2022, op. cit.
  28. Sur cet enjeu central, voir Yves Bertoncini et Thierry Chopin, «  La «  FrancEurope  » 70 ans après la déclaration Schuman  : projet commun ou projection nationale  ?  », op. cit.
  29. Voir Anders-Fogh Rasmussen, «  Emmanuel Macron a nui à l’Ukraine et l’a affaiblie  » Entretien avec Slim Allagui, Le Point, Septembre 2022  : https://www.lepoint.fr/monde/anders-fogh-rasmussen-emmanuel-macron-a-nui-a-l-ukraine-et-l-a-affaiblie-23-09-2022-2491015_24.php
  30. Voir le discours du Président de la République devant l’Assemblée Générale de l’ONU, 20 septembre 2022 https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2022/09/20/discours-du-president-de-la-republique-devant-lassemblee-generale-de-lorganisation-des-nations-unies
  31. Sur la position centrale de l’Allemagne en Europe, voir Michel Duclos, « Diplomatie – Emmanuel Macron et Olaf Scholz sont dans un bateau…  », op.cit.
  32. Pour des données comparatives sur les situations économiques et sociales des Etats membres de l’UE, voir l’agence statistique de l’UE – https://ec.europa.eu/eurostat/fr/
  33. Sur ce sujet, voir Yves Bertoncini, «  Relocaliser en France avec l’Europe  », Fondapol, 2020
  34. Sur ces enjeux, voir Nicolas Dufourcq, La désindustrialisation de la France, 1995-2015, Odile Jacob, 2022
  35. Voir Commission européenne Une politique commerciale ouverte, durable et ferme, 2021 –  https://trade.ec.europa.eu/doclib/docs/2021/april/tradoc_159543.0270_FR_04.pdf
  36. Selon l’eurobaromètre publiée en juillet 2022, l’opinion publique française est dernière en termes de confiance dans l’Union européenne, avec seulement 34 % de confiance, contre 49 % en moyenne européenne (17 des 27 pays de l’UE affichant un score supérieur ou égal à cette moyenne)  ; elle est avant dernière (après la Grèce) s’agissant de l’image de l’UE, qui n’est positive que pour 50 % des Français (contre 65 % pour l’ensemble des Européens) voir https://europa.eu/eurobarometer/surveys/detail/2693